Serena Gentilhomme, Le Bourreau du pape
BiographieRomansRécit
192 pages
a paru le 7 avril 2022
ISBN 978-2-3588-7860-9
Dos carré cousu
Serena Gentilhomme

Le Bourreau du pape

Confessions de Mastro Titta 1779-1869
BiographieRomansRécit
192 pages a paru le 7 avril 2022 ISBN 978-2-3588-7860-9
Dos carré cousu
BiographieRomansRécit
192 pages a paru le 7 avril 2022 ISBN 978-2-3588-7860-9
Dos carré cousu

De 1796 à sa mort, Giovanni Battista Bugatti, devenu légendaire sous le nom de Mastro Titta, rendit cinq cent seize «Justices» pour le Vatican, torturant et exécutant sur la place publique, au nom du Pape. De ce bourreau passionné par son art et porté par sa foi, il ne nous est resté que peu de choses. Quelques lignes de description de Charles Dickens et Lord Byron qui assistèrent au spectacle, le catalogue de ses exécutions commentées de sa main et des mémoires, fictives, publiées sous la forme de feuilleton dans la presse à sensation du XIXe siècle. Spécialiste de la culture italienne, passionnée par le monde du crime, Serena Gentilhomme reprend ces sources diverses pour nous livrer les mémoires apocryphes du bourreau légendaire.

  • Maître de conférence de littérature italienne à l’Université de Besançon, Serena Gentilhomme est née en Italie.
    • Serena Gentilhomme, Ce que ça fait de tuer
  • Revue de presse
    Le style est enlevé, les échanges entre les deux hommes souvent drôles et les anecdotes numérotées sont aussi l’occasion de retracer en filigrane quelques pans d’Histoire de la proto-nation italienne.
    Un livre-Ovni à l’humour joyeusement noir.   La chronique complète
    Une sorte de télé-réalité avant l’heure mais version sanglante.
    Un roman immersif qui fait sourire, âmes sensibles prière de ne pas s’abstenir !
    Un ouvrage également remarqué qui semble mêler ses deux passions pour l’histoire de son pays d’origine et pour le morbide.
    Le sourire retroussé comme le fil d’une hache et le regard aussi pétillant qu’un verre de Prosecco, celle qui a appris à lire dans La Divine Comédie de Dante a manifestement pris à l’écriture le même plaisir qu’éprouve le lecteur de son nouvel opus.
    C’est délicieux, drôle et historiquement passionnant.
  • téléchargez l’extrait

    Quis fuit ille? Qui fut-il ?

    Le bourreau tenait la tête de sa victime par les cheveux, l’exhibant au peuple. Dès qu’il l’eut montrée aux quatre coins de l’échafaud, il la planta sur un piquet : c’était une petite tache blanche, sur laquelle les mouches pouvaient se poser. Ses yeux étaient tournés vers le haut, comme s’ils regardaient le crucifix. Toute couleur humaine l’avait abandonnée. Elle était grise, froide, livide, cireuse, comme le corps, qu’on emporta aussitôt. La lame fut nettoyée, l’échafaud démonté, l’odieux attirail démantelé. Le bourreau était un détestable hors-la-loi – quelle ironie de la Justice ! – qui, pendant toute sa vie, n’osa pas traverser le pont Saint-Ange, si ce n’est pour effectuer son travail. Celui-ci expédié, il alla se retirer dans sa tanière. Son spectacle était terminé.

    Le touriste qui, lors de son passage à Rome, avait cherché des sensations fortes et les avait trouvées était un Anglais, et pas n’importe lequel : Charles Dickens qui, dans ses Pictures of Italy (1846), relate ainsi le « spectacle » auquel il assista le 8 mars 1845, via dei Cerchi. La tête appartenait à un certain Giovanni Vagnarelli, 26 ans, marié, paysan et coupable d’avoir détroussé et tué une dame de qualité, Anna Cotten Bavarese. Presque trente ans plus tôt, le 19 mai 1817, un autre Britannique célèbre, Lord Byron, avait assisté à la décapitation de trois condamnés – Giovanni Francesco Trani, Felice Rocchi et Felice De Simoni –, comme on peut le lire dans une lettre adressée à John Murray, son éditeur :

    La cérémonie, avec ses prêtres masqués, ses bourreaux à moitié nus, ses criminels aux yeux bandés, son Christ noir avec son étendard, son échafaud, sa garde militaire, le bruit sec et rapide de la hache qui tombe, l’apparence spectrale des têtes exposées, voilà qui est autrement plus impressionnant que le vulgaire, grossier et sale new drop et l’agonie canine infligée aux victimes des verdicts anglais.

    Contrairement à son compatriote, Byron montre une certaine attraction pour la « cérémonie » qui avait dû faire vibrer sa veine sombre et qui aurait peut-être stimulé l’imagination de sa colocataire préférée, Mary Shelley… Toutefois, ces deux récits ont un point commun : ils n’évoquent pas le nom de l’exécuteur, lequel, n’en déplaise à l’auteur d’Oliver Twist, était tout sauf un hors-la-loi, détestable ou pas. C’était un probe fonctionnaire qui aurait sans aucun doute osé traverser le pont Saint-Ange, si seulement il en avait eu le droit. Mais, dans l’État Vatican d’avant l’unification d’Italie, la législation était péremptoire : boia non passa ponte, le bourreau ne traverse pas le pont – sauf pour aller accomplir sa mission, bien sûr. Entre deux justices, comme on les appelait à l’époque, le fidèle serviteur du Pape Roi devait se tenir coi dans son échoppe de vendeur de parapluies, au milieu d’autres commerces miteux du malodorant Borgo Pio : la loi papale était la même pour tout le monde, même si on s’appelle Giovanni Battista Bugatti et qu’on est devenu une légende vivante, sous le sobriquet de Mastro Titta – un surnom étendu à tous les bourreaux.

    Il mourut nonagénaire dans son commerce de couverture le 18 juin 1869.

    Dix-sept ans plus tard, le florentin Alessandro Ademollo (1826-1891), journaliste, critique de théâtre, érudit et glaneur de curiosités historiques, publia, chez l’éditeur Lapi (Città di Castello, 1886), le carnet de Giovanni Battista Bugatti, avec cette présentation : Ce fut un bourreau modèle, un artiste vraiment digne du théâtre dans lequel il était appelé à agir. Bugatti joua son rôle pendant soixante-huit ans et il déploya son identique habileté dans toutes sortes de supplice : le bris des os, le dépeçage, la potence et la guillotine. Dans son carnet, il avait annoté la liste de ses justices, s’élevant au nombre de 516, ou, plutôt, de 514 : en effet, un condamné fut fusillé et un autre pendu et dépecé par l’aide de Mastro Titta, Vincenzo Balducci, qui le seconda à partir de 1850 et qui fut son successeur de 1865 à 1870. Précisons tout de suite que le palmarès de Balducci est loin d’être aussi impressionnant que celui de son patron : juste douze exécutions à son actif. Elles auraient dû être treize, mais celle du 23 mai 1866 fut annulée pour des raisons techniques : le condamné à la guillotine, Antonio di Giuseppe, avait bien pris place sous le couperet, mais celui-ci se bloqua. Compatissante, la foule implora la grâce et l’obtint : le public n’était plus ce qu’il avait été à la belle époque de Mastro Titta, quand les décapitations à la hache et/ou les pendaisons artisanales – ces dernières suivies du dépeçage post-mortem – justifiaient le déplacement.

    La publication d’Ademollo parut sous le titre Les Notes de Mastro Titta, bourreau romain. Ses supplices et ses suppliciés. Les Justices exécutées par Gio. Batt. Bugatti et par son successeur, 1796-1870. Son éditeur la présenta comme une œuvre incontournable en matière d’histoire criminelle et pénale de l’État Vatican, mais la lecture d’un catalogue n’a jamais rien eu de passionnant. Donc, ce ne fut pas la laborieuse transcription d’Ademollo qui rendit à Mastro Titta sa célébrité : celle-ci explosa en 1891, quand l’éditeur turinois Edoardo Perino (1845-1895) prit l’initiative d’introduire à Rome la publication de feuilletons, diffusés par les crieurs de journaux à cinq centimes. Parmi les nombreux best-sellers ainsi édités, un surtout fit le buzz, sous le titre de Mastro Titta, le bourreau de Rome : les mémoires d’un exécuteur des hautes œuvres écrits par lui-même.

    Ça sent le fake à plein nez, et c’en est un. Son auteur serait – le conditionnel est de mise, au vu des incompatibilités stylistiques entre les différentes parties – Ernesto Mezzabotta, journaliste (1852-1901). Grâce à lui et à son équipe, les très factuelles informations de Mastro Titta se transformèrent en torrentiels récits de sang et de sexe. À l’époque du Grand Guignol, le lectorat en voulait pour ses cinq centimes, et il en avait, quand il découvrait, chaque semaine, des rebondissements aux titres suggestifs : Le Délire dans la terreur, Les dernières étreintes après l’assassinat, Une orgie dans l’hôtel particulier du Cardinal. On en passe et des plus sulfureux, dont l’écriture indigeste assommerait le plus indulgent des bibliophiles, ce qui n’empêche pas, de nos jours, la réédition régulière de ces Mémoires faisant supposer que Mastro Titta était là, dans des alcôves, baignant dans le stupre et dans le crime, alors qu’il ne pouvait quitter la rive droite du Tibre – sans compter que Bugatti n’était pas un homme de lettres, mais de chiffres : pour preuve, la précision obsessionnelle de son calepin, récupéré par Ademollo en des circonstances que nous ne connaîtrons jamais.

    Signalons que la première partie de l’œuvre, rédigée vraisemblablement avant les diktats d’un public friand de galipettes, est beaucoup plus intéressante, car elle privilégie le descriptif des exécutions, avec, à la clé, le profil psychologique des différents condamnés, dont l’attitude se modifie au fil des mutations historiques d’une Italie en pleine tourmente, avant son unification du 20 septembre 1870 : un événement auquel Mastro Titta, mort quinze mois plus tôt, échappa de peu, heureusement pour lui. S’il avait tenu jusque-là, il y a fort à parier que la chute du pouvoir temporel du Pape et la suppression de la peine de mort dans l’État Vatican l’auraient définitivement achevé.

    Mais saurons-nous, un jour, qui fut vraiment Mastro Titta ?

    Hormis sa date de décès, nous connaissons celle de sa naissance, le 6 mars 1779 à Senigallia, dans les Marches : l’une des régions les plus secrètes d’Italie, caressée par les vagues de l’Adriatique et couronnée par les monts Sibyllins, qui portent bien leur nom, car la civilisation picena, d’avant la conquête romaine, est encore plus mystérieuse et indéchiffrable que l’étrusque. Asservis et vaincus, les originaires des Marches prirent leur revanche tardive, mais gratifiante, sur leurs envahisseurs : à l’époque de Mastro Titta ces, taciturnes et discrets provinciaux remplissaient les rangs des fonctionnaires les plus redoutés de Rome : les percepteurs d’impôts. Parallèlement à cette catégorie, une corporation d’artisans moins propres sur eux provenait des Marches et de sa région contiguë, l’Ombrie : celle des norcinai, des bouchers abatteurs, castrateurs et équarrisseurs de porcs. Avec son statut de bourreau officiel du Pape, Bugatti cumulait ainsi les deux fleurons professionnels de sa province natale… Cela dit, nous ne savons absolument rien sur sa famille d’origine. Chose sûre, il n’était pas issu d’une dynastie d’exécuteurs, comme un Sanson ou un Deibler : cette tradition professionnelle transmise de père en fils n’a jamais existé en Italie.

    De même, nous n’avons aucun portrait de ce person­­nage légendaire. Les rares gravures qui nous le montrent à l’œuvre ne nous livrent aucune information significative quant à son aspect physique : ses traits pourraient être ceux de n’importe qui. Reste sa panoplie conservée au Museo Criminologico – musée du Crime – via del Gonfalone, à Rome, où, à côté de ses outils préférés, trône le manteau rouge à grande capuche qu’il revêtait lors de ses justices : le rideau d’un théâtre d’ombres, dans les replis duquel peuvent s’inscrire tous les fantasmes – donc, grand ouvert à tous les apocryphes.

    Et Quis es ? en est un, qui s’assume et dit son nom.

    Basé sur certains chapitres des Mémoires, ou librement inspiré d’autres, ce dialogue imaginaire entre un pénitent impénitent et l’énigmatique confesseur de son ultime nuit est la plongée dans la conscience d’un moribond qui, voyant défiler les images de son existence en fuite, étale, avec complaisance, celles qu’il considère comme ses qualités majeures de citoyen modèle : la méfiance envers les étrangers, la misogynie, les refus de toutes les forces novatrices – qu’elles soient politiques ou artistiques –, bref, le conformisme absolu, qui trouve sa plus néfaste expression dans l’obéissance aveugle au pouvoir. Dérivant sur la vague obscure qui sépare la vie de la mort, le vieillard à la mémoire immédiate défaillante insiste sur sa bonne foi qui l’a mené à l’abolition de son libre arbitre, sans se douter que le sommeil de sa raison a fait pire que produire des monstres…

    Il l’a métamorphosé en monstre.

    Serena Gentilhomme, Besançon, mars 2021

    Rome, 2, venelle du Campanile, quelques instants après les vêpres du 17 juin 1869

    – Qui êtes-vous ?

    – Dom Ignatio Gianati, de la Compagnie de Jésus, le nouveau curé de Santa Maria in Traspontina. Je me suis déjà présenté il y a trois jours, à l’occasion des…

    – Où est Dom Salvo Malevolti ?

    – Il repose dans la paix du Seigneur.

    – Première nouvelle !

    – Pas tout à fait, si vous permettez : j’allais vous dire que je me suis présenté à vous lors de ses obsèques, auxquelles vous avez assisté.

    – C’est que vous ne m’avez pas laissé un souvenir impérissable. Puis, comment êtes-vous entré chez moi ?

    – Votre successeur, Vincenzo Balducci, a dit que je pouvais…

    – Ah, celui-là ! Encore une de ses initiatives. Bon, puisque vous êtes là, restez.

    Dans une pièce aux murs couverts d’innombrables ex-voto en argent bruni stagne la lueur d’une journée interminable, harcelée par le sirocco. La pâleur ensanglantée d’un grand crucifix à la tête enveloppée dans une étoffe noire pend au-dessus d’un lit monacal, sur lequel est allongé un petit vieillard aux yeux aussi perçants que des éclats d’obsidienne. Ses vastes mains noueuses invitent le visiteur à s’approcher.

    – Votre physionomie ne me dit rien qui vaille, votre nom non plus. Je vous ne connais pas.

    – Moi, si. D’ailleurs, qui ne vous connaît pas ? Vous êtes une célébrité, et je considère ce remplacement comme un grand honneur.

    – Je n’ai aucune envie de me confesser à un parfait inconnu.

    – Je peux me retirer, si vous le préférez.

    – Non !

    La voix arrogante du vieil homme vibre soudain d’une appréhension que son visiteur s’empresse d’apaiser :

    – Je ne partirai que si vous me l’ordonnez. Faites-moi confiance.

    – Ce n’est pas gagné : votre allure est trop désinvolte, trop juvénile. Ça me gêne autant que votre voix blanche et que votre accent. Étranger ?

    – Je ne suis pas né à Rome, mais j’y vis depuis toujours. Quant à ma voix, j’avoue que j’ai subi la petite opération infligée aux futurs sopranistes.

    – Quoi ? Admet-on les castrats dans les ordres, maintenant ? Quelle époque.

    – Pour mon bonheur, Son Éminence le cardinal Rivarola – que Dieu ait son âme – me prit sous son auguste protection, estimant que je ferais un piètre chanteur, mais un excellent curé.

    L’évocation de Rivarola galvanise le nonagénaire Giovanni Battista Bugatti, mieux connu comme Mastro Titta. Assis sur son lit, il déclame :

    – Deux cent soixante-six, deux cent soixante-sept, deux cent soixante-huit et deux cent soixante-neuf !

    – Plaît-il ?

    – Ces chiffres correspondent aux quatre scélérats instigateurs de l’attentat contre le cardinal Rivarola. Ne m’obligez pas à les nommer, je n’ai aucune envie de me salir la bouche avec ça. Je les pendis à Ravenne, le 13 mai 1828. Une exécution exemplaire, qui me laissa pourtant un très mauvais souvenir.

    – Voulez-vous en parler ?

    – Pas maintenant, je ne suis pas d’humeur.

    – À votre aise… Mais, dites, numérotez-vous toujours vos, vos… ?

    – Mes patients, oui ! Sans oublier de préciser la date, le lieu de leur justice et presque toujours la nature de leur crime.

    – Incroyable !

    – Si vous ne me croyez pas, allez chercher là-dedans.

    L’inconnu va ouvrir une armoire dont l’intérieur dégage, en plus corsé, le même relent d’encens et d’eau croupie qui flotte dans la chambre. Aux cintres sont suspendus quelques modestes vêtements : au milieu de leur grisaille explose l’écarlate d’un manteau à capuche.

    – Vous êtes en train d’admirer mon uniforme de cérémonie, n’est-ce pas ? Ah oui, ça me donnait fière allure, mais nous ne sommes pas là pour causer chiffons. Regardez plutôt l’étagère du haut, il y a un gros registre, prenez-le : il contient toute ma carrière, de 1796 à 1864, l’année où on m’a forcé à prendre ma retraite et condamné à moisir d’ennui, attendant une mort qui ne vient jamais. Asseyez-vous à mon chevet : ma confesse peut commencer et risque de durer longtemps, même si ma conscience est plus que tranquille. Finalement, le fait que vous avez été le protégé du cardinal Rivarola – ce saint homme – m’inspire une certaine bienveillance.

    – Vous m’en voyez honoré.

    – Trêve de bavardages. Ouvrez le registre à la première page. Lisez.

    Nicola Gentilucci, pendu et dépecé à Foligno, le 22 mars 1796, pour avoir tué un prêtre, un cocher et détroussé deux moines

    – Comme je suis très fier de ma première justice, je tiens à vous la raconter par le menu. Et ne m’interrompez pas trop souvent : votre voix me hérisse.

    – Désolé, mais, en tant que confesseur, il faudra que je vous pose beaucoup de questions.

    – Tant pis. De quoi parlions-nous ?

    – De votre première justice.

    – Dès mon arrivée à Foligno, je fus confronté aux premières difficultés de mon métier, car, comme il arrive souvent en province, je ne trouvai personne disposé à me vendre le bois nécessaire au dressage de ma potence. Donc je dus, nuitamment, aller défoncer la porte d’une échoppe pour m’en procurer. Mais je ne me décourageai pas pour autant et, après quatre heures de travail acharné, je préparai ma bonne potence et les quatre marches qui me servaient pour y accéder. À deux heures de la nuit, aussitôt mon travail accompli, je me précipitai dans la salle du capitaine de Justice, où le criminel entendrait l’annonce officielle de son exécution. Je m’inclinai devant la compagnie des Pénitents blancs, qui, cagoulés et alignés en double rang, attendaient le condamné, censé entrer par la porte opposée, devant laquelle on avait suspendu un grand crucifix, identique à celui que vous voyez au-dessus de mon lit. Mon patient se fit désirer trop longtemps à mon goût… Enfin, des coups ébranlèrent la porte et Nicola Gentilucci entra, poussé par une nuée de sbires. Menotté, rasé de près, revêtu d’une chemise et d’un pantalon immaculés, il avança dans l’immense espace, lançant des œillades apeurées autour de lui. Un vague sourire pétrifiait ses lèvres. À un certain moment, son regard chercha à croiser le mien, sans y réussir, car j’étais concentré sur la partie la plus révélatrice du corps humain.

    – À savoir ?

    – L’encolure : son affinité avec celle de tel ou de tel autre animal permet de deviner la véritable nature du sujet et son attitude lors du supplice. Tout au long de ma carrière, un seul coup d’œil au cou de mon patient m’a suffi pour que je sache, avec certitude, s’il va mourir comme un porc, comme un veau, comme un chien ou comme un rat – j’en passe et des plus nuisibles. Grâce à quoi, j’ai pu prendre mes dispositions dans certains cas difficiles.

    – Intéressante théorie.

    – Non. Simple pratique ayant fait ses preuves. Par ailleurs, dites-vous bien qu’une agonie effrayante et douloureuse transforme nos gémissements en feulements bestiaux, et les cris des animaux en complaintes humaines. Mais… Où en étions-nous ?

    – Au cou de Gentilucci.

    – Il était fin et soyeux, comme celui des agneaux que j’avais égorgés, par dizaines, dans l’abattoir de mon père. Du coup, je me sentis rassuré : mon premier patient serait aussi docile que ces bêtes sacrifiées aux saintes Pâques… Et, en effet, dès que le barigel lui tendit le papier signifiant sa condamnation, il murmura un remerciement et, quand les mots fatidiques furent prononcés – Nicola Gentilucci, ta sentence de mort sera exécutée demain au petit matin – il se serait affalé par terre, si son confesseur et ses consolateurs ne l’avaient soutenu. On le transporta dans une salle voisine et on l’allongea par terre, sur un matelas, où il se mit à pleurer. Je restai à son chevet jusqu’au moment où il s’endormit, puis, moi-même étant épuisé, je courus me coucher sur un tas de paille et de chiffons, en bas de mon échafaud. Enroulé dans mon manteau, je récitai mes prières du soir, auxquelles j’associai une supplication spéciale pour l’âme de Gentilucci. En cette nuit de mars, il faisait encore très froid en Ombrie – et pourtant, jamais je n’ai aussi bien dormi que cette nuit-là, sur mon paillasson gelé, devant lequel brûlaient quelques branches ramassées dans les champs voisins : la certitude que, désormais, je serais l’instrument de la Volonté Divine, me chauffa plus qu’un brasier.

    – Et l’exécution, comment se déroula-t-elle ?

    – Dans la religieuse solennité qui s’est perdue, depuis l’introduction de la maudite guillotine, ce colifichet à mécréants. Deux heures avant l’aube, on réveilla le condamné pour qu’il assistât à la messe. Il écouta son confesseur qui lui donna l’absolution et l’indulgence spéciale in articulo mortis que Sa Sainteté accorde en de pareilles circonstances. Après sa confesse et sa communion, ses consolateurs lui apportèrent son dernier repas. Gentilucci mangea, but et me parut apaisé, du moins telle fut l’impression qu’il me laissa. Moi-même, je venais de me confesser et de communier, dans la Cathédrale de Saint-Félicien, suppliant Dieu et le Saint Martyr patron de la ville où j’officiais pour qu’Ils me donnent la fermeté indispensable à la mise à mort de l’assassin qui n’avait pas encore remarqué ma présence. Des bribes de conversation parvenaient à mon oreille :

    Mon Père, j’eusse souhaité que mon voyage fût différé d’un demi-siècle…

    Mon fils, songe que ton bonheur éternel sera immédiat. In Nomine Patris…

    Sur ce, je sortis de l’ombre et, me découvrant avec le plus grand respect, j’offris une pièce de monnaie à Gentilucci, conformément au rituel, pour qu’il fît célébrer une messe pour son âme. Ensuite, après avoir remis mon chapeau, j’attachai ses mains et ses bras très solidement, enserrant, par derrière, les bouts des cordes dans mes mains, afin que tout mouvement lui fût impossible.

    – Aviez-vous appris l’art des nœuds dans l’abattoir de votre père ?

    – Oui, mais je fus aussi à meilleure école. Pour revenir à Gentilucci, je revois encore le moment où la Confrérie de la Mort ouvrit le cortège. Une bure revêtait les Confrères, dont le visage était couvert. Ils psalmodiaient les tristes versets du Miserere. Ensuite venaient les Pénitents bleus et, en dernière position, les Pénitents blancs, auxquels la place d’honneur avait été réservée : ils chantaient le même psaume, eux aussi, les uns à la suite des autres, pour ne pas s’interrompre : quand les uns chantaient, les autres se taisaient. Aux Confréries succédèrent les chefs de Justice des villes avoisinantes et leurs sbires en haut uniforme, suivis de mon patient, assujetti par les bouts de corde noués par moi-même… À ce moment-là, je dus vaincre une terrible tentation.

    – Laquelle ?

    – Celle d’orgueil. Malgré mes efforts pour rester humble, je rayonnais de fierté, en cet instant de gloire suprême. Certes, j’étais très jeune, mais cela n’excuse en rien cet égarement qui perdura quand, arrivé sur l’esplanade où son exécution devait avoir lieu, Nicola Gentilucci fut emmené devant un petit autel érigé face à la potence. Il y récita son ultime prière et, quand il se releva, je le conduisis vers l’échafaud à reculons.

    – Étiez-vous dans le même état d’esprit ?

    – Non : à ce moment-là, j’étais concentré sur la complexité de ma tâche : pas question que je rate ma mission, mon directeur spirituel ne me l’aurait pas pardonné. J’entourai le cou du condamné de deux cordes : la première, plus grosse et plus lente, dite de secours, est censée servir en cas de cassure de la dénommée mortelle. Entre-temps, le confesseur et les consolateurs murmuraient leurs apaisants propos. D’autres confrères, agenouillés, récitaient le Pater noster et l’Ave Maria. Mon patient leur répondait, je guettais ses réponses et, dès qu’il eût prononcé son dernier Amen, je le lançai dans le vide par un coup magistral et montai sur ses épaules, l’étranglant et faisant exécuter plusieurs élégantes pirouettes à sa dépouille. Un murmure d’admiration s’éleva de la foule. Après avoir décroché le cadavre, je le décapitai au moyen d’une hachette, fixai sa tête sur une pique et la plantai en face du public. Ensuite, j’ouvris la poitrine et l’abdomen, dont je pendis les quartiers aux quatre coins de l’échafaud.

    – Quel âge aviez-vous ?

    – Dix-sept ans et aucun état d’âme. J’ai toujours cru que tout pécheur doit expier et j’ai toujours estimé conforme aux préceptes de la raison et aux critères de la justice le fait que quiconque tue doit être tué. Un délinquant n’est qu’un membre pourri de la société, laquelle finirait par se corrompre si on ne le supprimait point. Êtes-vous d’accord ?

    – Cela se tient.

    – Je ne vous le fais pas dire. N’amputons-nous pas une main ou un pied affligé d’une plaie inguérissable, pour empêcher que notre corps tout entier se gangrène ? Ainsi faut-il procéder avec les criminels.

    – Et maintenant, si vos forces vous le permettaient, recommenceriez-vous vos exploits ?

    – Sans aucune hésitation. Quand, enfin, la mort me rendra au Créateur et que je me présenterai à Son suprême et redoutable tribunal, je n’éprouverai aucune crainte, car je me considère comme le bras exécuteur de la volonté de Dieu, émanant de ses représentants sur Terre. Mes remords ne concernent que certaines tentations malvenues, par ailleurs toujours victorieusement domptées.

    – Votre vocation, fut-elle précoce ?

    – Je parlerais même de prédestination. Je naquis à Senigallia, dans l’État Pontifical des Marches, le Six Mars de l’An de Grâce Dix-sept Cent Soixante-dix-neuf et y fus baptisé ce même jour, au nom du saint Précurseur décapité. Son empreinte scella mon destin, mais, si ma vocation fut précoce, ce fut grâce à mon père qui, grâce à son amitié avec le barigel de Senigallia, avait accès aux parties les plus secrètes de la prison, comme la salle de la question, où il lui arrivait de prêter main forte aux employés ou d’en remplacer un en cas de maladie. Dès que j’appris à marcher, il m’emporta dans le ventre du donjon, dévalant les escaliers vertigineux, jusqu’aux cellules des prisonniers. Certains gisaient, calmes, sur leur grabat, d’autres pleuraient, d’autres encore blasphémaient et se cognaient la tête contre les murs. La veille de mon septième anniversaire, mon père me montra un cachot vide : le prisonnier qui l’avait occupé venait de s’y donner la mort. Des flaques de sang et de matière cérébrale souillaient encore les épaisses murailles. J’allai y tremper mes mains, très développées pour mon âge, et les humai, tout en priant pour l’âme de ce pécheur qui s’était voué à l’enfer pour avoir fui la justice humaine et divine. Chaque jour, je récite une oraison pour lui – et pour tous mes patients morts sans divine contrition.

    – C’est tout à votre honneur.

    – Pour un bon chrétien, c’est la moindre des choses. Le jour suivant, mon père me fit assister à la pendaison d’un voleur passé à l’estrapade et à la mazzolatura – à savoir le bris des os, encore une opération que j’appris à effectuer irréprochablement. Le criminel avait tant crié pendant la question qu’il pouvait à peine exhaler des hoquets : certains spectateurs riaient, d’autres se trouvaient mal. Malheureusement, le bourreau – un galopin dont j’ai oublié le nom et qui en était à sa première et, je l’espère pour lui et pour ses patients, sa dernière exécution – faillit à sa mission : il tremblait tellement qu’il put à peine introduire la tête de son patient dans le nœud coulant de la mortelle, laquelle se cassa sous les convulsions du condamné. Le maladroit se rabattit sur la corde de secours, mais l’opération fut si longue et si pénible que la foule se mit à huer le bourreau et à quémander un quelconque coup de grâce pour le condamné, dont la souffrance devenait indécente. Je ne pourrais dire comment la péripétie se termina, car, alors que la scène absorbait toute mon attention, un violent coup de poing s’abattit sur ma tête et me fit perdre connaissance. Je repris mes esprits dans les bras de mon père qui me portait à travers les blés en herbe. Un vent impétueux soufflait des monts Sibyllins, le fracas de la mer démontée se mêlait aux hennissements de chevaux galopant sur la plage : on aurait dit le dernier jour du monde. Mon père m’embrassa sur le front et murmura : Ne m’en veux pas, mon fils. Si je t’ai frappé, je l’ai fait pour que tu n’oublies pas ce navrant spectacle. Quand tu seras devenu le bras séculaire de Sa Sainteté, tu auras appris ce qu’il ne faut pas faire lors d’une exécution digne de ce nom. Et je n’oubliai jamais.

    – Votre carrière le prouve. Et votre père, vous félicita-t-il pour Gentilucci ?

    – Non, car un coup de sang l’avait emporté neuf mois auparavant, presque jour pour jour. En revanche, mon directeur spirituel, le père Bonifazio Languori, était bien là et me fut d’un soutien précieux. Après l’exécution de Gentilucci, il m’exhorta à l’humilité, puisque ma célébrité s’était répandue comme une traînée de poudre dans tous les États de l’Église, et même au-delà. Je respectai cette consigne et, suivant son conseil, je fis frapper un ex-voto en argent, le premier de tous ceux que vous voyez accrochés à mes parois : chacun correspond à une justice. La compagnie de Dom Languori me réconforta aussi pendant ma longue période d’oisiveté jusqu’au 14 janvier de l’année suivante, où je fus appelé dans la ville d’Amelia pour y exécuter un certain Sabatino Caramina. Vérifiez, puisque vous m’avez l’air de prétendre que j’oublie d’importants événements !

    Penché sur le labyrinthe d’une écriture minutieuse, envahissant les moindres recoins du papier, le confesseur déchiffre :

    14 janvier 1797, pendu, dans la ville d’Amelia, Sabatino Caramina qui avait commis un meurtre dans un moment de fureur bestiale…

    – Vous voyez, ma mémoire est restée excellente. Mais négligeons Caramina, un être à l’encolure de lombric et aussi insignifiant que son exécution, où mon public n’était pas au rendez-vous. Au suivant.

    28 mars 1797, à Valentano, bris des os, pendaison et dépeçage de Marco Rossi…

    – En revanche, celui-là mérite d’être mentionné. Il avait tué son oncle et son cousin pour se venger de la répartition non équitable de l’héritage. Ils étaient réunis chez eux quand l’altercation explosa. Les deux victimes cherchèrent à démontrer à leur futur meurtrier que ses calculs étaient erronés et que ses prétentions étaient déraisonnables, mais Rossi ne voulut rien entendre. Il s’empara d’une hache, fendit le crâne de son oncle et fit subir le même sort à son cousin, qui tomba mort à ses pieds, l’aspergeant de son sang… Jusque-là, rien de plus banal, mais la suite l’est beaucoup moins : revenu à la raison, Rossi eut horreur de son crime et courut se constituer auprès du chef de justice. On organisa son procès aussitôt et, condamné, il me fut remis pour que je l’exécute. Il subit sa mazzolatura et sa pendaison avec la résignation typique des chiens battus, demandant pardon pour son forfait à Dieu et aux hommes. Au moment où la mortelle devint son collier, je lui murmurai qu’il allait rejoindre le Royaume des Cieux, et il expira le sourire aux lèvres. Vous savez, j’ai toujours cherché à avoir un geste de réconfort pour mes patients les plus méritants.

    – Leur parlez-vous toujours du Paradis ?

    – Pas nécessairement. Cela agacerait ceux qui ont l’esprit tourné vers les choses matérielles, provoquant des bordées blasphématoires qui compromettraient définitivement le salut de leur âme, déjà bien compromis. À ceux-là, je préfère offrir une prise de tabac ou un verre de bonne eau-de-vie. Les patients se suivent et ne se ressemblent pas, et il faut toujours chercher à comprendre leurs goûts et leur caractère pour rendre leur trépas moins laborieux et réduire leurs tentatives extrêmes de rébellion. Tout le monde y gagne, à ces actes de charité chrétienne, moi le premier, et ce n’est pas vous qui me contredirez.

    – En effet. Voulez-vous continuer ? Vous avez l’air un peu fatigué…

    – Pas du tout. Au numéro quatre !

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