Roger Grobert & José D'Arrigo, Zampa
BiographieTrue crime
490 pages
a paru le 7 février 2023
ISBN 978-2-3588-7951-4
Roger Grobert & José D'Arrigo

Zampa

Le dernier parrain marseillais
BiographieTrue crime
490 pages a paru le 7 février 2023 ISBN 978-2-3588-7951-4
BiographieTrue crime
490 pages a paru le 7 février 2023 ISBN 978-2-3588-7951-4

Ce livre raconte l’histoire d’une des plus grandes figures du milieu marseillais des années 1960 à 1984. Il est le fidèle miroir d’une époque où le grand banditisme était puissamment structuré sous les ordres d’un chef, d’un « parrain ». Ce « parrain » c’était Gaétan Zampa, dit Tany, dit « Le Grand ». De ses débuts dans le quartier de la Cayolle dans les années cinquante à sa fin mystérieuse dans sa cellule des Baumettes en 1984, voici le récit de l’ascension au firmament et de la chute de Zampa, dans une ville où la pègre fait partie du décor. Liens troubles avec le pouvoir politique, mainmise sur les cabarets, bordels, casinos clandestins, règlements de comptes, bras de fer avec les Guerini ou Francis « Le Belge », épisodes sanglants, croisade du Juge Michel contre le caïd... Cette biographie retrace le destin hors-norme du dernier grand parrain de Marseille.

  • Roger Grobert est né à Marseille, "sa" ville, où il a dirigé plusieurs entreprises et côtoyé les membres du milieu.
    José D’Arrigo est journaliste professionnel depuis le 1er février 1973. Il a été le correspondant général du Figaro et du Dauphiné à Marseille, mais aussi de Nice Matin et de plusieurs journaux suisses. Aujourd’hui journaliste indépendant, il est également auteur de plusieurs ouvrages.
  • Ce passionnant ouvrage, qui se dévore comme un polar, nous raconte l’irrésistible ascension, et la chute fatale, du dernier parrain de la French Connection.
  • CHAPITRE I :

    La malédiction de mars


    C’était un samedi. Le samedi 18 mars 1933. Marseille s’étirait langoureusement et les premiers rayons de soleil inondaient le quartier Saint-Lazare. La rue Mathieu-Stilatti, rebaptisée « Traverse des Napolitains », derrière la gare Saint-Charles, n’était pas très animée. Il régnait ce jour-là une douceur particulière, celle qui imprègne l’atmosphère lorsque l’hiver s’achève et que les prémices du printemps annoncent des jours meilleurs. Les premiers levés, en veste de jean et casquette vissée sur la tête, vont chercher le Petit Marseillais ou Marseille-Matin au kiosque le plus proche, boulevard National, tandis que le vitrier ambulant arpente les rues en criant « Vi-trier, vi-trier ! » et que la vendeuse d’escargots chante à tue-tête : « A l’aïgo soun les limaçouns, y en a des gros et des pitchouns ! »
    C’est le Marseille de l’entre-deux guerres. Insouciant, désinvolte, débrouillard. Pourquoi s’en faire ? A Genève, il n’est question que de désarmement, ainsi qu’en atteste la Une du Petit Marseillais. En page trois, un journaliste de la locale de Marseille, Louis Sabarin, se sent l’âme poétique :
    « Ces journées d’avant printemps, écrit-il, sont parmi les plus exquises qu’on puisse vivre à Marseille. La jeune saison n’est point arrivée encore mais on en savoure déjà l’heureuse influence dans l’air léger et la douceur ensoleillée qui est, en plein mars, comme la préface au décor d’avril renaissant. Aussi aperçoit-on en de nombreux points de la ville des ribambelles d’enfants jouant sous les yeux attendris des mamans. »
    Dans les bars du quartier, les Marseillais s’apostrophent avec vigueur en buvant leur café noir ou leur noisette dans des petits verres ballons Duralex :
    « Alors, Loule, bien dormi cette nuit ? Et la minotte, ça va mieux ? »
    « Et toi, Cissou, elle est toujours pas revenue ta gonzesse ? Elle t’a plaqué comme une vieille estrasse, hè, fada que t’y es ? »
    On trinque à la santé de l’OM qui doit jouer le lendemain contre le Cercle Athlétique Parisien, le CA Paris, le Paris Saint-Germain de l’époque. Les noms des olympiens d’alors ne nous disent plus grand-chose aujourd’hui : Alle, Trees, Conchy, Charbit, Pritchard, Rabih, Durand, Eisenhoffer, Caïels, Alcazar, le terrible avant-centre qui ouvrit ensuite un magasin de chaussures rue Saint-Ferréol.
    On parle de tout et de rien. On fait les bazarettes . Le boulevard National est envahi de charretons poussés par des costauds vêtus de simples Marcel, un mouchoir noué autour du cou. Ils vont entreposer leurs marchandises dans les renfermages de La Plaine ou du Cours Julien.
    Quelques vagabonds sont sagement assis sur les bancs publics mais il ne leur viendrait pas à l’idée de quémander de l’argent. Ils attendent qu’un « Monsieur » vienne leur faire discrètement l’aumône d’un sandwich. Dans le dédale des rues du quartier règne une joyeuse pagaille et le gardien de la paix chargé de mettre un peu d’ordre dans la circulation se fait allègrement rabrouer par les habitués parce qu’il est déjà « empégué ». Il est vrai que tout le monde lui paye à boire et il ne sait pas refuser, peuchère !
    Sur le trottoir, des vendeuses étalent leurs fruits et légumes. Les partisanes en robes noires marchent en se dandinant entre les mannes de salades et les cageots d’endives.
    « Vé mes laitues comme elles sont belles ! Dix sous pour vous, Monsieur Jacques, mais uniquement parce que c’est vous… »
    « Et si je te prends tout le lot, tu m’arranges ma nine ? Cinq sous et je t’envoie le charreton… »
    Pour mieux persuader la matrone, « Monsieur Jacques » n’hésite pas à plonger ses mains dans l’opulente poitrine de la dame et à la « chasper » jusqu’à ce qu’elle cède en lui roulant des yeux de merlan frit.
    Au coin de la rue de Versailles et de la rue Pottier, une vieille dame vend à l’encan des billets de la loterie nationale. On parle, on chante, on crie, on s’interpelle, on bavarde, on tchache dans un sabir italo-marseillais. On n’a pas un rond mais on est joyeux. A l’Idéal Bar , on s’interroge sur le mystérieux noctambule qui a tiré des coups de feu sur le train de marchandises numéro 38 82 à la hauteur des Aygalades. C’est sûrement un « macaroni » qui a fait le coup. Le commissaire Grégoire, affecté à la gare Saint-Charles, serait sur le point d’identifier le coupable. C’est un bon flic. La preuve, c’est qu’il a arrêté en flagrant délit un gaga qui s’était emparé du tour de cou en or d’une fillette de trois ans. Le Petit Marseillais évoque une indélicatesse commise par un notable marseillais Maître Paul Cyprien-Fabre, beau-père du directeur de Marseille-Matin qui aurait touché indûment un chèque de quatre millions deux cent mille francs de la Compagnie Générale Transatlantique .
    C’est le célèbre avocat Maître De Moro Giafferi qui sera chargé de la défense de « Monsieur Paul » au tribunal.
    Le spécialiste des affaires judiciaires signale l’arrivée d’un nouveau juge d’instruction curieusement nommé « M. Ducup de Saint-Paul ». Pas de…bol pour les voyous !
    Un autre journaliste fait l’éloge de François Massabo, fondateur de l’asile de nuit de la rue de Forbin, qui va célébrer ses noces de diamant, c’est à dire ses soixante ans d’existence. L’asile a déjà hospitalisé 513 552 sans logis et soixante seize ans plus tard…il est toujours ouvert ! Le maire de Marseille, Jean-Claude Gaudin, s’y rend chaque année à Noël depuis …cinquante ans !
    Les Marseillais adorent le cinéma. Ils ont le choix des salles pour s’évader : le Rialto, le Rex, l’Odéon, le Capitole, le Pathé-Palace, le Majestic, l’Eldorado, le Régent.
    Au 48 de la traverse des Napolitains, personne ne songe à sortir au ciné. Personne ne songe à galéjer ou à blaguer. Au rez-de-chaussée, les voisines sont sens dessus dessous : Lucie Lande, la femme de Mathieu Zampa, vient d’accoucher. Elles entourent le médecin du quartier qui transpire à grosses gouttes et se lave les mains dans une bassine d’eau froide.
    « C’est un garçon, un beau garçon de 3,3 kg. Il s’appelle Gaétan », annonce-t-il en souriant.
    Gaétan Zampa vient de naître à Marseille à deux jours du printemps. Ce n’est pas un événement. On n’en parlera ni dans le Petit Marseillais ni dans Marseille-Matin. Le père Mathieu est très heureux au fond d’avoir un fils après avoir eu Josette, l’aînée de la famille deux ans auparavant. Il est très fier, mais il semble agacé. Comme si quelque chose le contrariait et qu’il ne pût en faire la confidence à personne…
    Mathieu, comme tous les Napolitains, est très superstitieux. Or, en Campanie, le mois de mars est considéré comme le mois des fous, des « pazzo », des jobards, des gagas. Mathieu ne veut point que le berceau de Gaétan soit frappé d’une méchante malédiction.
    Pour conjurer le mauvais sort, c’est décidé, il va un peu tricher avec les services de l’état civil et ne déclarera son fils à la mairie que le 1er avril 1933 !
    Durant treize jours, du 18 mars jusqu’au 1er avril, bébé Gaétan n’aura aucune existence légale. Ce qui revient à dire que le beau Gaétan venait à peine de naître qu’il était déjà en cavale ! C’est précisément durant sa première quinzaine de vie, soigneusement caché des autorités civiles et policières, qu’il a dû prendre sa résolution de devenir un marginal. Et il a appris très vite le métier de voyou dans les règles de l’art : premier « bébé-voyou » de l’histoire, Gaétan Zampa est devenu au fil des ans l’une des plus grandes figures de la pègre française !

    Une enfance turbulente
    La « malédiction de mars » pèsera sur les épaules de Gaétan Zampa durant toute sa vie. Il sera toujours obsédé par la maladie et comme habité par le pressentiment d’une destinée funeste. Ce tourment intime le conduira à tous les défis, toutes les bravades, toutes les hardiesses, toutes les audaces. Comme si Gaétan avait décidé une fois pour toutes qu’il serait plus fort que ce maudit 18 mars et qu’il pourrait goûter aux douceurs du meilleur avril…
    Pour exorciser ses craintes et chasser ses démons, Gaétan Zampa va devenir très turbulent. Avec sa petite sœur Olga, née juste un an après lui, ils vont faire les quatre cents coups dans le quartier de Saint-Mauront. Ils inventent le jeu de la « carriole », une simple planche à roulettes sur laquelle ils dévalent à plat ventre les rues les plus pentues du quartier.
    Ils se grisent de vitesse, inconscients du danger. Et soudain, ce qui devait arriver arriva : le petit Gaétan déboule à tombeau ouvert sur un carrefour au moment où surgit un trente tonnes. Les passants ferment les yeux et hurlent : « Mamma mia ! Le petit va passer sous les roues ! »
    Eh bien pas du tout. Gaétan est passé sous le camion mais il s’est ratatiné sur lui-même, il a plaqué sa tête contre la carriole et il est ressorti triomphant de l’autre côté, sans une égratignure. « Tany » se souviendra toute sa vie de la raclée mémorable que Lucie, sa maman, lui infligera ce soir-là à l’aide d’un martinet. « Porca Madone, jura-t-elle en le tabassant, mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour avoir un fils pareil ! Tu as le diable dans le ventre Tany ! » Le miraculé se rappellera de la correction mais il ne pourra pas non plus s’empêcher de penser qu’il a été plus malin que le gros camion !
    Gaétan va à l’école communale. En mars ( !) 1940, le mauvais sort va se rappeler à son bon souvenir : le petit Tany se désaltère à une fontaine dont l’eau est malsaine et il contracte la typhoïde : fièvres, douleurs, sueurs, délires. Mathieu, son père, va faire brûler des cierges à Saint-Antoine : « San Antonio proteggi mio figlio ! » implore-t-il. Lucie prie à genoux la Bonne Mère . Tany n’a que sept ans. Il s’en sort de justesse et restera affligé d’un bégaiement qui suscitera les lazzi de ses camarades. Des humiliations répétées qui renforceront sa volonté farouche de conjurer les malheurs liés à tort ou à raison au mois de mars et à ceux qui prétendent s’affranchir de son influence.
    Le climat aussi devient malsain pour les Italiens de Marseille. Les Allemands, associés aux soldats italiens, bombardent la ville et l’on relèvera une centaine de morts dans le quartier de Saint-Mauront. Mathieu décide de mettre toute sa famille à l’abri à l’extérieur de Marseille : il achète un petit terrain dans la pinède, en pleine verdure, sur les contreforts de Marseilleveyre, quartier de la Cayolle, à deux pas des Baumettes.
    A l’époque, la Cayolle est un havre de paix, une oasis de campagne perdue au sud de la ville et qui surplombe la prison des Baumettes. Mathieu a une nouvelle adresse : 13 Boulevard des Deux-Canards. 13 comme Marseille. 13 reste raide. Et le présage lointain des Trois Canards, le fameux bar de Pigalle où Tany fera son apprentissage de voyou avec les plus beaux mecs de la capitale. Tout se passe comme si Tany faisait tout pour éloigner la malédiction et que la destinée lui rappelle inlassablement la superstition macabre qui s’attache aux natifs du mois de mars, ceux qui vivent sur une planète peuplée d’ombres et de volcans qui ne s’éteignent jamais.
    C’est là, dans ce quartier isolé de la ville, que Tany va apprendre à se débrouiller seul, à traquer les rouges-gorges avec son lance-pierres, à cueillir des champignons comestibles, à ramasser des sarments de vignes pour le feu et à construire une cabane où il abritera sa sœur Olga, la cabane du rocher gris, nichée au cœur de la colline. Tany le chétif devient Tany le costaud des épinettes. Ironie du sort : il contemple souvent la prison des Baumettes où il voit déambuler les prisonniers en promenade.
    Il ne le sait pas encore, mais il finira son existence à l’endroit même où il l’a commencée : aux Baumettes !
    Plus Tany grandit, plus il s’enhardit. Avec ses copains, c’est à celui qui épatera la galerie. Chacun mesure ses capacités de résistance et défie ses peurs. Au « rocher gris », ils s’amusent à se brûler les paumes des mains avec une cigarette incandescente : le gagnant est celui qui tient le plus longtemps possible sans retirer sa main…
    Autre jeu inventé par Tany Zampa : celui du marteau. Gaétan assène un violent coup de poing sur la main plaquée au sol de son partenaire et celui-ci doit s’abstenir de crier ou d’esquisser le moindre geste. S’il retire prestement sa main, suprême insulte, il se fait traiter de « gonzesse ». La nuit venue, Gaétan et son copain Gaby Regazzi aiment se balader dans les parages du cimetière Saint-Pierre, comme s’ils voulaient s’imprégner des fantômes du passé et affronter la mort évanescente à mains nues. Ils viennent traquer les « feux follets », ces flammes fugitives qui serpentent, dit-on, sur les tombes. Pour éprouver leur cran, ils courent à tour de rôle du nord au sud à travers les stèles éclairées par la lune. Ils crèvent de peur mais se gardent bien de le montrer. Ils veulent se persuader qu’ils sont des durs, des hommes, des vrais, et que rien ne pourra jamais les atteindre.
    Même pas la mort puisqu’ils sont capables de la regarder en face !
    Mais le jeu n’a qu’un temps. Très tôt, Gaétan Zampa va devoir assumer un rôle de chef de famille. Son père Mathieu fréquente de drôles de personnages : des gens tirés à quatre épingles, vêtus d’un costume impeccable, d’un gilet à rayures et de chaussures bi-colores étincelantes. Grâce à l’appui de Carbone et Spirito, les deux caïds de Marseille liés au premier adjoint au maire Simon Sabiani, Mathieu a ouvert son premier bar place Marceau, Le Petit Cabaret, où défilent ces messieurs et leurs gagneuses. La mairie ferme les yeux sur tous les trafics dans lesquels trempe Mathieu car il sait, le cas échéant, faire respecter son clan politique : en passant devant un bar du Vieux-Port où se tient une réunion publique à la gloire de Henri Tasso, l’adversaire de son candidat, il ne supporte pas le chœur des militants qui scandent :
    « Tasso à la mairie, Sabiani à la voirie ! »
    Il surgit dans l’établissement avec son flingue, tire en l’air, fait mettre les braillards tout nus et leur fait chanter le refrain inverse :
    « Sabiani à la mairie, Tasso à la voirie ! »
    Inculpé de proxénétisme aggravé et d’infractions à la législation sur les jeux, Mathieu va devoir abandonner son beau costard de flanelle pour revêtir le pyjama infamant des bagnards. Il est condamné à dix ans de travaux forcés et dix ans d’interdiction de séjour sur le territoire national. Une fois purgée sa peine auprès de « Papillon », l’imposteur qui s’appropriera son histoire, Mathieu va s’installer à Dakar où il ne tardera pas à « se refaire » en ouvrant les plus beaux bordels de l’Afrique de l’ouest !
    Il deviendra rapidement un des principaux artisans de ce qu’on appellera la traite des blanches, celle des putes exportées de France et mises au tapin par les amis corses et marseillais de Mathieu le bagnard. Pendant ce temps, le petit Tany, âgé de quinze ans à peine, doit songer à apporter à la « mamma Lucia », Louchilla, de quoi nourrir ses sœurs. Il ne peut pas se contenter des quatre poulets qui caquètent dans le poulailler. C’est décidé. Il va interrompre ses études et devenir, lui aussi, un marginal, dans le sillage de son père Mathieu. Les sous, il va aller se les chercher. Seul. Comme un grand…

    Zampa « le grand » : le flambeur
    « Oh Tanouche, hier soir j’ai fait un poker à La Plaine avec un mezzabotti de flambeur qui se fait appeler Tany. Fais gaffe à ce qu’il te prenne pas ta place ce clown ! »
    Gaby Regazzi préfère adopter le ton de la plaisanterie avec son ami Tany Zampa. Il connaît sa nervosité à fleur de peau et se méfie de ses réactions impulsives, parfois explosives.
    « Qui c’est ce mec, répond Zampa, viens, je vais lui montrer comment je m’appelle… »
    Flanqué de son fidèle lieutenant Gaby Regazzi, Gaétan quitte son fief de la Pointe-Rouge. Il se met au volant de son AC.Cobra 427 , le seul cabriolet sport susceptible d’atteindre les 260 km/h et de battre les Ferrari. Il fait ronfler son moteur de 485 chevaux et se dirige vers La Plaine en passant par le Prado, Castellane, le boulevard Baille et la rue de Lodi dans une sorte de déflagration monstrueuse qui fait sursauter le quartier aussi sûrement qu’un concert de rap.
    Les initiés du bar de la Plaine, accoudés au comptoir, reconnaissent aussitôt le bruit infernal de la Cobra 427 rouge de « Monsieur Tany ». C’est bien simple. Il n’y a qu’une voiture de ce calibre à Marseille. L’autre, à Paris, appartient à un certain Georges Pompidou…
    « C’est Tany qui débarque ! » soufflent les flambeurs en s’écartant pour le laisser passer. Au fond du tripot, le petit joueur de poker qui, lui aussi, se fait appeler « Tany » n’en mène pas large. Il se liquéfie sur place lorsque Gaétan Zampa l’interpelle.
    « Tu t’appelles Tany, je m’appelle Tany. Y en a un des deux qui doit changer de prénom. Et ce sera pas moi, capiché ? » lui lance Zampa.
    « Ou…oui, Monsieur Tany, bredouille le mezzabotti, je vais changer de…de suite, je sais même plus comment je m’appelle ni qui m’a mis au monde… »
    En voyant surgir « Monsieur Tany », la petite frappe a cru que sa dernière heure avait sonné. Il est vrai que le ton de Zampa était sans réplique possible. Si l’on n’était pas avec lui, on était contre lui. Et être contre Zampa, c’était risquer sa vie au premier carrefour.
    Dans le Marseille des années soixante dix, Zampa venait d’asseoir son autorité en imposant son surnom, celui de Tany. Avertis de la leçon de vocabulaire donnée par le caïd de la pègre marseillaise au petit flambeur de la Plaine, les voyous ont vite fait la distinction : le joueur de poker serait « le petit Tany », quant à Zampa, numéro un incontesté du milieu marseillais, on l’appellerait « Tany Le Grand ».
    Au fil du temps, « Tany le Grand » est devenu « Le Grand » et tout le monde aujourd’hui a oublié celui qui fut son éphémère homonyme, obligé de changer de prénom sous peine de correction définitive de… son état-civil .
    Gaétan, c’était le fils de Mathieu Zampa, dit « Mathieu le Bagnard », lui-même fils de Gaetano, lui même fils de Matteo : ainsi se perpétue de père en fils la tradition italienne. Le premier fils de Gaétan Zampa s’appelle d’ailleurs Mathieu, comme son grand-père, et son neveu se prénomme aussi Gaétan.
    « Le Grand », ce n’était pas une référence à sa silhouette élancée mais un moyen très simple d’éviter de citer son prénom et d’alerter ainsi les « zonzons », c’est à dire les grandes oreilles de la police. Tous les grands de la pègre ont un surnom : « Le Mat » ( le fou) pour Jacques Imbert, « Le Vieux » (Roland Cassone), « Le Gros » (André Cermolacce), « L’Anguille » (Tony Cossu), « Yeux Bleus » (Jean-Claude Kella), « Le Belge » (Francis Vanverberghe), « Le toréador » (Jo Lomini), « Le diable » (Jo Pianelli) , « Le Noir » (Robert Sagna), « Le Chinois » (Raymond Mihière), « Nique » (Dominique Venturi) et non pas « Nick » comme le croient certains exégètes du banditisme qui lisent trop de romans américains…
    Ils essaient ainsi de ne pas salir le nom de leur famille et de se rendre méconnaissables, donc insaisissables, mais ça ne marche pas toujours. Et puis il y a toutes les demi-pointures, les « bras cassés », le tout-venant de la pègre qui voudraient bien « avoir l’air mais n’ont pas l’air du tout ». Ceux-là sont fascinés par l’aura des caïds et évoquent le nom du « Grand » avec une crainte révérencieuse, comme s’ils voulaient s’assurer une certaine protection en laissant supposer qu’ils font partie de la famille. Tany Zampa a eu souvent maille à partir avec des gens qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam et qui se réclamaient de son clan.
    Ces « embrouilles » sont d’autant plus mal vécues que Tany est un hyper-nerveux. Il n’admet pas qu’on lui tienne tête.
    « Ou tu es avec moi ou tu es contre moi », dit-il en bégayant aux téméraires qui oseraient l’affronter. Il a fait sienne la devise du président américain Franklin Roosevelt : avec lui, « ce qui est dit est dit ». Pas besoin de répéter mille fois les choses. Une parole est une parole. Ils sont nombreux, très nombreux, ceux qui ont fini le nez dans le caniveau pour avoir oublié une seule fois dans leur existence la sentence de Zampa : « parole donnée, parole tenue, sinon… »
    Zampa réglait ses comptes comme un homme après avoir annoncé la couleur, son colt à la main, sans bavure, chirurgicalement. Rien à voir avec les sauvages qui n’hésitent pas à tirer dans le tas ou ceux qui usent de sévices dignes de la Gestapo. Par exemple, les assassins du jeune monte-en-l’air Claude Mandroyan, qui avait eu l’audace de cambrioler la villa de l’ex-parrain corse de Marseille, Antoine Guérini, La Calenzana, à Saint-Julien à Marseille (12eme), durant les obsèques du caïd à Calenzana , lui avaient brisé les os et les dents, ils lui avaient crevé les yeux, l’avaient émasculé à vif et l’avaient achevé de dizaines de balles dans le corps avant d’empaler sa dépouille sur les rochers du cap…Canaille à Cassis !
    « Ce n’était plus un homme, c’était un pantin désarticulé », confie un ancien de la « Crime » qui a découvert le corps exposé comme un trophée dans la rocaille pour qu’on connaisse la sanction des Guérini envers les traîtres.
    Autre exemple : celui de « Cissou de Sébastopol », découpé vivant à la tronçonneuse dans les collines de Saint-Antoine par son ex-ami d’enfance « petit Jo » Pianelli, dit « Le Diable », pour un différend de quatre sous…
    Gaétan Zampa lui aussi pouvait devenir très violent si on lui tenait tête. Mais il n’avait aucun point commun avec ces équarrisseurs qui jouissent en charcutant leurs proies. Il avait un trop grand respect de la vie pour carboniser un cadavre comme le font les voyous d’aujourd’hui pour retarder son identification. Comme le dieu Janus, il avait deux faces : il était généreux et féroce, croyant et méfiant, ombrageux et attentif. Le patron, c’était lui. Et basta.
    C’était lui qui dirigeait les trafics et réglait les conflits, mais il vivait en marge de la pègre. Son monde à lui, ce n’était pas celui des voyous, comme se l’imaginent ceux qui ne l’ont pas connu. C’était celui des « affaires », du « business », c’était sa mère à laquelle il vouait une véritable vénération et qu’il venait voir en catimini, pour ne pas être repéré, en haut de la traverse Prat dans le 8 ème. Son monde à lui, c’était sa femme Christiane qu’il adorait, ses fils, sa fille, sa famille, et basta.
    Un jour, il a fait cette confidence étonnante à un de ses amis d’enfance qui le conduisait dans une station alpine – Praloup - où il était sûr de ne rencontrer « ni pédés ni condés » :
    « Tu vois, j’ai les moyens de m’arrêter, j’aimerais sortir de ce bordel, avoir la vie de monsieur tout le monde, mais si j’arrête, c’est la mort assurée pour moi et ceux qui m’entourent. A partir d’un certain stade, c’est toi ou les autres… »
    Oui, Zampa était souvent mélancolique. Il aurait rêvé d’une autre vie. Peut-être celle d’un chef d’entreprise, sans tâches, qui gagne sa vie à la sueur de son front et rentre chez lui tous les soirs sans risquer de se faire descendre par un rival pressé de lui ravir son fauteuil de parrain.
    Oui, Zampa avait souvent le spleen d’une autre existence où, pour avancer, on fait davantage usage de son talent d’entrepreneur et du respect des lois que de son 38 Spécial 2 pouces…
    Le problème du « Grand », c’est qu’il est né là-dedans, avec un père proxénète, un beau voyou qui jouait les grands seigneurs en Afrique et ne s’occupait guère de ses familles à Marseille. Oui, « ses » familles car Mathieu le pistachier avait eu une liaison avec la jolie Jeanne Toci, deux mois seulement après son mariage et que le petit Jeannot Toci, demi-frère de Tany était né de cette union illégitime le 24 juillet 1933, quatre mois après Tany.
    Lorsque Gaétan Zampa est mort, le 16 août 1984, à l’âge de 51 ans, dans des conditions qui n’ont jamais été vraiment élucidées, le fourgon mortuaire stationné devant le domicile du caïd, résidence Flotte à Marseille dans le 8 ème, sur les hauteurs de la rue Wulfran Puget, juste au dessus de la résidence officielle du…préfet de police, était orné de centaines de gerbes de fleurs multicolores et d’une banderole immense sur laquelle on pouvait lire :
    « Le Grand tu as été, le Grand tu resteras ».
    Quelques années plus tard, la police marseillaise a arrêté le mezzabotti, « Petit Tany », pour escroquerie et l’a placé en garde à vue :
    « Quel est ton nom ? » lui a demandé l’inspecteur de permanence.
    « Moi ? Je n’ai pas de nom, ni de surnom, et je n’en aurai jamais. Par contre si vous voulez, je peux vous donner l’heure… »
    « Le Grand » était mort mais sa légende était toujours vivante dans l’âme de Marseille.