Philippe Durant
Le Fantôme du cinéma français
Gloire et chute de Bernard Natan
Bernard Natan, émigré d’origine roumaine, a 34 ans quand il fonde sa première société de production cinématographique. Entrepreneur visionnaire, passionné par le 7e art et certain de son essor malgré les crises économiques et politiques de l’entre-deux-guerres, il investit sans relâche, modernise, transforme en précurseur. Production, diffusion, premiers films parlants, importation des dessins animés de Walt Disney en France, il est de toutes les avancées modernes du grand et du petit écran, à l’instar des Goldwyn, Mayer et Warner américains. Il acquiert en 1929 le groupe Pathé qu’il tentera de sortir de la faillite. Ses difficultés économiques, les attaques constantes des médias et une cabale publique sur fond d’antisémitisme, le conduiront à son emprisonnement en 1939 puis à sa déportation en 1942, jusqu’à sa mort dans le camp d’Auschwitz.
Personnage fascinant et pilier français du cinéma des années 1920 et 1930, Bernard Natan deviendra le monstre sacré oublié du cinéma, l’investisseur génial dont la mémoire fut sacrifiée aux heures noires de l’Histoire.
- Philippe Durant est critique de cinéma. Biographe de Jean-Paul Belmondo, de Simone Signoret, spécialiste de Michel Audiard, Lino Ventura, Alain Delon, il est l’un des meilleurs connaisseurs français de l’histoire du cinéma populaire.
- Revue de presseLe destin fracassé d’un producteur phare du cinéma d’avant-guerre.Hommage rendu à un personnage phare de l’industrie cinématographique d’avant-guerre !La vie, la carrière, la gloire et la chute d’un des plus grands producteurs français de l’entre-deux-guerres.C’est d’ailleurs étrange comme ce livre, dans sa construction et son élaboration, est à l’image de la vie de cet homme.Une biographie aussi essentielle que profondément douloureuse.
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LE ROI DE PARIS
Il fait frisquet sur Paris en cette soirée du mardi 18 janvier 1927. Le thermomètre semble trouver un malin plaisir à descendre au-dessous de zéro. Les Montmartrois de la rue Francoeur choisissent de rester calfeutrés chez eux. Quitte à manquer le spectacle. Celui des voitures de luxe et des véhicules de fonction qui, dans un ballet bien réglé, s’arrêtent devant le no 6 pour y déposer gentes dames et gents messieurs habillés d’élégance. L’étroitesse de la rue interdit les manœuvres. Chaque chauffeur doit repartir sitôt son gracieux équipage débarqué.
Ces gens chics franchissent la grille faite de fer forgé du no 6, puis traversent une longue cour exiguë où les attend la parade des festivités. L’événement est d’importance. Culture et économie vont progresser d’un grand pas. D’où la présence de quelques noms connus.
Du côté des officiels, les observateurs agréés peuvent reconnaître l’épaisse moustache de Paul Painlevé, ci-devant ministre de la Guerre depuis maintenant deux ans, ce qui constitue presque un record. Vient-il inspecter une usine d’armement ? Point du tout. Ce mathématicien se passionne pour ce nouvel art qu’est le cinéma. Il a, dit-on, insisté pour représenter le gouvernement. Il est vrai que le président du Conseil, Raymond Poincaré, a d’autres chats à fouetter que de s’amuser face à des images animées. Quant au président de la République, il se prépare à aller inaugurer au Grand Palais la septième exposition internationale du caoutchouc qui lui paraît autrement plus importante.
Le ministère du Commerce est représenté par Edmond Laskine, chef de cabinet de Maurice Bokanowski qui a l’air de se désintéresser complètement du cinématographe, oubliant que cet art est aussi une industrie.
Parmi les autres convives se distinguent Louis Aubert, de la maison Gaumont, Jacques Pathé, neveu du grand Charles, John Maxwell, président de la société de production britannique Wardour, Henry Shilton de chez Kodak… Des réalisateurs français de renom ont répondu à l’appel, dont Henri Diamant-Berger et Raymond Bernard.
Mais la plupart des regards sont comme aimantés par la beauté de la comédienne américaine Edna Purviance à qui la trentaine va si bien. Le grand public la connaît surtout en tant que partenaire de Charlot ou, pour les puristes, Charles Chaplin. Une quarantaine de films répartis sur dix ans, dont l’inoubliable le Gosse (The Kid dans sa version originale). Edna sait-elle que sa carrière est presque terminée ? Elle ne reviendra au cinéma que vingt ans plus tard, pour de simples apparitions, à la demande de Chaplin, son mentor.
Du beau monde, donc, au 6 de la rue Francoeur. Un monde qui a l’esprit ailleurs, dédaignant pour une soirée l’état de santé de la princesse Charlotte, impératrice du Mexique. La tante du roi des Belges se meurt. Une pneumonie galopante. Elle a perdu connaissance. « Les médecins considèrent qu’une issue fatale peut se produire à tout instant », rappelle une presse accablée. Comparativement, le reste – les échauffourées en Chine, les atermoiements en Allemagne… – n’a que peu d’importance. Même la présentation des nouvelles collections dans la haute couture passe au second plan.
Mais il est temps de se distraire.
Bernard Natan, maître des lieux de ce no 6, est aux anges. Il connaît bien l’endroit, comme il connaît bien le quartier puisqu’il a habité au 85, rue Caulaincourt, distant d’à peine cinq minutes à pied.
Cette journée est pour lui une forme de consécration. Durant ces quelques heures, il est « le roi de Paris ». Il serre les mains avec un sourire sincère, invite chacun à entrer dans son studio.
Car tel est le but de la venue de cet aréopage : inaugurer des studios de tournage cinématographique. Les anciens bâtiments du Grand Bazar ont été chamboulés de fond en comble. Place au spectacle ! Désormais, tout y est flambant neuf, dernier cri de la technique. Il était temps, nombre de cinéastes se plaignaient de devoir cavaler en banlieue – et particulièrement à Joinville – pour immortaliser leurs œuvrettes. Certes, la rue Francoeur n’est guère facile d’accès dans ce Montmartre qui ne cesse de monter et semble ne jamais vouloir redescendre, mais cela reste cependant plus aisé que d’aller se promener hors des fortifications. Et puis, ici, on va bénéficier de tout le confort moderne.
Natan n’a pas lésiné sur les moyens. Il a souhaité ce qui se fait de mieux et l’a obtenu. Non sans mal, d’ailleurs. Les travaux devaient être achevés en septembre, le dernier coup de peinture date d’à peine quelques heures. On est prié de ne pas mettre ses mains sur les murs.
Tout à son triomphe, Natan dévoile ses installations. Comme il a un sens aigu de la publicité, il sait bien que s’il se contente de montrer des caméras, des lampes et autres instruments de travail, son public trié sur le volet va vite bâiller d’ennui. Alors, il lui a préparé des surprises. Les convives vont se régaler, et pas seulement en petits fours et coupes de champagne.
Pour commencer, Bernard leur propose de participer à un film. Qu’ils se rassurent, ils n’auront rien d’autre à faire qu’à rester eux-mêmes c’est-à-dire à parader comme ils en ont l’habitude. Sourires forcés, tenues étudiées. Une caméra les immortalise pendant quelques minutes. Ensuite, la pellicule est expédiée dans les laboratoires de développement situés dans ce même bâtiment. Les femmes minaudent, les hommes jouent les blasés. On en profite pour congratuler Natan. Grâce à lui, le cinéma français va prendre un nouvel essor.
En dépit de sa jeunesse – trente et un ans –, cet art qui en réunit tant d’autres ne se porte pas trop mal. Certes, il continue de subir les assauts d’Hollywood, mais parvient à défendre son prestige et à s’imposer dans bien des pays. Bien sûr, la grande presse continue de dénigrer ce qu’elle assimile à des spectacles de foire et préfère chroniquer les théâtres et les music-halls.
Paris compte cent une salles de cinéma et certains arrondissements, tels le XVIIe et le XVIIIe, en regroupent jusqu’à dix. Seul le Ier n’en possède aucune !... La programmation est incroyablement éclectique puisque se côtoient les mélodrames en costumes, le péplum, les documentaires, le western, le drame romantique les comédies de plus ou moins bonne qualité, etc. Sans oublier les titres qui laissent rêveurs : l’Homme aux sept femmes, Quand les maris flirtent, Une femme sans mari, Jeunesse ardente…
Natan veut s’impliquer de plus en plus dans le financement de films. Ce qui fait d’ailleurs l’objet de sa deuxième surprise. Les invités sont conduits vers l’un des plateaux de tournage où Henri Diamant-Berger tourne Éducation de prince. Et là, sous leurs yeux ébahis, ils assistent à la mise en boîte d’une scène. Devant eux, Edna Purviance quitte ses oripeaux d’invitée de première classe pour redevenir la scintillante actrice qu’elle est. En compagnie d’Albert Préjean, elle joue une scène avec un naturel à couper le souffle. D’ailleurs, le public peut souffler, commenter, applaudir cela ne risque pas de gêner le preneur de son… qui n’existe pas encore vu que tous les films sont muets. Edna brille en reine Liska de Silistrie. Même les officiels en perdent leur respect du protocole.
Aux rares que cela intéresse vraiment, Bernard Natan annonce qu’il a prévu d’investir de grosses sommes dans de grosses productions. Dans sa ligne de mire brille déjà un « grand film populaire et national » sur la vie de Jeanne d’Arc qui, affirme-t-il, fera grand bruit. Son auditoire, à l’esprit sans doute un peu embrumé par les bulles de champagne, le croit sur parole.
Les plus audacieux, dans l’ignorance crasse du parcours de leur hôte, lui demandent depuis combien de temps il s’intéresse au cinématographe.
– Depuis vingt ans ! répond l’intéressé avec un large sourire.
Bigre ! Voilà qui classe un homme. Il n’est donc en rien un novice. Et il sévit même dans ce métier depuis plus long longtemps que la plupart des professionnels présents.
Bernard exagère un peu. Il a fondé sa première entreprise, Ciné-Actualités, en 1910. Comme son nom l’indiquait déjà, il s’agissait surtout de fournir des journaux d’actualité filmée aux salles qui en étaient friandes. Ses productions hebdomadaires furent vite très appréciées. Parallèlement, il finança quelques courts-métrages de fiction comme Une sale journée ou Pierrot gendarme. Indubitablement, il possède des références et du métier. Ce qu’il ne cache pas.
Mais il nourrit aussi des ambitions. Ce qu’il préfère cacher. Car cette inauguration n’est qu’un premier pas destiné à le faire connaître, à le faire admettre dans tous les milieux, y compris ceux de la politique, et donc, à le propulser. Un tremplin qui devrait l’expédier très haut. Bernard Natan a une vision novatrice du cinéma français. Loin de l’artisanat, il le voit briller au firmament, éclairant jusqu’à L’Amérique. Toutefois, il ne dévoilera ses atouts qu’ultérieurement.
Pour l’heure, il est temps de passer à la dernière surprise. Après avoir admiré Edna dans ses œuvres, les invités qui ne titubent pas trop sont poussés dans une salle de projection. Et là qu’y voient-ils ? Eux-mêmes ! Plus exactement le petit film tourné moins d’une heure auparavant. Il a été développé, tiré et mis en boîte en un temps record. D’où une vague d’étonnement dans l’assistance, à peine perturbée par les ricanements intempestifs de soiffards incontrôlables.
À nouveau, on félicite Bernard Natan. Quel talent !... Mais il est temps de quitter les lieux. Il est tard, certains – pas beaucoup – travaillent le lendemain. Dehors, il fait encore plus froid. Une température à ne pas mettre une louve de Sibérie sur le trottoir. On s’engouffre dans les voitures, on regrette de n’avoir pas englouti plus de petits fours.
Bernard peut être satisfait. Cette soirée est une totale réussite. La voie lui est désormais ouverte. Il retourne vers le buffet pour un dernier regard. En voyant les morceaux de pâté éparpillés devant lui, il esquisse un ultime sourire…