Vivianne Perret, Atomic film
Roman
368 pages
a paru le 1 avril 2021
ISBN 978-2-3588-7749-7
Vivianne Perret

Atomic film

Roman
368 pages a paru le 1 avril 2021 ISBN 978-2-3588-7749-7
Roman
368 pages a paru le 1 avril 2021 ISBN 978-2-3588-7749-7

Années 1950. Dans le désert du Nevada, les États-Unis expérimentent leurs bombes atomiques. Alentour, on s’extasie de ces démonstrations de la puissance américaine. Les écoles organisent des sorties pour admirer les champignons atomiques, les enfants jouent avec cette « neige » qui retombe sur leur jardin… Et c’est ce cadre que choisit Howard Hughes pour y tourner avec John Wayne et Susan Hayward son film Le Conquérant… Mais bientôt dans la région, on commence à remarquer de curieux phénomènes ; les bêtes d’abord, puis les éleveurs et leurs familles sont touchés. La Commission de l’Énergie atomique se veut rassurante : aucun risque, les radiations sont bien trop faibles et ces troubles médicaux peuvent avoir tant de causes… Et puis, dans cette zone il n’y a après tout que quelques mormons, des éleveurs, des Indiens et, de passage, une équipe d’Hollywood.

Vivianne Perret, dans ce récit romancé, redonne vie aux stars victimes d’un tournage maudit comme à ces anonymes qui avaient le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment de l’Histoire.

  • Vivianne Perret est historienne, écrivaine et scénariste. Fascinée par les coulisses de l’Histoire, elle est une spécialiste des États-Unis. Polyglotte, elle a d’abord fait le tour du monde pendant une quinzaine d’années avant de reposer ses valises en France pour se consacrer à l’écriture.
  • Revue de presse
    L’histoire tragi-comique de destins croisés entre les expériences atomiques réalisées dans le Nevada et un tournage hollywoodien catastrophique.
    Un livre qui montre de manière glaçante la capacité d’un état à poursuivre, quoiqu’il advienne, ses plus noirs desseins.
    Atomic Film est une petite bombe à fragmentation hollywoodienne chez les mormons. Splendide.
    Un coup de cœur pour ce livre au plaidoyer explosif qui se lit comme un document et se dévore comme un thriller. Bravo à Vivianne Perret pour ce récit très intéressant qui fait la lumière sur beaucoup de choses.
    Une histoire incroyable ! 
    Fable américaine, Atomic Film nous concerne tous. La question atomique est mondiale : les essais ont été pratiqués par les Français, les Anglais, les Russes... Cette question est au cœur de ce document, passionnant récit romancé que nous livre l’écrivaine et historienne de Lyon, Vivianne Perret.
    L’auteur nous livre le récit glaçant d’un mensonge d’État et d’un sacrifice, celui de la population locale et de quelques stars de passage, sur l’autel de la guerre froide.
    Ce que raconte Vivianne Perret c’est tout simplement l’un des grands scandales sanitaires dont les États-Unis se rendirent coupables. 
    Un bel hommage aux innocents et une critique édifiante de la politique américaine.
    “Lutter contre la bombe atomique, c’était lutter contre l’Amérique, c’était se déclarer communiste, anti-Américain, ne pas être patriote”, rappelle Vivianne Perret, au micro de Vincent Belloti.
    Quand les marginaux et Hollywood deviennent ensemble les victimes de l’Histoire. 
    Ce récit est une aventure palpitante.
    Tous ces faits troublants, dignes de la plus radicale des fictions, sont évoqués avec tact et empathie par l’historienne Vivianne Perret dans Atomic Film, voyage inoubliable dans l’arrière-cour du rêve américain.
    Ce livre prenant est le récit romancé de ce tournage et de ces irradiés célèbres et inconnus.
  • Ce livre parle d’un passé révolu mais toujours d’une cruelle actualité, c’est une bombe de révélations qui doit absolument nous secouer.
  • téléchargez l’extrait

    Prologue

    Myler s’apprêtait à consigner l’emploi du temps de la matinée dans le journal de bord, lorsqu’il entendit la porte de l’ascenseur s’ouvrir au neuvième étage de l’hôtel. Il y avait peu de chances que le garde armé qui en surveillait jour et nuit l’accès au rez-de-chaussée de l’établissement ait laissé monter un inconnu sans autorisation. D’autant que l’équipe qui s’occupait de Howard Robard Hughes était la seule à posséder une clé débloquant l’engin. Tout le dernier étage du Desert Inn de Las Vegas était réservé à son seul usage et pour être certain de jouir d’une paix royale, le multimillionnaire avait acheté l’hôtel. Néanmoins, par réflexe, après plusieurs années passées à se conformer aux excentricités de son employeur et à sa volonté de vivre en reclus, Myler tendit l’oreille, sur le qui-vive, pour suivre la direction que prenaient les pas du visiteur. Crawford entra dans la pièce sans frapper.

    — La relève est là, dit-il en le saluant d’un petit geste de la main.

    — Tu tombes à pic. Son mémo disait de le réveiller à 15 heures pour son petit-déjeuner.

    Il lui fit glisser sur la table la feuille jaune correspondante, arrachée d’un bloc-notes. En dehors de ses appels téléphoniques, Howard Robard Hugues préférait transmettre ses indications par le biais de notes manuscrites, glissées sous la porte ou remises à l’un des membres de sa garde rapprochée.

    — Quoi de neuf ? demanda Crawford en se penchant au-dessus de l’épaule de son collègue pour lire les données du registre.

    La mafia mormone, ainsi que la petite équipe était surnommée en raison de son accointance avec cette confession religieuse, inscrivait soigneusement les moindres faits et gestes de l’homme d’affaires. À la date du 14 juin 1969, ils se résumaient à un aller-retour à la salle de bain à 1 h 40 du matin, suivi par le visionnage d’un film d’espionnage à la télévision depuis son fauteuil de relaxation inclinable.

    Mes funérailles avec Berlin réalisé par Guy Hamilton avec Michael Caine. Il s’est assoupi pendant le générique de fin.

    — Bien, il a vu le film jusqu’au bout. Voilà qui va m’éviter un coup de fil à la chaîne afin de les convaincre de le repasser cette nuit.

    La pièce où ils s’étaient installés correspondait au salon de la suite, transformé en bureau de fortune, avec une photocopieuse capricieuse et des téléphones, derniers liens entre le monde et Howard Hugues. Une armoire contenait un stock - renouvelé en permanence avant épuisement - de gants de coton, de boîtes de mouchoirs en papier et de seringues avec lesquelles Howard Hughes s’injectait ses doses de codéine.

    Crawford colla son oreille à la porte qui communiquait avec la chambre de Howard Hughes. On entendait le son de la télévision en marche, toujours très fort pour compenser la perte d’audition du millionnaire. Crawford sacrifia au rituel qui commandait de laver ses mains plusieurs fois de suite avant d’enfiler une paire de gants en coton et d’attraper le plateau avec un verre de jus de fruit. Myler lui ouvrit obligeamment la porte et la referma sitôt entré. Il fallait toujours un petit temps d’adaptation aux yeux des employés, en raison de l’obscurité qui régnait dans la pièce. L’ancienne gloire de l’aviation et producteur cinématographique vivait dans le noir, les rideaux constamment tirés. Il flottait une odeur de renfermé et de corps mal lavé. Crawford était incapable de citer précisément la dernière fois où Howard Hughes avait accepté de prendre une douche. Un an ? Plus peut-être. L’homme, prisonnier de sa peur d’être contaminé par des microbes imaginaires ou réels, baignait dans la crasse, se mettant dans une colère folle si on osait proposer de nettoyer sa chambre.

    Il était allongé sur le fauteuil, nu, la barbe descendant sur la poitrine, les cheveux gris effleurant les épaules. Il lui arrivait de se faire livrer des vêtements, mais il avait renoncé à en porter depuis longtemps. Avec une dextérité née de l’expérience, Crawford contourna la montagne de mouchoirs en papier et de journaux périmés qui s’accumulait sur le sol et posa son plateau sur une petite table. Réveiller Howard Hughes nécessitait un protocole très strict, détaillé dans le manuel qu’il leur avait remis. Armé de huit épaisseurs d’essuie-tout, il pinça le gros orteil d’un des pieds du multimillionnaire, lui infligeant une pression croissante jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. Les ongles de l’homme qui, jadis, avait séduit les plus belles actrices d’Hollywood étaient démesurément longs et noirs de saleté.

    Il bougea. Crawford relâcha immédiatement sa pression et fit un pas en arrière. Howard Hughes ne supportait pas d’être touché. Il ne tenta nullement de masquer sa nudité. D’un petit geste, il ordonna à son aide d’éteindre la télévision. Crawford s’exécuta puis déplaça le plateau afin de le mettre à sa portée. Le petit-déjeuner consistait en un simple verre de jus de fruit qu’il sirotait lentement, des heures durant.

    Crawford attendit l’ordre suivant.

    — Film.

    La chambre servait également de salle de projection pour les longs métrages qu’il louait. Crawford se débarrassa de ses feuilles d’essuie-tout et se dirigea vers l’étagère où les bobines étaient rangées. Howard Hughes tourna lentement la tête dans sa direction. Crawford suivit son regard. Il se doutait du film sur lequel il porterait son choix. Hugues le visionnait régulièrement. Il l’avait produit des années auparavant et lorsqu’il avait vendu RKO Pictures, sa société de production cinématographique, il en avait racheté les droits et toutes les copies existant sur le marché.

    Howard Hughes battit des paupières pour marquer son assentiment. Crawford se chargea de lancer la projection. L’homme le congédia d’un simple mouvement du doigt.

    — Alors ? demanda Myler, stylo en main pour noter l’heure à laquelle le jus de fruit avait été servi.

    — 15 h 09, répondit Crawford en jetant un coup d’œil à sa montre, il regarde un film sur écran.

    — Lequel ?

    — À ton avis ? répliqua son acolyte avec un haussement d’épaules désabusé. C’est la troisième fois cette semaine.

    Le Conquérant, n’est-ce pas ?

    Crawford opina du chef.

    — Ouais. Le film maudit. Celui qui les tue tous, les uns après les autres.

    1953

    Duke Morrison passa machinalement la main sur le haut de son crâne, là où les cheveux se raréfiaient à présent. Cette petite calvitie, à l’âge de quarante-sept ans, ne le dérangeait guère. Peut-être parce qu’elle évoquait la maturité et l’expérience acquise qui lui permettaient enfin d’imposer ses vues. Il avait fait ses premiers pas deux ans auparavant pour sortir du nid doré mais strictement contrôlé des grands studios hollywoodiens, en co-fondant avec Robert Fellows sa propre société de production afin de leur vendre des scénarios. Néanmoins, lorsqu’il endossait son costume de John Wayne, pour ne pas décevoir son public, il veillait à masquer son alopécie en portant une casquette de baseball ou un toupet, comme lors de cette soirée du 14 février où il allait recevoir le trophée de l’acteur préféré de l’année. Plus de neuf cents magazines, journaux et stations de radio l’avaient en effet distingué, conjointement avec la belle Susan Hayward, pour cet honneur.

    John Wayne ajusta le postiche sur son crâne et resserra le nœud papillon de son smoking. Il n’était ni assez imbu de lui-même, ni assez stupide pour croire qu’il était ce personnage, forgé film après film, par son ambition, sa force de travail et son amour du cinéma et qui avait fini par symboliser l’Amérique elle-même. Il aimait à dire qu’il n’était pas et ne serait jamais l’homme apparaissant à l’écran, mais John Wayne était son gagne-pain et ça, il ne l’oubliait jamais, quitte à refuser des rôles qui ne respecteraient pas l’image qu’il projetait.

    Gagner cet Henriettadont la statuette associée était une femme nue de grande taille tenant une fleur, venait à point nommé pour souligner le tournant qu’il essayait de prendre dans sa carrière et se souvenir du fils de pharmacien qu’il avait été, le petit Marion Robert Morrison né en 1907 à Winterset, dans l’Iowa. L’histoire avait débuté sous des auspices aussi défavorables qu’un roman de Dickens. Les Morrison, ruinés, avaient quitté Winterset pour échouer à Palmdale, au bord du désert de Mojave, dans une ferme sans eau courante, gaz et électricité. Le petit Morrison, nourri essentiellement de pommes de terre, marchait quotidiennement vingt-cinq kilomètres pour accomplir l’aller-retour à l’école. Le désastre des cultures mal irriguées, envahies de serpents à sonnettes et dévorées par les lapins, avait finalement mis un terme aux ambitions agrestes des Morrison qui émigrèrent à Glendale, à une dizaine de kilomètres de Los Angeles. Là-bas Clyde Morrison, toujours aussi porté sur la boisson, trouva un emploi dans une pharmacie et le petit Marion y gagna son surnom. Il avait pour compagnon à quatre pattes un Airedale terrier au caractère bien trempé, baptisé Duke, à l’instar du chien de son idole, l’acteur de western Tom Mix. Le terrier s’étant pris d’une affection canine débordante pour les camions de la caserne des sapeurs-pompiers, il avait pris l’habitude d’attendre le retour de l’école de Marion et son frère, à l’abri du vent et du soleil sous leur auvent. Les hommes du feu, habitués à voir le gamin de neuf ans récupérer son animal, avaient fini par le désigner du nom du chien. « Duke » lui était resté et il le préférait à celui de Marion reçu à son baptême. Même lorsqu’à dix-sept ans, il mesurait déjà 1,93 m, les épaules larges et les mains aussi imposantes que des battoirs, porter un prénom généralement attribué à la gent féminine n’était pas toujours évident.

    Le divorce de ses parents l’avait séparé de sa mère. Mary Morrison avait quitté le domicile conjugal en 1921 avec son jeune frère Robert qu’elle préférait ouvertement, tandis qu’il était resté avec son père à Glendale. Duke Morrison ne pouvait compter que sur lui-même pour décrocher une bourse à l’université, aidé par sa silhouette athlétique qui le fit intégrer l’équipe de football américain. Une carrière toute trouvée et rapidement terminée en raison d’une blessure. Il fallait obtenir une autre source de revenus pour poursuivre ses études, quitte à travailler et économiser une année entière avant de retourner à l’université. Un job d’accessoiriste lui tendait les bras au studio Fox.

    C’est là qu’il forgea son indéfectible amitié avec John Ford, le réalisateur qui lui confia ses premières figurations, aussi ardent patriote que lui et qu’il appelait affectueusement Pappy. Un mentor dont il acceptait les remarques acerbes et qui lui avait donné plus tard ses plus beaux rôles dans La chevauchée fantastique, Rio Grande, L’homme tranquille, La charge héroïque

    — Monsieur Wayne, la voiture vous attend.

    John Wayne soupira et se leva. Il n’appréciait guère les mondanités. « Tous les mêmes, d’année en année, seules les robes des femmes changent » avait-il coutume de maugréer à ses proches. Mais lui qui rêvait d’un foyer paisible, il avait cessé de dormir à Encino, le quartier de Los Angeles où il avait acheté une belle propriété sur Louise Avenue. Il fuyait Chata, sa seconde femme dont le caractère volcanique et l’alcoolisme l’avaient lassé. L’ex-call-girl mexicaine qu’il avait épousée contre l’avis de ses amis n’avait pas l’intention de lui rendre sa liberté sans la lui faire chèrement payer et les journaux se régalaient de ses attaques par avocats interposés. Une intrusion dans sa vie privée qui était précisément ce qu’il détestait. Néanmoins un avantage appréciable à abandonner la maison d’Encino à Chata et à son encombrante belle-mère, ancienne madame d’une maison close, était d’enchaîner les longs-métrages sans qu’on ne lui reproche ses absences.

    Rien ne satisfaisait plus John Wayne que le tournage d’un film.

    Sa société de production avait déjà signé pour cinq longs métrages avec la Warner Brothers dont il avait également le rôle-titre et il était sous contrat avec RKO, la danseuse de Howard Hughes, pour deux films à venir. Il y avait bien sûr le problème de travailler avec l’excentrique multimillionnaire qui n’avait pas respecté son engagement de lui fournir un scénario avant le printemps. Cette situation ralentissait la signature d’autres projets et John Wayne écrivait régulièrement des missives de plus en plus enflammées à Howard Hughes afin qu’il honore enfin leur accord.

    La limousine s’arrêta devant le Del Mar Club, à Santa Monica, où se tenait la cérémonie.

    Une foule de badauds s’était massée aux abords du complexe hôtelier, bordé de palmiers comme il se devait en Californie. L’arrivée de John Wayne attira toute l’attention. Son nom en haut d’une affiche était synonyme d’un bénéfice assuré. Les flashs des photographes crépitèrent. Les fans hurlèrent son nom et John Wayne se tourna gentiment vers eux pour les saluer de la main.

    Le hall bruissait du doux frou-frou des robes du soir. Susan Hayward rajusta sur ses épaules nues sa précieuse étole en taffetas de soie et s’avança vers John Wayne. Ils avaient été partenaires à l’écran dans les Naufragés des mers du Sud en 1942 et deux ans plus tard dans Alerte aux marines, mais ils n’avaient pas rejoué ensemble depuis.

    — Nous sommes les héros du jour, lui glissa-t-elle en souriant.

    — J’ai entendu dire que tu étais bien placée pour les prochaines nominations aux Oscars. Pour la troisième fois. Bravo.

    — Je n’ai jamais gagné jusqu’à présent, répliqua-t-elle d’un ton pincé. John Wayne éclata de rire.

    — Plains-toi. Mon nom n’a été proposé qu’une fois à l’académie depuis le temps que je roule ma bosse sur les plateaux de cinéma. Et j’ai dix ans de plus que toi.

    Un assistant vint les chercher pour les placer dans la salle en attendant de monter sur scène recevoir leur trophée. Susan Hayward tourna légèrement la tête de chaque côté pour vérifier que leur conversation n’était pas écoutée et murmura :

    — Je suis désolée pour ton mariage.

    John Wayne haussa les épaules, résigné.

    — Je n’ai qu’une envie. Que tout ce barnum soit fini et Chata oubliée au fond de ma mémoire.

    — Je te comprends.

    Il y avait quelque chose de brisé dans la voix de la ravissante rousse qui lui fit pencher sa haute silhouette vers elle.

    — Tout va bien pour toi ?

    — Résumons les choses simplement. Mon mari a déclaré l’année dernière 655 dollars de revenus et moi, un montant à six chiffres...

    Elle adressa un petit signe de la main accompagné d’un joli sourire à Vincent Price, le maître de cérémonie, qui la saluait en montant sur scène tandis que John Wayne, galamment, tirait sa chaise pour qu’elle puisse s’asseoir.

    — Je tourne un film avec Robert Mitchum et ensuite je laisse les jumeaux aux bons soins de ma mère et de la gouvernante pour prendre des vacances avec Jess en Europe. On verra à notre retour…

    Comme John Wayne, la mère d’Edythe Marrener, le vrai nom de Susan Hayward, manifestait une préférence pour sa sœur Florence. Elle n’avait pas hésité à suivre ses filles à Los Angeles, dans l’espoir qu’elles feraient carrière dans le cinéma. Après tout, Brooklyn, dont la famille était originaire, était réputé pour être un vivier de stars potentielles. Clara Bow, le sex-symbol des années 1930, Barbara Stanwyck de dix ans l’aînée de Susan Hayward, Veronica Lake en femme fatale ou encore la belle et énigmatique Gene Tierney qui avait son âge, partageaient des origines new-yorkaises, une ascendance irlando-écossaise et pour certaines, la même sordide histoire d’être nées pauvres et de s’être battues pour s’en sortir. Susan, à peine le pied posé à Los Angeles, avait été pressentie pour interpréter Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent, mais sa jeunesse et son inexpérience ne lui avaient pas permis d’aller au-delà d’un essai devant le réalisateur. Lorsqu’elle avait croisé à nouveau le chemin de John Wayne sur le plateau d’Alerte aux marines en 1944, la situation était différente. Elle était sous contrat avec la Paramount, « prêtée » au Studio Republic pour le film et considérée comme l’une des plus belles femmes d’Hollywood. Elle avait très brièvement interrompu le tournage pour épouser discrètement un obscur acteur du nom de Jess Baker qui lui avait donné des jumeaux. Mais le mariage s’était révélé désastreux et, à peine six semaines après l’échange des vœux, le couple se donnait déjà en spectacle dans les soirées chic de Beverly Hills en s’insultant copieusement. Néanmoins, Susan Hayward présentait une toute autre version aux médias, martelant à qui voulait l’entendre qu’elle coulait des jours heureux en famille.

    Susan Hayward et John Wayne n’étaient pas des amis proches, mais il retrouvait dans l’actrice l’idée qu’il se faisait d’une star de cinéma lorsqu’elle affirmait n’être qu’une fille qui travaille. Comme elle, il bossait dur pour atteindre le sommet et espérait ne jamais retomber dans l’obscurité et la pauvreté dont ils s’étaient extirpés.

    John Wayne alluma la Chesterfield sans filtre de sa voisine de table avant la sienne.

    — J’ai moi aussi entendu des rumeurs sur les prochaines nominations aux Oscars. L’homme tranquille y figure en bonne place. Ce qui, vois-tu, conforte ma théorie que les rousses font de meilleures actrices, dit-elle en référence à Maureen O’Hara, la partenaire de John Wayne dans le film de John Ford et rousse comme Susan.

    Il leva un sourcil interrogatif. Elle s’empressa de développer son assertion.

    — Les rousses, je te parle des filles dont la couleur est naturelle bien évidemment, sont émotives, avec une sensibilité à fleur de peau. Or le cinéma exige de produire devant les caméras à volonté et sans attente des dizaines d’émotions diverses, de sorte que les rousses sont terriblement avantagées pour être meilleures actrices.

    Maureen O’Hara était la seule relation féminine que John Wayne considérait digne d’être élevée au même rang qu’une amitié masculine. Il l’amusait en répétant qu’elle était « un gars formidable ». Il comprenait aussi le dilemme qu’elle traversait avec un mari dépensier qui vivait à ses crochets, repoussant sans cesse le divorce en raison de sa foi catholique. Josie, la première femme de John, de la même confession que Maureen, n’avait jamais digéré ce qu’elle jugeait être une violation intolérable du serment prononcé devant le prêtre.

    — C’est possible, concéda-t-il poliment.

    Pour l’instant, c’était une brune qui occupait ses pensées. Il n’osait pas bouger de sa chaise pour tenter de l’apercevoir. Afin de protéger sa réputation, il lui avait fait signer un contrat d’actrice au sein de sa société de production. Elle devait être assise à la table de Robert Fellows, son associé. Il avait rencontré Pilar Palette l’année précédente lors d’un voyage de repérage de lieux de tournage au Pérou pour un film sur Fort Alamo qu’il rêvait de réaliser. Son guide sur place, Richard Wedly, était aussi incidemment le mari légitime de la belle et très jeune Péruvienne. Il n’avait pas fallu longtemps avant que Pilar, de passage en Californie, ne recroise John Wayne et ne divorce de son mari pour devenir la maîtresse de l’acteur. N’étant pas encore séparé de Chata qui envoyait des détectives privés à ses trousses pour le surprendre en flagrant délit, ils restaient discrets. Autant Chata avait été exubérante, agressive et spécialiste des comas éthyliques dans les endroits les plus incongrus de la Californie où une âme charitable prévenait John Wayne de venir ramasser sa femme, autant Pilar, fille d’un sénateur péruvien, était charmante, réservée et polie. D’une certaine façon, elle ressemblait à Josie, d’origine panaméenne, cultivée et élevée dans un couvent de bonnes sœurs. Au fond de lui-même, John Wayne savait qu’il avait eu tort de se séparer de Joséphine Saenz, ce qui l’avait aussi éloigné de ses enfants, mais le sexe était important pour lui et sa première femme, refusant la contraception, avait limité les rapports après la naissance du quatrième. Il lui avait été impossible de résister aux charmes sulfureux de Chata et à leurs ébats avant que le corps à corps ne devienne une lutte sans merci, la Mexicaine lui lançant les bouteilles de whisky qu’elle avait sifflées au visage. Chata n’était pas sa première incartade, mais en général il rompait rapidement, rongé par le remords de ne pas être le mari fidèle et le bon père de famille qu’il souhaitait être.

    Sauf pour Marlene…

    L’image de Marlene Dietrich surgit dans sa mémoire. Leurs trois années de liaison, consommée dès le tournage en 1940 de La maison des sept péchés, titre approprié, avaient marqué sa libido à jamais. Mais pour Josie, l’actrice allemande avait été la maîtresse de trop.

    Il se promit de se tenir à carreau à l’avenir et de réussir avec Pilar ce qu’il avait raté avec Josie et Chata.

    — Duke, tu as l’air bien sérieux d’un seul coup, s’étonna Susan.

    L’acteur insistait pour être appelé Duke par ses proches et par le moindre sous-fifre qui lui apportait son café sur un plateau de tournage. Ainsi qu’en jouait malicieusement Kirk Douglas, qui ne partageait pas ses opinions politiques mais appréciait son professionnalisme, une façon subtile de lui témoigner de l’admiration sans se faire piéger par son charisme était de persister à l’appeler John, son pseudonyme de cinéma.

    — Je pensais à Howard Hughes. Il me rend chèvre à différer sans cesse les projets.

    Ce n’était qu’un demi-mensonge après tout. Howard Hughes occupait également ses pensées. Homme d’affaires génial et visionnaire, après quelques succès dans le cinéma, il s’était offert le studio RKO en 1948 avec l’intention de devenir le meilleur producteur d’Hollywood. Malheureusement sa façon de travailler chaotique et dictatoriale, virant les réalisateurs et demandant à faire retourner les prises, contribuait au déclin de RKO. Sans compter que le Studio servait de réserve de chasse pour cet homme à femmes et plus d’un contrat avait été signé pour une starlette sans que l’actrice n’obtienne un rôle. Confinées dans un appartement, attendant un coup de fil, surveillées dans les moindres faits et gestes par des hommes de main de Howard Hughes, les jeunes femmes dépérissaient d’ennui.

    — Howard Hughes, voilà l’homme que j’aurais dû épouser. Riche, indépendant et bourré de charme.

    — Tu es bien trop déterminée pour lui, répliqua-t-il ironiquement.

    — Qu’est-ce que tu en sais ? rétorqua-t-elle avec un sourire malin plein de sous-entendus, je suis peut-être beaucoup plus proche de lui que tu ne le crois…

  • Atomic Film, raconté par Vivianne Perret