Lionel Destremau, Gueules d'ombre
Roman noirPremier roman
432 pages
a paru le 7 avril 2022
ISBN 978-2-3588-7845-6
Lionel Destremau

Gueules d’ombre

Roman noirPremier roman
432 pages a paru le 7 avril 2022 ISBN 978-2-3588-7845-6
Roman noirPremier roman
432 pages a paru le 7 avril 2022 ISBN 978-2-3588-7845-6

À Caréna, l’enquêteur Siriem Plant est chargé par le Ministère des Anciens combattants de découvrir l’identité d’un mystérieux soldat plongé dans le coma. On ne sait d’où vient cet homme, quelle fut son histoire, ni même si le nom qu’il utilise, Carlus Turnay, est bien le sien. Et pourtant, des familles se bousculent pour reconnaître en lui un proche disparu. Plant n’a d’autre choix que de chercher des témoins parmi les anciens frères d’armes de l’inconnu. Mais les survivants ne sont pas légion et il devra arpenter les routes pour rencontrer celles qui attendaient le retour de ces gueules d’ombre aujourd’hui disparues - épouses, amantes, mères, sœurs... De femme en femme, il lui faudra reconstituer le puzzle de l’énigmatique Carlus Turnay.

Au fil de cette enquête insolite menée dans les décombres d’un pays fictif, Lionel Destremau impose, dès ce premier roman, son univers littéraire unique.

  • Né en 1970, Lionel Destremau vit à Bordeaux. Après avoir travaillé en tant qu’éditeur, il dirige « Lire en poche », salon du livre à Gradignan. Il a publié des livres de poésie et collabore en tant que critique littéraire au magazine Le Matricule des anges. Gueules d’ombre est son premier roman.
    • Lionel Destremau, Jusqu'à la corde
  • Revue de presse
    Un roman qui impressionne par son ampleur et sa parfaite maîtrise.
    Un univers littéraire décalé, poétique et d’une totale originalité.
    Gueules d’ombre devient alors une métaphore de l’existence avec ses espoirs ténus, ses échecs ridicules et ses choix dérisoires.
    Ce livre est exigeant, plus un roman noir qu’un polar. Gueules d’ombre décrit rigoureusement les effets de la guerre sur les hommes, les femmes, les familles.
    La description oscille entre une société qui a du mal à faire son deuil et vit encore la lente cicatrisation des blessures de guerre et son besoin de tourner la page, de revenir à une vie normale. Un ouvrage bien construit, bien écrit.
    Un roman « au cordeau » hyper-maîtrisé. Chaque idée et chaque mot semblent murement pensés, pesés, travaillés. C’est une très belle découverte.   Chronique intégrale
    "La création des personnages reste un processus étrange, le bruit de fond d’écriture dans une salle des machines intérieure." Interview de Lionel Destremau
    C’est vers cette autre dimension au réalisme instable et malgré tout étrangement familier que Lionel Destremau nous fait glisser avec talent.
    « Toutes ces voix, tous ces fragments de vie, composent, à leur petite échelle, une sorte de chœur antique où à la fois chaque individualité est respectée et où tous « chantent » pourtant le même drame humain. » Entretien intégral
    Un premier roman qui porte la marque d’une grande maturité artistique.   Retrouvez ici l’intégralité de cette chronique.
    D’une écriture précise, touchante, déliée qui raconte l’indicible sans s’inscrire dans un espace et un temps, Lionel Destremau peint un temps qui ne passe pas dans un espace qui nous dépasse. Retrouvez l’intégralité de la chronique
  • téléchargez l’extrait

    Le froid envahissait tout. Je ne parvenais à chauffer l’appartement qu’entre deux coupures d’électricité. De temps à autre, je réussissais à récupérer un peu de bois que je brûlais dans la cheminée du salon, seul endroit où je réussissais à glaner un peu de chaleur. Je m’endormais alors sans avoir recours au vin, bercé par la moiteur ambiante. Ce matin-là, le voyant rouge des radiateurs était éteint, la centrale électrique avait dû effectuer de nouvelles réparations durant la nuit. Quand j’ouvris les yeux, la première chose que je vis fut le petit nuage de vapeur que mon haleine formait. Je sautai du lit, enfilai pantalon et chaussures, et je me réfugiai dans la cuisine. Dans ces moments-là, j’allumais tous les brûleurs de la gazinière pour attiédir un peu la pièce et le chat finissait par me rejoindre et se pelotonner sur une chaise. Alors que l’eau du café s’était mise à bouillir, quelqu’un sonna à la porte. Je n’attendais personne et il était encore tôt. À la seconde sonnerie, estimant que cela ne pouvait pas être une erreur, j’ouvris. Une estafette à demi frigorifiée s’impatientait et trépignait sur le palier. Sans un mot, il me tendit un pli et un stylo, me montrant, du bout du doigt dépassant de ses mitaines, où je devais signer, puis il descendit les marches au galop. Je regardai brièvement l’enveloppe et retournai dans la cuisine. Je décachetai, vis l’en-tête du courrier : la journée commençait mal.

    À cette époque, recevoir une lettre du ministère des Anciens combattants n’était pas une aubaine. Tout en sirotant mon café, je relus ce qui n’était qu’une sorte de convocation mentionnant l’heure et le bureau où je devais me présenter. Je me demandais ce qu’ils me voulaient. Ça ne serait pas la première fois qu’un ancien combattant se retrouverait menotté à l’issue de ce genre de rendez-vous. La guerre était terminée depuis plus d’un an, mais la suspicion régnait encore dans tous les ministères. On voyait des espions partout, et je n’étais pas certain que parmi ceux qu’on avait arrêtés, tous faisaient partie de la fameuse cinquième colonne dont les journaux ne cessaient de nous rebattre les oreilles. Le moindre lien de parenté avec notre ancien ennemi, même au dixième degré, entachait votre bonne foi auprès d’un administrateur un peu trop zélé… J’espérais ne pas tomber sur un de ceux-là, mais je n’avais guère d’autre choix que de m’y rendre. Je tournai lentement ma cuillère dans le jus noir, en pensant vaguement à mon arrière-grand-mère qui n’avait jamais rien eu à se reprocher, sinon d’avoir épousé un frontalier. Je finis d’avaler mon café, déposai ma tasse dans l’évier, y laissai couler un peu d’eau en observant le gel qui gagnait les rebords du vasistas de la cuisine. Je tentai, en vain, de me remémorer le visage de cette arrière-grand-mère que j’avais croisée enfant et qui me parlait dans une langue inconnue. J’enfilai un pull et mon manteau, déposai quelques boulettes dans la gamelle du chat et me résignai à aller attendre le bus. Prendre un métro eût été bien plus commode, mais depuis qu’une bonne partie du réseau de la capitale était écroulé ou inondé, seules deux lignes restaient en activité. Et aucune de ces deux-là n’était proche de chez moi. J’attendis le bus vingt minutes, ce qui me permit de piquer une cigarette à un passant, de la savourer lentement, et quand je montai enfin à l’intérieur, j’avais les doigts engourdis et glacés.

    Malgré les rues à demi dévastées et les ruines qui jonchaient les quartiers périphériques comme le mien, le centre de Caréna n’avait pas trop souffert. Quelques façades délabrées à droite et à gauche, un ou deux tas de gravats et de pierres là où s’élevaient autrefois des blocs administratifs. Mais pour l’essentiel, les grands immeubles bourgeois qui bordaient les avenues étaient intacts. Des drapeaux flottaient un peu partout aux balcons. Des lampions et des guirlandes de Noël pendaient aux arbres dénudés par l’hiver. Tout le monde semblait vouloir vivre comme si de rien n’était. Un sentiment ambigu s’emparait de moi, partagé entre deux émotions, deux réflexions, deux formes de lassitude aussi. Il y avait eu une guerre. Pour ceux qui ne l’avaient pas faite, il fallait oublier, passer à autre chose, aller de l’avant. C’était ce que le gouvernement clamait haut et fort. Je ne lui en voulais pas. Au fond, il avait raison : on devait bien se remettre sur pied d’une manière ou d’une autre. Mais cette même phrase ne cessait justement de me hanter : il y avait eu une guerre. On ne pouvait pas l’effacer d’un coup de chiffon. Et puis, on avait creusé bien loin dans l’horreur aussi, y prenant un malin plaisir. Jusque-là, nous nous considérions comme une nation civilisée, moderne. La guerre, comme tout le monde je l’avais déjà vue, de loin, sur un écran. Des films à grand spectacle, bourrés de héros et de bons sentiments, avec juste ce qu’il fallait de sang pour qu’on y croie. J’en avais lu des récits, dans les livres d’histoire, à l’école. Et ça ne m’avait pas empêché, des années plus tard, de prendre un fusil d’assaut ou de serrer un couteau dans ma main. Après tout, à l’heure du nucléaire, on continuait bien à se massacrer à coups de machettes et de lances dans certains pays. Alors, ça avait été notre tour d’avoir un nouveau quart d’heure de sauvagerie. Les livres d’histoire n’avaient servi à rien. On pouvait voir ça comme un terrible retour en arrière ou comme un simple hoquet dans l’évolution… ; l’homme incapable de sauter le pas, de dépasser sa propre violence, malgré sa science et ses progrès. N’étions-nous pas restés, sans le savoir, de « bons sauvages », rentrés dans le rang de la civilisation mais en apparence seulement ?… À voir tous les préparatifs de Noël dans les rues de Caréna, à écouter les discours et autres déclarations publiques des politiques, on pouvait s’interroger sur la capacité d’autocritique de notre belle nation. On était déjà passé à autre chose. Plus personne n’en avait rien à foutre des tas d’os qui pourrissaient encore au fond des charniers et des fosses communes. Et personne ne s’intéressait non plus à mes interrogations existentielles, sinon quelques intellos dont je ne comprenais pas la moitié des articles publiés dans la presse.

    Arrivé à destination, le planton de garde du ministère m’indiqua le bureau où je devais me rendre. Le sous-responsable de l’attaché du ministre des Anciens combattants qui me reçut était un jeune colonel à qui il manquait le bras droit. Sans doute était-ce la raison pour laquelle il semblait n’en avoir pas fini avec la guerre. Il me toisait du regard comme s’il passait des troupes en revue, et pourtant, il ne m’avait pas convoqué en tant qu’ancien membre de la police militaire. Ni même en ma qualité d’ancien combattant, puisque j’avais autrefois fini par être muté comme simple sergent sur le front de Bretani, à la suite d’une prise de bec avec mon supérieur hiérarchique. Celui qu’il voulait voir, c’était le flic d’avant tout ça, l’enquêteur de terrain. Ce fut ainsi qu’il me présenta les choses, cherchant à me brosser dans le sens du poil en passant sous silence certains éléments de ma biographie. Je le laissai faire sans sourciller, conscient que mes états de service et mes connaissances avaient malgré tout été pris en compte lorsqu’ils avaient dû choisir quelqu’un. Ce colonel, au lieu d’entrer directement dans le vif du sujet, énuméra posément les faits et leurs corollaires. Sentant que ça allait durer un moment, j’ôtai mon manteau et m’installai un peu mieux sur la chaise. J’aurais donné n’importe quoi pour griller une cigarette, mais il n’y avait aucun cendrier sur son bureau. Seule une pipe bien propre trônait là sur un socle, comme un souvenir ou une médaille quelconque. J’étais tombé sur un non-fumeur, ou sur un ancien fumeur de pipe fier d’afficher sa grande victoire personnelle. J’ai croisé les bras et écouté ce qu’il avait à dire, en espérant qu’il en viendrait vite à l’essentiel. Je n’avais rien de mieux à faire que d’être là à l’écouter, mais j’avais perdu l’habitude des longues conversations.

    Dans un hôpital militaire, un homme était dans le coma, commença-t-il à m’expliquer. Un ancien soldat, renversé par un taxi quelques mois avant la fin de la guerre et qui n’avait jamais repris connaissance depuis presque un an et demi. On ne savait de lui que ce qu’indiquait sa carte d’identité militaire, retrouvée dans son portefeuille. Les informations habituelles : un nom (Carlus Turnay), un matricule, un numéro d’unité de combat, un grade de deuxième classe et une réaffectation provisoire. Avec ces éléments, l’armée pensait pouvoir retrouver aisément sa famille. Ce ne fut pas le cas. Aucun des Turnay contactés ne connaissait ce Carlus, et aucun ne le reconnut en lui rendant visite. La première hypothèse émise par le ministère fut celle d’une faute d’orthographe au moment de l’incorporation. Ils contactèrent donc, sans plus de succès, les Turnai, Turney, Turnet, Turné, Tournay, Tournai, etc. Le colonel accentuait et épelait la finale de chaque nom. J’eus envie de sourire, mais je m’abstins. Seconde hypothèse, cet homme se serait engagé sous un faux nom, pratique peu commune, mais plausible. Une prison de Pristin avait été à moitié détruite par un bombardement, et quelques évadés en cavale avaient choisi l’armée pour se cacher de la justice pendant la durée du conflit. Peu d’entre eux revinrent vivants du front, sinon un célèbre héros national qui fut gracié par le gouvernement pour actes de bravoure. Je ne sais plus combien de bonshommes il avait liquidés, mais c’était un bel exemple, une vraie réhabilitation dont le pays pouvait s’enorgueillir… Je gardai la remarque pour moi, et je commençais à me demander si on ne voulait pas que je fasse du légume dans le coma un nouveau héros de ce genre, quand le colonel m’avertit qu’on suspectait Turnay d’être un déserteur au moment de son accident. Sa carte militaire tendait à prouver que lorsque le taxi l’avait renversé en pleine rue, il aurait dû être sur le front avec son régiment. En outre, il était habillé en civil, usage peu fréquent pour les soldats qui se baladaient à l’arrière. Peut-être était-il en permission ? osai-je avancer, ce que les registres informatiques de l’armée ou l’historique de son unité pouvaient confirmer ou infirmer. Le colonel, avec une mine excédée, me rappela qu’une partie de ces registres avaient disparu dans l’incendie d’un des grands centres de l’administration militaire, deux ans auparavant. Personne n’avait pu mettre la main sur la liste exhaustive des membres de l’unité de Turnay.

    Tandis qu’il poursuivait ses lamentations, déplorant en détail les malheurs de son administration, ses difficultés à reconstituer certains dossiers, à mettre un nom sur des corps anonymes, parfois même moins que ça, de simples ossements ramassés par paquets à la fin du conflit, je commençais à entrevoir le but de ma présence dans ce bureau. Mais je ne saisissais pas bien pourquoi l’armée souhaitait faire appel à quelqu’un comme moi. Elle aurait pu simplement charger la police militaire d’ouvrir une enquête officielle. D’autant que Turnay avait peut-être des comptes à rendre. Pendant qu’il me parlait, je ne pouvais m’empêcher de focaliser mon regard sur le bras droit du colonel, la manche relevée et accrochée sur le haut de l’épaule avec une épingle, la légère bosse au-dessus du coude qui dévoilait la présence d’un moignon. Je me demandais comment il se débrouillait désormais pour se couper les ongles de la main gauche. Sa voix se perdant dans un arrière-plan lointain, des souvenirs d’hôpitaux de campagne, de bruits de scie, de cris de douleur et de membres cisaillés me revenaient par vagues. Le claquement d’une porte, provoqué par un secrétaire apportant du courrier, me fit sursauter et revenir à l’entrevue. Le colonel terminait sa grande tirade sur les efforts que l’armée fournissait en vue de rendre le plus de corps possible aux familles. Étant entendu, m’expliqua-t-il, que cela incluait évidemment les quelques centaines de cadavres encore non identifiés, les blessés amnésiques, les traumatisés profonds, incapables d’aligner deux mots, et les très rares cas de comateux dont faisait partie Turnay. Dans ce but, on avait affrété des trains, des bus, parfois même des taxis pour permettre aux familles de venir identifier tel corps à la morgue, tel objet retrouvé sur un cadavre, tel patient cloué sur son lit d’hôpital et dont on n’avait récupéré aucune carte d’identité ou numéro de régiment. Et c’était justement là que résidait tout le problème…

    Comme tant d’autres, de nombreuses familles étaient venues voir Turnay en espérant retrouver un proche. Si la plupart d’entre elles ne le reconnaissaient pas, cinq familles avaient tout de même affirmé que Turnay était leur fils, ou leur neveu porté disparu dont on n’avait plus de nouvelles depuis belle lurette. On avait déjà connu des cas similaires. Mais le plus souvent un détail finissait par écarter telle ou telle famille : un élément physique, comme la taille, la pointure du disparu, une tache de naissance, un grain de beauté placé à un endroit précis ; ou une contradiction géographique dans le récit des parents qui situaient leur fils à telle époque sur tel endroit du front, ou encore le recoupement de rapports avec d’autres camarades survivants. Pour Turnay, ces éléments avaient seulement permis d’éliminer les candidats les moins convaincants. C’était l’exemple même du type ordinaire : taille et pointure moyennes, cheveux et yeux bruns, sans aucun signe distinctif, sans tache de naissance suffisamment reconnaissable. Quand on l’avait conduit à l’hôpital après son accident, il avait une barbe de trois ou quatre jours, un peu plus fournie au niveau de la moustache. C’était tout. Rien de suffisant pour l’identifier avec certitude. L’armée avait fait son possible pour régler l’affaire, continuant d’enquêter pour départager les cinq familles. Mais le temps passait, certains s’impatientaient, prenaient des avocats et menaçaient d’ouvrir une enquête civile, d’aller jusqu’au procès s’il le fallait. Entre la crainte d’une erreur d’identification, un scandale qui éclabousse tout le monde lors d’un procès, et l’éventualité de poursuites militaires s’il s’avérait que Turnay était bel et bien un déserteur, le colonel ne savait trop comment se dépêtrer de cette histoire de comateux encombrant. Plutôt que de diligenter une enquête officielle qui risquait de tourner court, et dans la grande tradition de la grande muette, l’ordre fut donné de mettre quelqu’un sur l’affaire de manière officieuse. Je reprenais donc du service, sans trop savoir de quel bureau j’allais véritablement dépendre, sinon de ce colonel qui ne m’était pas franchement sympathique. Mais ça, ça semblait réciproque. Je ne devais pas m’occuper des familles prétendant à la récupération de l’homme dans le coma, l’armée suivait ces dossiers. Je devais enquêter par la bande. J’avais carte blanche pour déterminer, par tous les moyens qui me sembleraient nécessaires, la véritable identité de Carlus Turnay.

    Accompagné d’un lieutenant qui revenait de permission et d’un deuxième classe récemment incorporé, un agriculteur un peu ahuri du nom de Peréna, Turnay se retrouva le dernier jour de juin en chemin vers le front d’Alduz. Au sortir de la gare de Pristin, un camion les attendait. À l’intérieur se trouvait déjà une dizaine d’hommes, mélange de nouvelles recrues et de permissionnaires qui revenaient à leur poste. Ils longèrent de petits villages, San Tiriet, Parnek, Alduz…, dépassèrent des groupes d’hommes couchés dans les champs alentour ou adossés contre des murs. À San Tiriet, ils croisèrent un ensemble de cavaliers qui se pressait. À Parnek, des membres de la police militaire avaient stoppé leur Jeep en plein milieu d’un carrefour pour aller siroter une bière. Quelques kilomètres après Alduz, le camion s’arrêta en rase campagne, à proximité d’une carcasse d’hélico calcinée. Le lieutenant ordonna à Turnay et Peréna de descendre. Lorsque le camion redémarra, tous deux virent qu’un homme les attendait sur le bas-côté. Le caporal Taroy, qui patientait là depuis une bonne demi-heure, devait les conduire jusqu’au front. La plupart des routes qui y menaient n’étaient plus praticables pour les camions. Et les véhicules évitaient de rouler trop près des lignes à cause d’éventuels raids aériens, encore ne restait-il plus grand-chose de l’aviation ennemie, et n’était-elle plus guère en mesure de pratiquer ce genre d’attaques de convois. Ils marchèrent en suivant la route pendant un petit moment avant de piquer à travers champs. Il y eut une sorte de calme soudain, quelques centaines de mètres sans âme qui vive, pas même le chant d’un oiseau ou le meuglement d’une vache. Les arbres avaient disparu, deux maisons en ruine se faisaient face sur un petit chemin de terre, et un grondement d’orage se fit entendre. Taroy et Peréna parlèrent pendant tout le trajet qui les menait vers les premières lignes. Turnay se taisait, sinon pour répondre d’un oui ou d’un non laconiques. Au fur et à mesure de leur marche, les sons se firent plus nets : le bruit d’orage n’était rien d’autre que des tirs d’artillerie qui mirent fin à toute conversation. Ils entrèrent dans un premier boyau de terre assez large, en se frayant un chemin dans la boue, évitant une crevasse pleine de déchets divers et une flaque d’eau stagnante. Dans un second boyau, ils dépassèrent d’autres soldats, accroupis à même le sol. Ils virent une tête sortant d’un trou qui fumait une cigarette, un corps, dans l’ombre d’un autre trou, penché sur du papier à lettres. S’engageant dans un troisième boyau, ils croisèrent un homme bardé de bidons, sans doute de corvée d’eau ou de soupe. Les groupes se firent plus denses : quatre, cinq, huit ou dix hommes rassemblés dans un coin du dernier boyau de terre qui s’étrécissait au point qu’ils devaient marcher l’un à la suite de l’autre. Le caporal qui connaissait le chemin était en tête. Peréna fermait la marche et ne desserrait plus les dents. Turnay essayait de comprendre ce qu’il voyait autour de lui sans trop y parvenir. Taroy saluait ici et là les hommes de sa compagnie. Ils parvinrent à une cahute un peu plus élaborée que les autres, des rondins de bois soutenant les côtés et un toit de tôle, le tout dissimulé sous un bon mètre de terre. Turnay et Peréna furent présentés au capitaine en poste : deux nouvelles recrues pour remplacer les absents. L’homme en charge de leur destinée les regarda à peine, confiant au caporal le soin de leur trouver une place quelque part, et se replongea dans sa lecture de rapports de mission. Tandis que Peréna partait à la suite de Taroy, Turnay fut dirigé vers un de ces trous terreux où quatre gueules d’ombre l’accueillirent. C’était une sorte de petite grotte aménagée en habitation de fortune, tapissée de plaques de fer blanc ou d’aluminium, pour éviter que le toit de terre ne tombe sur ses occupants durant les bombardements et parer aux glissements de terrain fréquents pendant les pluies. Après s’être habitué au clair-obscur ambiant, il parvint à distinguer les visages de ses nouveaux compagnons. Il y avait là un peu de tout ce que comptait le pays d’hommes en âge de porter les armes : Descumb, un solitaire, taciturne, qui marmonnait et envoyait paître tous ceux qui souhaitaient parler avec lui ; Delrott, un jeune type plutôt sympathique qui lui proposa tout de suite un coin pour installer son barda ; Frayer, qui écrivait une lettre à la lueur d’une lampe torche et qui lui demanda, avant même de lui serrer la main, s’il savait écrire correctement ; Viñel enfin, un homme mûr qui gueulait sur tout le monde en se demandant ce qu’il faisait là avec des gars qui fichaient le bordel dans le trou, et qui envoya Turnay à la corvée de soupe, une heure à peine après son arrivée.

    Plusieurs jours passèrent sans qu’il ait rien d’autre à faire que de nettoyer son fusil, prendre des gardes de nuit, accomplir les multiples corvées que Viñel ne cessait de lui imposer, et tenter de dormir dès que les tirs d’artillerie cessaient. Il s’habitua lentement à l’odeur infecte du trou où il séjournait, un mélange de rance et de moisi, de merde de rat, d’odeurs de pieds et d’urine. Il garda le silence autant que possible, et supporta les relances de Frayer pour l’aider à écrire les lettres d’autres soldats, ce dont il se fichait pas mal. Il évita aussi le regard du jeune Delrott qui en avait manifestement trop vu depuis qu’il avait été affecté à cette compagnie, et apprécia la réserve de Descumb dont il commença à se rapprocher un peu. Mais après deux semaines, ses camarades le jalousèrent. Son ancienneté dans l’armée lui donna l’occasion de partir en permission le temps d’un week-end. Ce qui ne plut pas franchement aux autres qui étaient sur le front depuis bien plus longtemps que lui. Il partit en compagnie de Viñel, qui venait lui aussi de toucher une permission exceptionnelle. Et lorsqu’ils en revinrent tous deux, ce fut pour apprendre qu’en leur absence le régiment avait été durement touché. Carlus avait raté ses premiers assauts, et si ses camarades estimaient que Viñel avait bien mérité un peu de repos à l’arrière, ils le regardaient lui d’un sale œil, supposant, à tort, qu’il était protégé par un quelconque gradé. Carlus attendait avec d’autant plus d’impatience qu’enfin une attaque soit lancée.

    Après trois reconnaissances désastreuses qui ne laissèrent à aucun homme l’occasion d’en réchapper, entre autres Viñel dont il pouvait voir le corps pris dans des barbelés à quelques mètres de là, et qui y pourrissait depuis deux jours, le haut commandement décida qu’il fallait prendre du terrain à l’ennemi. Et ce malgré le manque de renseignements, puisqu’aucune reconnaissance n’avait donné de résultat, sinon de s’assurer que l’ennemi était toujours en face et qu’il savait viser. Une offensive de grande envergure devait permettre d’avancer d’au moins quelques kilomètres et de percer le front d’Alduz pour contourner l’adversaire. Turnay se retrouva parmi une centaine d’hommes qui s’extrayaient de la terre en chargeant à l’ancienne, fusil à la main, dans un grand élan collectif. La plupart criaient pour se donner le courage de continuer d’avancer, la stridence des sifflets utilisés par les sergents, l’exhortation des capitaines et des lieutenants en écho, jusqu’à ce que les premières mitrailleuses adverses se mettent en action. Il avança en courant comme les autres, mais sans crier, tandis que les rafales fauchaient les soldats par rangées entières. Les hommes tombaient tout autour de lui et il hésita à poursuivre. Il finit par s’arrêter. Faisant un tour sur lui-même, il se crut perdu. La fumée l’empêchait de distinguer les choses au-delà d’une vingtaine de mètres. Il aperçut des ombres qui continuaient d’avancer et de s’écrouler. Le capitaine arriva à son niveau, le prit par les épaules et le relança dans sa course en avant. Il ne fit pas plus de trois nouvelles enjambées. Il ne sut pas exactement ce qui se passa, sinon qu’il dut trébucher sur un corps et glisser. Il bascula, se cognant violemment la tête sur le casque d’un cadavre au moment où il touchait le sol, et il s’évanouit.

    Lorsqu’il reprit ses esprits et rouvrit les yeux, Descumb, à côté de lui, ainsi qu’Hanzi Tzamal, un autre homme de la compagnie, qui le fixaient, éclatèrent de rire. En se relevant, Turnay se cogna le crâne contre le plafond de leur trou. Ça lui fit un mal de chien et il se rassit aussitôt. Il ne comprenait pas ce qui s’était passé et personne ne lui disait rien. Autour de lui, il vit à l’entrée du trou, accroupis de chaque côté de l’ouverture, Taroy et Peréna. Sur sa gauche, Delrott et Frayer parlaient à voix basse et se turent quand ils virent que Turnay les observait. Ils commencèrent à le dévisager eux aussi. Turnay se demanda si en définitive il n’avait pas rêvé cet assaut meurtrier. Chacun des hommes attendait de lui une explication, mais il ne savait pas quoi leur dire. Ce fut Descumb qui prit la parole pour finir, et qui raconta comment lui-même et Tzamal l’avaient vu partir comme une flèche jusqu’à la pointe de l’attaque. Comment ils l’avaient suivi de loin. Comment ils l’avaient vu s’immobiliser quelques secondes, observant la rangée d’hommes décimée autour de lui. Comment le capitaine l’avait rejoint pour lui ordonner d’avancer. Et comment, alors qu’ils arrivaient à sa hauteur, il était soudain tombé à la renverse, restant inerte sur le sol. Descumb et Tzamal n’avaient pas poursuivi leur course. Quelques mètres plus loin, le capitaine prit une balle en pleine tête. Quand le sergent ordonna la retraite, ils s’aperçurent que Turnay vivait encore, qu’il n’avait pas de sang sur lui, et ils le ramenèrent dans la tranchée de départ avant de chercher à comprendre ce qu’il lui était arrivé.

    Dans le trou à rats se trouvait réuni l’essentiel des survivants de sa section. La compagnie avait perdu bon nombre de ses effectifs, dont son capitaine et son lieutenant, au cours de cette charge. Descumb lui dit qu’il avait eu une veine de cocu d’en réchapper, sans compter qu’il fallait être sacrément fou pour courir comme il l’avait fait. Il ajouta que s’il n’avait pas été là avec Tzamal pour le ramener, le pilonnage de l’artillerie aurait sans doute eu raison de lui. Mais Turnay, l’esprit ailleurs, l’écoutait à moitié. Il repensait à la charge, aux corps gisant autour de lui, aux cris incompréhensibles du capitaine, à son visage, planté à quelques centimètres du sien, l’exhortant à poursuivre. Il se demanda pourquoi ce dont il se souvenait le mieux, c’était l’haleine de cet homme-là, une haleine chargée d’un relent de vodka. Il ne parvint pas, en revanche, à se souvenir d’aucun des mots qu’il avait prononcés. Un instant, l’idée que la balle qui avait atteint le capitaine en pleine tête lui avait peut-être traversé la bouche, avalant le projectile comme un bonbon que l’ennemi lui aurait lancé et qu’il aurait gobé en vol, fit même esquisser un sourire à Turnay. Il chercha désespérément à reconstituer les traits du visage de ce capitaine mais ne parvint plus à distinguer qu’une image floue. Il ne savait plus s’il portait ou non une moustache ou une barbe, de quelle couleur pouvaient bien être ses yeux, la forme de son nez ou de sa bouche. Il se mit à observer chacun des hommes qui l’entouraient dans le trou, détaillant avec précision ces faces terreuses, songeant qu’il faudrait qu’il puisse un jour se souvenir d’eux, de leur nom, de leur taille, de leur apparence, de leur voix.

    Bientôt, un silence de cave humide régna de nouveau dans le trou, et serrés les uns contre les autres, Turnay se dit que chacun d’eux devait sans doute être en train de songer à sa part de passé, aux camarades qu’ils avaient laissés plus loin, et dont on entendait encore les gémissements. Certains bourraient une pipe ou se roulaient une cigarette qu’ils fumaient à la hâte dans l’attente d’une nouvelle attaque, d’une nouvelle boucherie. Ils finirent par s’endormir dans la position de leur attente, accroupis ou assis, les deux mains agrippées au fusil. Ils n’apprirent que le lendemain matin, par Leicor, le nouveau capitaine fraîchement débarqué, que l’assaut avait été un succès un peu plus loin au sud. L’information fut accueillie sans un mot : chacun savait que ce terrain gagné avait toutes les chances d’être reperdu dans les jours, voire les heures qui suivraient. Tzamal et Taroy, en compagnie de Victas Roixet et Mircea Bartas, deux nouvelles recrues, regagnèrent leur trou, le reconstruisirent après qu’il fut détruit par un obus et sortirent de là deux cadavres en charpie. Une section de renfort vint remplacer les absents, un certain Solméri prenant la place de Viñel dans le trou de terre de Turnay. Et quelques tirailleurs des Brigades de volontaires internationaux furent affectés à la reconstruction des endroits de leur position détruits par le tir de barrage des heures précédentes. L’attente recommença, l’attente de l’ennemi qui surgirait peut-être en face dans une minute, l’attente du rassemblement pour une nouvelle attaque, l’attente de la soupe du soir ou du midi, d’un ordre ou d’un contre-ordre, ou tout simplement l’attente d’un sommeil qui ne viendrait pas. Turnay sentit qu’il était devenu une sorte d’automate, remisé avec d’autres dans un coin, et qui attendait d’être remonté pour effectuer son tour. Personne ne parlait plus, ils entendaient seulement le bruit d’une roquette qui fusait de temps à autre, le survol d’un avion de reconnaissance et les tirs sporadiques de ceux qui tentaient de l’abattre. Et dans cette attente sourde, Carlus Turnay commença à appréhender une espérance commune à tous ceux qui l’entouraient, celle d’une mort rapide, sans trop de souffrance, ou sans offrir le désolant spectacle de ces cadavres qui séchaient lentement le long des barbelés ennemis. Une rangée de linge sale étendu dans un jardin de terre retournée où l’herbe n’avait aucune chance de repousser un jour. Certains de ces corps semblaient agiter un bout de tissu au vent, sans que l’on sache si c’était là l’effet d’un souffle d’air ou le geste ralenti d’un survivant. Des râles, des bruits de fond de gorge, des glougloutements quasi inaudibles, quelques mots perçaient la nuit. Leurs lèvres écartaient dans l’ombre les bulles de sang pour réclamer dans un dernier cri que quelqu’un ait la bonté de les achever. Mais personne ne tirait. Personne n’était assez fou pour aller là-bas et tenter de décrocher un des blessés pris dans cette toile d’araignée lugubre. Personne ne mettait fin à ces râles nocturnes. Ils n’y voyaient pas bien clair. Ils ne savaient souvent pas sur qui il leur aurait fallu tirer, sur laquelle de ces silhouettes de linge sale, pétries de boue et de sang, et de toute manière les ordres étaient clairs : ne pas gaspiller les munitions, attendre l’aube en silence, jusqu’à ce que plus aucun cri ne se fasse entendre.

    La chaleur de juillet avait asséché depuis longtemps les flaques d’eau boueuses, laissant place à un sol sec et craquelé, quand vers la fin du mois une nouvelle offensive d’envergure fut décidée. Entre temps, le nombre des compagnons de Turnay s’était considérablement réduit lors d’escarmouches diverses. Descumb avait été coupé en deux par un obus alors qu’il revenait de la corvée d’eau. Mais l’essentiel des bidons et des gourdes fut récupéré. Ils étaient presque tous intacts, seulement un peu bosselés par endroits et couverts de sang et de tripes. Roixet s’était fait tué par un tireur isolé, pendant la relève d’une garde de nuit, au moment où il empruntait un petit passage un peu moins bien protégé qui menait vers le poste avancé. Delrott avait été porté disparu après un violent tir d’artillerie dont tout le monde se souvenait encore. Sans doute était-il enterré sous quelques mètres de terre, ou bien avait-il fini par déserter. Les deux premiers avaient au moins atteint leur but dans une mort qu’ils n’avaient certainement pas vue venir. C’était à eux que Turnay pensait, aux quatre ou cinq autres qu’il ne connaissait qu’à peine et qui avaient cassé leur pipe durant les derniers jours, tandis qu’il attendait au fond du boyau terreux le signal de la charge, s’apercevant à nouveau qu’il ne lui restait presque rien de leur visage, de leur apparence, de leur voix. Comme si sa mémoire lui faisait défaut encore une fois, qu’elle ne parvenait pas à conserver de tous ces hommes une image réelle, vivante. Comme si sa mémoire avait décidé à sa place de considérer cette guerre tel un simple cauchemar né de son imagination. Mais le coup de sifflet retentit, il grimpa sur le parapet de terre. Le soldat à côté de lui n’eut pas le temps d’y mettre un pied, une balle dans le ventre le renvoya immédiatement au fond de la tranchée. Et durant sa course vers la ligne ennemie, il aperçut Bartas, qui venait d’arriver sur les contreforts adverses, tomber dans une gerbe de sang, après s’être fait arracher un bras par une roquette qui n’avait cependant pas explosé. C’était assez étrange pour lui de voir les autres disparaître ainsi pendant qu’il courait, comme s’il était protégé par une étrange puissance mystique qui lui permettait tout. Il se jeta dans les positions ennemies avec une ardeur renouvelée, à la suite d’autres soldats qui nettoyaient déjà à coups de fusils et de lance-flammes les abris où s’étaient retranchés leurs adversaires. Et ce fut en sautant qu’il se blessa pour la première fois. Il retomba lourdement parmi les cadavres qui jonchaient le sol. Un couteau, en partie fiché dans la terre et encore fermement tenu par la main d’un mort, se planta dans sa cuisse. Il émit un cri, dont il ne savait pas très bien s’il était de l’ordre de la surprise ou de la souffrance, et perdit connaissance.

    Quand il se réveilla, la douleur dans sa jambe le tirailla instantanément. Il parvint à extraire la lame de sa cuisse, et rampa jusqu’au parapet, en jetant un regard circulaire sur le champ de bataille. Le combat n’avait sans doute jamais été aussi violent et meurtrier. Des cadavres à demi enterrés gisaient un peu partout. À quelques mètres de lui, il vit deux corps noircis de soldats ennemis, sans doute calcinés au lance-flammes. Sur les vestiges d’une ancienne route, un spectacle plus étrange s’offrait à lui. Un cheval était là, au milieu d’un trou d’obus, sa tête coupée étrangement reposée sur le buste du cavalier étendu à côté. Un peu plus loin, il pouvait distinguer les restes de deux chars qui émettaient une fumée noire, âcre, qui prenait aux poumons si on l’inhalait de trop près. Les soldats des deux bords étaient emmêlés les uns aux autres en une danse immobile et macabre, et des morceaux de chair parsemaient partout la plaine dévastée. Un homme ensanglanté, dont Turnay ne distinguait plus la couleur de l’uniforme, était debout, pétrifié contre un tronc d’arbre, et il semblait regarder l’horizon comme une antique statue grecque, appeler quelqu’un, tenter de tendre les bras qu’il n’avait plus vers une main secourable. Çà et là, un véhicule en flammes, un canon de mortier éclaté, des casques déformés par les éclats d’obus ou de grenades. Partout des gémissements, des mots lancés dans différentes langues, identiques sans doute, formaient une rumeur sourde. Mots murmurés, essoufflés, criés. Turnay commença à appeler à son tour.

    Deux brancardiers vinrent lui porter secours, et il fut ramené à l’arrière dans un état second. Il crut un instant reconnaître le visage d’une infirmière qui se penchait sur lui, puis il perdit de nouveau connaissance. Quand il reprit ses esprits, il regarda sa montre dont le cadran s’était ébréché, les petits cristaux de quartz continuant cependant d’égrener les secondes. Il avait dormi près de quinze heures d’affilée. Il était couché sur un lit d’hôpital de campagne, et il retrouvait à ses côtés Taroy et Peréna. Le premier couché à sa droite, blessé d’une balle dans l’épaule, le second sur sa gauche, à son chevet, tous deux l’observant en silence. Ils n’attendaient plus rien de lui cette fois-ci, aucun récit de ses mésaventures. Ni l’un ni l’autre n’avaient envie de parler, et ce fut Turnay qui finit par ouvrir la bouche pour demander s’ils avaient des nouvelles des autres. Ils n’en avaient guère, seul Solméri semblait s’être sorti sain et sauf de la bataille avec Peréna. Quant à Frayer, Taroy lui expliqua ce qui s’était produit après que la première position ennemie fut conquise. Le sergent en voulait encore plus et trouvait sans doute stupide de s’arrêter en si bon chemin. Aussi engagea-t-il une partie des hommes à monter à l’assaut du fossé suivant. Une douzaine d’entre eux s’y risquèrent, et lorsque le sergent décida, trop tard, de battre en retraite, lui et Frayer furent abattus dans le dos. Le sergent d’une balle, Frayer d’un éclat d’obus de mortier. Aucun des douze soldats ne rejoignit la première position. Il n’y avait rien à ajouter au récit de Taroy. Ses deux camarades resteraient persuadés qu’il avait été attaqué, non qu’il s’était blessé tout seul, sans avoir combattu ni tiré un seul coup de feu. Le silence retomba.

    Turnay observa au-dessus de lui la toile blanche de la tente d’infirmerie, une couleur dont il avait presque oublié l’existence. Il se demanda qui distribuait les cartes dans cette histoire, qui décidait de celui qui allait vivre ou mourir, pourquoi certains s’en étaient sortis et pas d’autres, quel destin farceur s’amusait ainsi. Mais sur ces questions sans réponse, il n’alla pas beaucoup plus loin. La blancheur de la toile l’éblouissait et lui imposait de laisser reposer ses pensées. Il ne parvint pas à en détacher les yeux, comme hypnotisé par le vide qu’elle représentait. Un espace plat, sans aspérité, sans haut ni bas, l’opposé du monde grouillant de vers, de cadavres, de terre et de sang qui venait s’incruster sur l’écran noir de ses paupières lorsqu’il fermait les yeux. Il aurait voulu rester là, à contempler le blanc, jusqu’à la fin de ses jours. Et peut-être qu’il s’endormit alors, enfin, quand bien même avait-il la sensation de conserver les yeux grands ouverts.

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