Carine Joaquim, Nos corps étrangers
Roman
232 pages
a paru le 7 janvier 2021
ISBN 978-2-3588-7724-4
Carine Joaquim

Nos corps étrangers

Roman
232 pages a paru le 7 janvier 2021 ISBN 978-2-3588-7724-4
Roman
232 pages a paru le 7 janvier 2021 ISBN 978-2-3588-7724-4

Quand Élisabeth et Stéphane déménagent loin de l’agitation parisienne avec leur fille Maëva, ils sont convaincus de prendre un nouveau départ. Une grande maison qui leur permettra de repartir sur de bonnes bases : sauver leur couple, réaliser enfin de vieux rêves, retrouver le bonheur et l’insouciance. Mais est-ce si simple de recréer des liens qui n’existent plus, d’oublier les trahisons ? Et si c’était en dehors de cette famille, auprès d’autres, que chacun devait retrouver une raison de vivre ?

Dans son premier roman, Carine Joaquim décrypte les mécaniques des esprits et des corps, les passions naissantes comme les relations détruites, les incompréhensions et les espoirs secrets qui embrasent ces vies.

  • Née en 1976 à Paris, Carine Joaquim vit aujourd’hui en région parisienne et y enseigne l’histoire-géographie. Si elle écrit depuis toujours, c’est depuis six ans qu’elle s’y consacre avec ardeur. Nos corps étrangers est son premier roman publié. Il est le lauréat 2022 du prix Calibre 47.
    • Carine Joaquim, Les rêves échoués
  • Revue de presse
    Bouleversant, profondément humain. 
    Elle évoque de façon très juste les tourments de l’adolescence, les premiers émois, l’apprentissage de la différence. 
    Carine Joaquim orchestre avec finesse la montée en tension des enjeux jusqu’au dénouement aussi tragique qu’inattendu. 
    Dans son premier roman, Carine Joaquim révèle un véritable talent d’écriture, ainsi qu’une finesse psychologique dans l’étude des relations à jamais brisées et de l’absence à soi-même.
    Une belle réussite !
    Dans ce premier roman d’allure prosaïque, mais qui va surprendre, les cœurs sont en vrac, les corps s’échappent.
    Carine Joachim a expliqué comment le monstrueux pouvait surgir, tapi dans le nœud de vipères d’un quotidien faussement lisse.
    Une histoire poignante, qui parlera à chacun, et un final que personne ne peut envisager, j’en mets ma main à couper, mais qui prouve bien qu’on ne regarde pas ou qu’on regarde mal les personnes avec qui on vit, celles qu’on aime, ou que l’on croise chaque jour.
    Les personnages mentent, et d’abord à eux-mêmes. Mais, comme l’indique le titre du roman, leur corps ne suit pas.
    Beaucoup de poésie et de sensibilité dans ce texte.   Chronique intégrale
  • Une très belle et âpre découverte de la rentrée de janvier 2021.
    Un très beau premier roman qui nous parle d’amour, de séparation, de résilience, de la vie tout simplement. 
    Nos corps étrangers est une partition subtile, un beau mélange de délicatesse et d’efficacité, un thème lancinant et crescendo jusqu’au gong final.
    Un premier roman porté par une très belle plume avec une fin étonnante !
    Quoi de mieux pour commencer l’année qu’un premier roman époustouflant ?
    Je ne voudrais pas être à la place du prochain livre que je vais essayer de lire. Passer après celui-ci sera tout sauf évident. 
    C’est un roman surprenant, avec une fin glaçante, un premier roman brillant.
    Un premier roman qui débute avec un soleil accueillant semblant encore prêt à éclairer le destin d’une famille mais qui finit en un violent éclair, dans une tempête subite, aussi explosive que dévastatrice.
    Un thème récurrent en littérature sublimé par ce premier roman. Carine Joaquim sait manier la plume avec justesse et finesse pour décrire l’inéluctable et nous confondre jusqu’au dénouement. À découvrir et à suivre. 
    Le livre est universel. Il nous touche, nous parle, nous remue. On a tous été, ou l’on sera tous un jour un des personnages du récit. Cette image du corps qui devient notre pire ennemi et cette écriture au scalpel nous laissent essoufflés après une lecture en apnée. 
    Une année cruciale dans la vie d’une famille. Avec ses failles, ses felures, ses tentatives désesperées. Et ces corps étrangers...
    Roman sensible et émouvant. 
    Une histoire de vies... Une plongée dans l’intimité des cœurs et des corps, bouleversante. Un 1er roman qui raconte la complexité de la parentalité, les failles et les fêlures de l’amour, du couple... mais aussi les choix, l’espoir... Un livre qui remur, percutant ! 
    Élucubrations d’un couple en perdition. Histoire "banale" d’une famille en crise. Et le regard sensible de l’auteure. 
    C’est un vrai portrait de femme. Elle porte un regard sur l’intime et le quotidien d’une femme avec subtilité. Remarquable !
  • téléchargez l’extrait

    1


    Parce que sa grand-mère eut la mauvaise idée de mourir à la fin de l’été, Maëva ne fit pas sa rentrée scolaire comme tout le monde. Pendant que les élèves de sa future classe faisaient connaissance avec leurs professeurs et découvraient leur emploi du temps, elle se tenait là, droite et stoïque dans un petit cimetière de province, à regarder le cercueil en bois laqué descendre au fond d’un trou boueux.
    Son père se mouchait toutes les deux minutes, en essayant de ne pas trop faire de bruit, car dans ces circonstances, la discrétion était pour lui indispensable au maintien d’une certaine dignité. Élisabeth, sa mère, fixait un point mystérieux droit devant elle, le visage blanc et les yeux absents.
    Le ciel vaporisait sur eux une brume de gouttelettes si fines qu’elles en étaient presque invisibles. De temps en temps, une vieille dame de l’assemblée, sans doute une voisine de la morte, retirait ses lunettes pour essuyer, dans un bruyant soupir, l’eau qui s’était accumulée sur ses verres, comme autant de larmes factices. Puis, avec des gestes lents, elle repositionnait soigneusement la monture sur son nez.
    Le trajet du retour se fit dans le silence. Stéphane conduisait sans vraiment prêter attention à la route et, si Élisabeth ne l’avait pas si bien connu, elle aurait pu penser que cet air sérieux était un signe de concentration. Mais elle le savait : son mari s’était retranché au fond de ses souvenirs d’enfance.

    Sur la banquette arrière, écouteurs vissés sur les oreilles, Maëva regardait distraitement par la fenêtre, plus attristée par le fait de rentrer dans une nouvelle maison, loin de l’agitation parisienne dans laquelle elle avait grandi, que par la journée de deuil qu’elle venait de vivre. Elle ne pardonnait pas à ses parents d’avoir quitté la capitale malgré ses protestations, ni de lui avoir imposé cet exil en lointaine banlieue et, tout en contenant sa rage, elle maudissait intérieurement les abrutis de son nouveau village ainsi que les élèves de son collège de péquenots, qu’elle serait condamnée à fréquenter dès le lendemain.

    2

    Ils avaient pris cette décision un peu précipitamment. Personne, dans la famille, n’avait vraiment envisagé la vie ailleurs qu’à Paris.
    Ils habitaient jusque-là une petite maison, étroite et tout en hauteur, sur trois étages, nichée au fond d’une cour pavée. Depuis la rue, on ne voyait rien qu’un immeuble en pierre de taille, à l’apparence solide mais assez banale. Le hall était aussi ordinaire, des boîtes à lettres un peu usées sur la gauche, un escalier à droite et au bout, à côté du local à poubelles, une porte vitrée menait chez eux.
    Aux beaux jours, la porte d’entrée n’était jamais fermée, la courette s’improvisait terrasse et, le soir venu, seules les protestations des voisins bougons ou fatigués les forçaient à renoncer à l’éclat des étoiles, à ce carré de ciel délimité par le haut des immeubles comme une lucarne ouverte sur l’infini.
    Maëva avait grandi là. Elle gravissait les escaliers avant même de savoir marcher, rampait sur les genoux et les avant-bras, redescendait les étages à reculons. Elle avait fait ses premiers pas dans la cour. Élisabeth s’en souvenait bien, ils avaient sorti la petite table de jardin ronde au métal vert un peu rouillé, et les deux chaises qu’ils avaient repeintes en jaune l’été précédent. Stéphane était rentré tôt ce jour-là, un client avait annulé un rendez-vous au dernier moment, et ils avaient pris le goûter dehors, dans un bel élan familial. Élisabeth avait subitement décidé de faire des crêpes, provoquant le couinement d’une Maëva impatiente. Stéphane souriait, la petite sur ses genoux. C’est dans l’improvisation, sans doute, que se cache le bonheur, dans ces moments infimes où la joie s’invite, d’autant plus précieuse que personne ne l’attendait.
    Quelques minutes plus tard, le visage encore plein de sucre, l’enfant glissa lentement au sol, posa ses mains sur les larges pavés, puis se redressa, vacilla un instant, perdit de son assurance avant de trouver de nouveau son équilibre et, déterminée, mit un pied devant l’autre. Ivre de ce nouveau pouvoir, elle renouvela l’expérience et prit de la vitesse malgré elle. Deux pas. Trois pas. Quatre, cinq, six.
    Stéphane s’élança derrière elle au moment précis où Élisabeth réapparaissait sur le pas de la porte. Celle-ci poussa un cri bref mais strident, son bébé était debout, il marchait, courait même, c’était incroyable. Au moment où elle tendit les bras en direction de sa fille pour l’inciter à la rejoindre, l’enfant trébucha et s’étala de tout son long. Relevée par les deux parents à la fois fiers et inquiets, la petite se mit à pleurer à gros bouillons, les paumes écorchées et la lèvre en sang.

    Les anniversaires. De nombreux enfants invités, année après année, dont les cris avaient résonné dans tout l’immeuble, donnant à la cour des airs d’école à l’heure de la récréation.
    Et les amis qui s’éternisaient après le dîner, qui fumaient là une dernière cigarette avant de prendre congé, en s’émerveillant, dans ce petit recoin de verdure dissimulé aux regards, d’avoir l’impression de se trouver loin de Paris. C’était ce qu’Élisabeth aimait par-dessus tout : une fois poussée la porte vitrée, elle basculait dans un monde préservé, le monde de l’intime, protégé de l’environnement extérieur.

    Au rez-de-chaussée, la grande pièce faisait à la fois office de cuisine, salon, pièce à vivre. Manteaux et chaussures s’accumulaient à l’entrée dans un joyeux bazar. Juste à côté, un piano droit occupait un mur entier. Stéphane en avait vaguement joué, enfant, et pour une raison encore mystérieuse, il avait tenu à le garder. Élisabeth ne s’y était pas opposée, mais elle trouvait étrange cette insistance, car il ne l’utilisait jamais. « Ce sera pour Maëva », disait-il parfois. Mais Maëva avait grandi et avait préféré s’essayer mollement à la guitare, avant de renoncer à la musique. Exception faite, bien sûr, des chansons idiotes qu’elle fredonnait sous la douche. Quand ils avaient déménagé, ils s’étaient finalement séparés du vieux piano inutile.
    À l’étage, dans un espace qui ressemblait davantage à un palier qu’à une chambre, se trouvait le lit parental. Au deuxième, il y avait une salle de bains, avec une grande baignoire où l’on tenait aisément à deux. À trois, même, quand Maëva était bébé. Ils trempaient alors dans la même eau savonneuse où flottaient canards et bateaux en plastique. Si la petite était endormie, en sécurité dans son lit, il arrivait qu’Élisabeth et Stéphane s’y prélassent avec d’autres intentions, et les ondulations qui se formaient alors à la surface n’avaient plus rien des timides remous provoqués par les jeux de l’enfant.
    Le troisième et dernier étage était le royaume de Maëva, aux étagères remplies de livres, peluches et jouets en tous genres, renouvelés à mesure que se succédaient anniversaires et fêtes de fin d’année. Plus tard, l’univers enfantin avait laissé place à des accessoires de mode, sacs à main, maquillage et même une paire de chaussures à talons exposée comme un trophée au milieu d’une bibliothèque où il ne restait plus que quelques livres.
    Quand il avait fallu partir, Maëva avait refusé de faire les cartons. Élisabeth avait dû se résoudre à trier et emballer elle-même les affaires de sa fille, sous les pleurs et les menaces de suicide.
    « Je ne vous le pardonnerai jamais ! » hurla-t-elle au moment de quitter définitivement la maison.
    Le regard d’Élisabeth s’était attardé une dernière fois sur les pavés où son bébé s’était éveillé au monde. Elle avait discrètement essuyé une larme, sans vraiment savoir ce qui, entre la douceur du souvenir et le déchirement du départ, l’avait fait couler.


    3


    — Alors ? fit Élisabeth depuis le canapé où elle lisait.
    Maëva claqua la porte derrière elle, retira ses chaussures avec brusquerie, les fit valser avant de les abandonner au milieu de l’entrée et, tout en jetant sa veste en direction du portemanteau, lâcha en défiant sa mère du regard :
    — Alors, c’est un collège de merde.
    Élisabeth ravala toutes les paroles rassurantes qu’elle s’apprêtait à dire. Tout va bien se passer, c’est juste le temps que tu t’habitues, tu vas te faire de nouveaux amis. Les mots demeurèrent prisonniers de la boule qui grossissait dans sa gorge et, avec elle, s’installait aussi la nausée.
    — C’est bon, je peux monter ? s’enquit Maëva avec impatience.
    Elle attendit à peine l’assentiment de sa mère pour grimper dans sa chambre. Restée seule, Élisabeth soupira bruyamment, en essayant de se persuader que les humeurs de sa fille étaient temporaires. Bientôt cela irait mieux, l’adolescence était une période si ingrate. Elle peina cependant à se concentrer sur son livre.

    Assise en tailleur sur le lit, ses manuels scolaires étalés devant elle, Maëva fixait un point invisible sur le mur blanc. De longues minutes durant, elle s’efforça de ne penser à rien, et surtout pas à la journée écoulée. Elle était demeurée pratiquement muette du début à la fin des cours, se contentant d’observer, assistant lors des récréations aux retrouvailles d’amis séparés dans des classes différentes, qui comparaient leurs profs et échangeaient des anecdotes sur les années passées.
    Pendant ce temps, le cœur de Maëva était resté à Paris, dans son ancien établissement scolaire. Que faisaient ses camarades ? Leur manquait-elle ?

    Sitôt la grille franchie, à la fin de cette première journée, elle avait envoyé un texto à Lucie, son amie d’enfance qui poursuivait désormais seule le chemin qu’elles avaient entrepris à deux depuis l’école maternelle, mais elle n’avait reçu aucun message en retour. Lucie passait pourtant son temps rivée à son portable, jadis elle lui aurait répondu dans la seconde. C’était décevant, mais Maëva s’interdit de se sentir abandonnée. Sinon, ce serait encore plus dur.


    *

    Même s’il s’était promis de prendre son mal en patience, Stéphane trépignait dans le wagon du RER. Cela faisait vingt minutes que le train s’était arrêté au milieu de nulle part, le condamnant à supporter un peu plus longtemps l’odeur de transpiration âcre qu’exhalait sa voisine de siège. L’autre prenait ses aises. Elle avait commencé par agiter vigoureusement un éventail et, en même temps que le mouvement faisait circuler l’air, il diffusait les effluves nauséabonds. Maintenant, elle écartait ses grosses cuisses, dont Stéphane sentait la désagréable proximité.
    Il pensa à sa mère, qui reposait désormais dans un trou dont elle ne ressortirait plus, mais il chassa rapidement cette image. À la place, il regarda les passagers du train, avec leurs mines agacées ou fatiguées qui lui arrachèrent un triste sourire. C’était bien utile de s’emmerder autant dans la vie, pour ce qu’elle vaut, et pour la manière dont elle est vouée à se terminer… Il jeta un bref coup d’œil à sa montre : cela faisait cinquante minutes qu’il avait quitté son bureau, et il n’était pas près de rentrer.
    Les premiers jours après avoir emménagé dans la nouvelle maison, il avait pris sa voiture, profitant de la fluidité du trafic estival, mais depuis la dernière semaine d’août, c’était devenu impossible. Même en partant à l’aube, il arrivait au travail bien trop tard, et ses supérieurs s’étaient déjà fendus de remarques qui, sous couvert de plaisanterie, étaient en réalité de fermes avertissements. Stéphane avait donc opté pour les transports en commun en se répétant, à chaque fois que l’envie de soupirer le prenait, que des dizaines de milliers — de millions ? — de personnes s’accommodaient de ce quotidien-là. Il aurait tôt fait de s’y habituer, lui aussi.
    Sa voisine se repositionna confortablement sur son siège, manquant de l’éjecter d’un coup de fesse. Elle continuait de s’éventer, et Stéphane, qui transpirait maintenant à grosses gouttes, fit taire son odorat pour savourer le souffle de vent qui lui parvenait. Il riposta tout de même en repoussant, par la contraction de ses jambes, celles de la grosse et regagna ainsi les centimètres d’assise que l’autre lui avait volés.
    Une annonce informa les passagers qu’un incident grave impliquant un voyageur allait immobiliser le train pour encore un moment. On les priait de patienter. Stéphane se dit le plus sérieusement du monde qu’après quelques mois à ce rythme infernal, il pourrait envisager, lui aussi, de se jeter sous un train. Il comprit ce qu’il allait devenir : un banlieusard ordinaire, un peu plus aigri chaque matin, un peu plus dépressif chaque soir. Son avenir ne ressemblait en rien à la vie idyllique qu’il avait dépeinte à sa femme et à sa fille lorsqu’il avait évoqué, pour la première fois, la possibilité de déménager. Car c’était son idée à lui, la réparation qu’il proposait à Élisabeth pour effacer les fautes commises et repartir sur de nouvelles bases : une belle et grande maison, entourée d’un terrain verdoyant, avec une dépendance au fond du jardin qui servirait d’atelier à Élisabeth, le tout pour un prix très raisonnable. Elle s’était laissé séduire, ou elle avait fait semblant, mais ils avaient voulu y croire l’un et l’autre. C’était lui, maintenant, qui se disait, alors que la cuisse de l’inconnue collait de plus en plus à la sienne, qu’il s’était bien planté. La panique le gagna.
    Une sonnerie aiguë se fit entendre, et le train redémarra. Stéphane cala sa respiration sur les cahots du wagon, yeux fermés, et il se laissa porter, comme tant d’autres, jusqu’à la gare la plus proche de chez lui.

    Élisabeth rangeait le contenu de quelques cartons lorsqu’il ouvrit la porte d’entrée. Il buta sur les chaussures en vrac abandonnées quelques heures plus tôt par Maëva, les repoussa du pied avant de retirer les siennes. Il accrocha sa veste au portemanteau et s’approcha d’elle. Indifférente, elle le salua machinalement et ne cacha pas sa surprise lorsqu’il lui saisit le bras pour la retenir, avant de lui fourrer sa langue dans la bouche. Il força facilement la barrière des lèvres, puis les dents se desserrèrent. Quand leurs deux langues se touchèrent, Élisabeth eut l’impression d’avaler une limace visqueuse. Elle se dégagea de l’étreinte de son mari, esquissa un sourire de façade en disant « je monte » et abandonna là le carton à demi vidé. À l’étage, comme prise d’une urgence, elle se précipita vers les toilettes, si vite qu’elle courait presque en atteignant la porte. Elle eut à peine le temps de la refermer avant de tomber à genoux devant la cuvette pour vomir, à gros jets, tout ce qui lui restait sur l’estomac.

    4


    Septembre était déjà bien entamé, et plus de deux semaines après la rentrée, Maëva continuait à se rendre au collège à reculons. Elle mettait beaucoup de mauvaise volonté dans toutes les actions quotidiennes. Elle refusait les contacts avec les autres élèves. Dans ses moments de lucidité, elle sentait que son obstination était ridicule, mais elle n’en démordait pas. Élèves bouseux, collège de merde.
    Comme pour lui donner raison, une épouvantable odeur d’excréments envahissait tout le hall de l’établissement, et même les enseignants affichaient une grimace de dégoût lorsqu’ils le traversaient pour atteindre la salle des profs. Les toilettes, apparemment. Des travaux étaient prévus, disait-on, mais personne ne savait quand ils auraient lieu.
    Maëva avait désormais un avis sur la plupart des élèves de sa classe. La majorité semblait sans intérêt. Parmi ceux qui se distinguaient, il y avait un groupe de quatre filles inséparables qui gloussaient sans cesse, pour des motifs connus d’elles seules. On avait beau les placer stratégiquement aux tables les plus éloignées les unes des autres, elles continuaient à pouffer et à se tordre de rire en se jetant des œillades complices. Maëva les méprisa dès le premier jour et, quand elles tentèrent une approche en venant lui parler, elle s’empressa de les éconduire sèchement.
    Kevin et Mathias, quant à eux, s’évertuaient à faire sortir les professeurs de leurs gonds, et se livraient à une compétition pour savoir lequel se montrerait le plus insupportable. Rares étaient les cours auxquels ils assistaient sans se faire virer. Des pauvres types, se disait Maëva. Caïds de pacotille, losers des champs.
    Deux autres adolescents avaient attiré son attention. Le premier était Ritchie. En réalité il s’appelait Richard, mais en début d’année il reprenait systématiquement les professeurs qui ne le connaissaient pas encore, et rapidement tout le monde oublia son prénom véritable. Ritchie était un grand Noir, aux muscles si prononcés et aux épaules si larges que, la première fois qu’elle l’avait vu, Maëva l’avait pris pour un surveillant. Ce fut au moment où il était entré dans la classe et s’était assis au milieu des élèves qu’elle avait compris, estomaquée, qu’il était l’un des leurs. Même certains profs semblaient intimidés par sa carrure imposante et la barbe drue qui pointait sur son menton. Puis ils s’habituaient.
    Ritchie était un élève plaisantin, charmeur, souriant en toutes circonstances, si bien que beaucoup d’enseignants oubliaient de se fâcher lorsqu’il prenait la parole sans lever la main. Les surveillantes lui passaient tout ou presque et, si d’aventure l’une d’elles rechignait à lui délivrer le mot d’excuse validé par le tampon officiel du CPE, son sourire enjôleur avait vite fait de vaincre les réticences.
    Pour Maëva, Ritchie était un mystère. Avait-il redoublé ? Si oui, combien de fois ? Elle finit par poser la question à l’une des élèves de la classe, qui semblait le connaître et celle-ci lui répondit que non, même pas, Ritchie avait quinze ans à peine, ce qui n’avait rien de choquant en troisième.
    Le deuxième garçon était Maxence, et Maëva l’avait repéré pour des raisons bien différentes. Dès le premier cours de français, alors que Mme Roussel présentait, dans un interminable monologue, le programme et ses exigences pour l’année scolaire, des petits cris vinrent se mêler aux explications.
    « Vous aurez besoin d’un classeur… »
    Aaaaaah !
    « Cette année, vous devrez acheter plusieurs livres, sans doute quatre ou cinq. Je vous indiquerai les titres trois semaines à l’avance… »
    Aaaaaah… Oh !
    « Il vous sera possible d’apporter un manuel pour deux… »
    Mêêêêêê…
    « Prenez vos agendas… »
    Mêêêê… Mêêêêr… MERDE !
    Mme Roussel, qui avait pourtant affiché jusque-là une indifférence totale aux bruitages produits par Maxence, se tut brusquement, décontenancée. Tous les regards se tournèrent vers le coupable qui baissa les yeux mais continua, comme malgré lui, à lâcher des onomatopées en dodelinant de la tête. Dans le silence gênant qui suivit, on n’entendit plus que ses « hum », ses « aaaah », ses « mêêê » auxquels semblaient répondre les rires des quatre écervelées. Soudain, Maxence brandit la main très haut au-dessus de sa tête, ses fesses se soulevèrent de la chaise comme tirées par l’élan du bras dressé et, au moment où tout le monde s’attendait à le voir se lever complètement, il ferma le poing et l’abattit de toutes ses forces sur la table, qui trembla sous la violence du coup. Les rires s’interrompirent et, quelques secondes durant, l’écho de l’impact résonna dans la petite salle de classe.
    « C’est un fou », se dit Maëva, catastrophée à l’idée d’être tombée dans une espèce d’asile, ce qui était autrement plus grave que d’être simplement scolarisée chez les bouseux.
    *

    Pendant que sa fille était en cours, Élisabeth investissait la dépendance au fond du jardin. C’était une maisonnette qui, convenablement aménagée, pourrait facilement être louée à un étudiant — mais qui viendrait s’enterrer là, loin de toute université ou grande école ?
    Dès le départ, il fut entendu qu’elle deviendrait l’atelier d’Élisabeth qui essayait, depuis quelques mois, de se remettre à la peinture. Elle était douée, plus jeune, et pensait se lancer dans une carrière artistique, mais ses parents, sceptiques, l’avaient convaincue de s’inscrire dans une filière plus sûre. C’est ainsi qu’elle avait suivi des cours de commerce, avait ensuite enchaîné les stages, trouvé un poste dans une entreprise d’import-export, avant de reconsidérer l’ensemble de sa vie, personnelle et professionnelle, et de décréter que tout, absolument tout sauf Maëva, était un échec cuisant. Stéphane s’était démené pour rallumer chez elle l’étincelle créatrice, sans comprendre qu’une flamme éteinte a bien du mal à retrouver sa vigueur sans le formidable combustible que lui fournissait, jadis, la jeunesse.
    Élisabeth s’était pourtant laissé convaincre. Peindre, à nouveau, dans un espace consacré à sa passion, voilà qui semblait tentant. Qu’avait-elle d’autre à faire ? Sa boîte, si peu compétitive face à des géants internationaux, menaçait de faire faillite, et elle avait trouvé plus sage de négocier un départ volontaire, avec de belles indemnités, plutôt que d’attendre un licenciement que l’avenir rendait inévitable.

    Stéphane l’avait amenée ici, pour la première fois, à la fin de l’hiver. Elle avait observé l’environnement très industriel, le long de la voie rapide, incapable de se projeter, puis ils avaient pris la sortie et tout était devenu plus vert : des petits hameaux, de jolis sentiers, des maisons de village et de vieilles églises partout, et même des champs, de vraies parcelles cultivées avec des tracteurs qui les sillonnaient, incroyable ! Elle avait souri, ici c’était la province à moins de quarante kilomètres de Paris, la promesse d’une vie calme dans une maison gigantesque, avec deux étages si on comptait les combles, trois si on ajoutait l’immense sous-sol aménageable, et un magnifique jardin rempli d’arbres, dont un cerisier du Japon, ainsi que des hortensias qui fleuriraient bientôt.
    Puis ils avaient visité la dépendance, dont les deux espaces distincts étaient séparés par une mince cloison. Elle était équipée d’un point d’eau où elle pourrait laver son matériel. Quarante mètres carrés qui lui seraient exclusivement dédiés. Stéphane guettait ses réactions, à la fois anxieux et certain d’avoir fait mouche, et c’est avec soulagement qu’il l’avait entendue lui dire oui, installons-nous là, c’est ici que nous allons vivre.
    Comme pour confirmer la promesse d’une vie nouvelle, forcément meilleure, ils avaient fait l’amour ce soir-là, pour la première fois depuis des mois. Stéphane s’était montré doux, attentionné et inquiet, mû par la peur de rompre un charme fragile. Il s’était ensuite endormi, confiant.

    Maintenant, il était temps d’en faire quelque chose. Élisabeth tourna sur elle-même pour contempler les murs nus. Elle fit mentalement la liste de tout ce qu’elle prévoyait d’acheter : des tréteaux, deux larges planches, des étagères ou des meubles pour ranger le matériel et des chevalets, juste deux pour commencer, un sur pied et le second qu’elle pourrait poser sur l’un des bureaux. Elle avait déjà quelques réserves de peinture et pinceaux, qu’il faudrait de toute façon compléter. Les murs mériteraient un petit rafraîchissement, mais ce n’était pas urgent, elle pourrait s’en occuper plus tard.
    Soudain envahie par une grande fatigue, Élisabeth regagna la maison, un sourire accroché aux lèvres, des rêves de bonheur simple plein la tête et elle s’allongea sur le canapé avec un livre. Elle eut à peine le temps de parcourir quelques lignes que ses yeux se fermèrent. Ce fut Maëva qui la réveilla en rentrant du collège trois heures plus tard.


    5


    Stéphane ne rentrait jamais avant vingt heures. Naturellement, ce fut Élisabeth qui se rendit à la réunion organisée par le collège de Maëva, au cours de la deuxième quinzaine de septembre. À Paris, c’était déjà elle qui se chargeait des corvées liées à la scolarité de leur fille. Ici comme ailleurs, les choses se déroulaient selon un même schéma : accueil par le professeur principal, défilé de tous les enseignants, un par un, qui venaient se présenter et donner quelques informations sur leur matière. À mourir d’ennui. Elle avait envie d’aller aux toilettes avant même le début de la réunion. Autant dire que ce serait plus pénible encore qu’à l’ordinaire.
    Le professeur principal était le prof de maths, un homme plutôt sympathique. Élisabeth l’écoutait d’une oreille distraite tout en griffonnant sur le cahier où elle faisait mine de prendre des notes. Commença alors la ronde des enseignants. Chacun avait sa particularité : volubile en français, taciturne en sciences physiques, sinistre en histoire.
    En anglais, non seulement l’enseignante débordait d’énergie, mais elle annonça une nouvelle qui suscita l’enthousiasme de l’assemblée : elle allait organiser un voyage en Angleterre pour la classe, début mars si tout allait bien. Bien sûr, elle ferait passer toutes les informations précises en temps voulu, mais elle souhaitait savoir d’ores et déjà le nombre d’élèves susceptibles de partir. Presque tous les parents présents levèrent la main, un large sourire sur le visage, comme s’il était nécessaire de séduire la prof pour réserver la place de leur enfant, et Élisabeth fit de même, le sourire en moins.
    Vint ensuite le tour de Vincent Loubiet, enseignant chargé de l’ULIS, une unité localisée pour l’inclusion scolaire qui existait dans certains établissements. Il expliqua, pour ceux qui l’ignoraient, que cette section permettait d’accueillir des enfants souffrant de handicap dans la même classe que les autres élèves. Dans le collège de Maëva, l’unité était spécialisée dans les troubles envahissants du développement. Un élève de la classe était concerné. On avait présenté à tous les adolescents, le jour de la rentrée, la spécificité de cet élève-là, et tout devrait bien se passer. Ils attendaient encore la nomination d’une AESH et pour le moment, il fallait le reconnaître, la gestion de ce cas particulier rendait les cours quelque peu imprévisibles. Cela irait mieux quand le poste serait pourvu.
    Élisabeth se pencha vers son voisin et lui demanda dans un chuchotement :
    — C’est quoi, un AESH ?
    L’homme planta sur elle un regard dur qui la surprit. L’effraya, presque. Elle eut un mouvement de recul. Puis, sans la quitter des yeux, il esquissa un sourire froid, dénué de gaieté comme de sincérité, avant de lui répondre :
    — C’est quelqu’un qui accompagne les élèves en situation de handicap. Il assiste aux cours avec l’élève handicapé, prend en note les leçons quand c’est nécessaire et essaie de le calmer le cas échéant. C’est une aide précieuse, et même indispensable. Ça me fout en rogne qu’il faille toujours pleurnicher pour que l’école publique assume ses obligations. Mais c’est affreusement mal payé, et pas très étonnant que ça ne se bouscule pas au portillon.
    Un chut agacé se fit entendre depuis la rangée devant eux. L’homme leva la tête en fronçant les sourcils, manifestement prêt à en découdre, mais le rappel à l’ordre ne se renouvela pas. Élisabeth et lui se remirent à écouter M. Loubiet, qui répondait maintenant aux questions d’autres parents. Une femme, les yeux auréolés de cernes profonds, prit la parole. Son débit était si rapide et sec que chaque mot faisait l’effet d’un projectile mortifère envoyé sur l’assemblée.
    — Vous êtes sûr qu’il n’est pas dangereux, cet enfant ? Ma fille m’a raconté qu’il lui faisait peur. Il crie. Il insulte, même ! Parfois il cogne sur les murs ou les objets. Et apparemment, les profs le laissent faire sans rien dire.
    M. Loubiet l’écoutait d’un air concentré en hochant la tête, compréhensif.
    — Ne vous inquiétez pas, madame, cet élève n’est ni dangereux ni agressif. Ce que vous décrivez n’est autre que les manifestations de sa maladie. Il est atteint du syndrome de Gilles de La Tourette, et il se peut, en effet, qu’il fasse des mouvements brusques, qu’il émette des sons plus ou moins forts, et même qu’il insulte, c’est vrai. Mais il ne le fait pas exprès et il est certainement le premier à en souffrir.
    La dame gardait sa mine renfrognée et secouait légèrement la tête, dubitative.
    — Ouais, eh ben le jour où il blessera quelqu’un, il ne faudra pas s’étonner.
    Les autres parents ne disaient rien, soucieux de rester neutres dans cette affaire. On n’accable pas un enfant handicapé, c’est dégueulasse, mais tout de même, était-ce bien raisonnable de le scolariser avec les autres ? La manière dont certains opinaient silencieusement trahissait leur position.
    Soudain, dans un grand bruit, l’homme avec lequel Élisabeth venait d’échanger quelques mots se leva. La chaise sur laquelle il était assis fut brutalement projetée en arrière et manqua de tomber au sol. Il demeura un instant debout, immobile mais tremblant. Tous les regards se tournèrent dans sa direction. Les poings serrés, il semblait sur le point de laisser éclater sa colère, mais petit à petit sa respiration se fit plus régulière et, lorsqu’il prit la parole, ce fut pour s’exprimer avec un calme relatif.
    — Maxence n’est pas dangereux. C’est un adolescent comme les autres. Un enfant comme les vôtres. Rien ne s’oppose à sa scolarisation, sauf l’intolérance. Celle de vos enfants, mais aussi celle des parents qui n’arrivent pas à donner l’exemple.
    Il accompagna ses derniers mots d’un regard appuyé sur tous les parents présents, en insistant sur la femme à l’air fatigué qui venait d’exprimer ses réserves. Celle-ci baissa les yeux dans le plus grand silence. Ainsi donc, comprit Élisabeth, cet homme était le père de l’enfant handicapé. Pourquoi Maëva n’avait-elle pas parlé de lui lorsque Stéphane et elle lui avaient demandé comment se déroulaient ses journées au collège ?
    Son cœur se serra au souvenir de la belle complicité de jadis, du temps où Maëva, petite, se précipitait dans les bras ou sur les genoux de sa mère, se blottissait contre elle, le nez dans son cou, reniflant sa peau et respirant ses cheveux comme si leur odeur était essentielle à sa survie. Et maintenant, elle devenait une étrangère, distante, hostile presque. « Je l’ai perdue. J’ai perdu ma fille », se dit Élisabeth tandis que l’homme se tenait encore debout près d’elle, frémissant d’indignation.
    Elle sentit une nausée l’envahir et, pour la tenir à distance, elle ferma les yeux un instant tout en s’efforçant de respirer profondément. Quelques secondes durant, les sons ne lui parvinrent plus que de manière atténuée. Quand elle rouvrit les paupières, un nouveau professeur avait pris la parole et son voisin furieux avait quitté la salle. L’envie de vomir, en revanche, était toujours là.


    6


    Lorsqu’Élisabeth ouvrit les yeux, il faisait jour depuis plusieurs heures. La maison était d’un calme absolu : même le pépiement des oiseaux ne parvenait pas jusqu’à elle. Oppressée par le silence, elle se redressa sur son lit, en proie à un sentiment de panique difficilement explicable. Elle se leva, prépara du café et posa la main au niveau de son estomac. Malgré une amélioration récente, elle souffrait de nouveau de brûlures et de haut-le-cœur. Et dire qu’elle avait accepté de déménager parce qu’elle s’était persuadée que la solution à tous ses maux était là, dans l’éloignement et le renouveau.
    C’est quand Stéphane l’avait trompée, des années auparavant, qu’Élisabeth avait développé des troubles alimentaires. Depuis, elle s’était habituée à l’envie de vomir quasi permanente.
    À aucun moment elle n’avait imaginé qu’il puisse lui en préférer une autre, ce qui expliquait certainement pourquoi elle avait tant tardé à se rendre compte que quelque chose n’allait pas.
    Au début, elle n’avait pas remarqué les sautes d’humeur de Stéphane, son air rêveur, perpétuellement absent, ou alors elle avait trouvé des raisons d’éluder le problème et s’interdire d’y penser sérieusement. Il était fatigué par le travail, stressé comme tout le monde, cela irait mieux avec les vacances qui approchaient… Et puis les congés arrivaient, et avec eux le départ à la mer, mais le rythme paisible qui s’installait alors ne rendait pas Stéphane à sa famille. Élisabeth avait constaté la fébrilité avec laquelle il scrutait l’écran de son téléphone et son irritabilité, source de disputes idiotes. Au lieu de la détente espérée, elle sentait chaque jour les crispations s’intensifier. Le retour à la routine quotidienne lui avait jeté à la figure de nouveaux indices, les fins de journée au bureau qui s’éternisaient, les réunions tardives de plus en plus fréquentes et cette odeur qu’il portait parfois sur lui, faite d’effluves diffus, qui la figeait sur place lorsqu’elle la percevait, une odeur fugace mais forte, sexuelle, comme si Stéphane était, malgré son sourire forcé et ses airs faussement naturels, poursuivi par une aura olfactive qui trahissait son infidélité.
    Elle en avait eu le cœur net en fouillant son téléphone. Pas tout de suite. Stéphane ne conservait aucun texto. Les deux seules discussions stockées étaient celles qu’ils avaient ensemble, faites de messages pratiques, ennuyeux, ne pas oublier la répétition du spectacle de Maëva, acheter du pain, du lait, des œufs ; la deuxième était la conversation avec sa mère, avec qui il communiquait beaucoup jusqu’à sa mort. Pourtant, elle savait qu’il avait des échanges avec des amis, des collègues, mais pour une raison qui lui échappait, il effaçait tout de manière méthodique et méticuleuse. Son téléphone ne donnait de lui qu’une image lisse de fils attentionné et de mari parfait.
    Un jour, malgré toutes ces précautions, elle l’avait vu arriver avant lui, le message de l’autre femme. Juste un pop-up clignotant sur l’écran d’accueil, un prénom et le début de ce qui ressemblait à un mot d’amour : « Tu me manques ». Stéphane n’avait pas nié longtemps. Peut-être pressé d’arracher le rideau et de dévoiler l’envers du décor, il avait craché tout ce qui expliquait le malaise ressenti le week-end, les jours fériés, pendant les vacances, durant toutes ces journées loin du travail et de la maîtresse avec laquelle il partageait des moments dissimulés dans un emploi du temps professionnel chargé. Oui, il avait quelqu’un d’autre. Il avait refusé de dire de qui il s’agissait, au début, avant de céder devant le harcèlement tenace d’Élisabeth. Elle méritait de savoir. Elle saurait. Stéphane avait fini en sanglots, recroquevillé sur le canapé du salon, au rez-de-chaussée de leur maison parisienne, jurant qu’il n’avait pas fait exprès, qu’entre eux cela n’allait plus, qu’il avait rencontré Carla par hasard. Ils s’étaient plu sans le vouloir, avaient flirté sans envisager de suivre jusqu’au bout leur désir — elle aussi était mariée —, tout ça pour finir par baiser furieusement. Et puis soudain, il fut convaincu qu’elle était la femme de sa vie.
    La femme de sa vie.
    Quelques mots à peine qui balayaient tout, leurs années ensemble, leur famille, qui la réduisaient, elle, à une silhouette indistincte avalée par une pénombre rampante. Carla, affublée de cet incroyable qualificatif, la femme de sa vie, confisquait d’un coup toute la lumière.

    Élisabeth n’avait rien décidé. Ni de chasser Stéphane, ni de partir elle-même. Elle se concentrait pour tenir le cap malgré tout, emmener Maëva à l’école, la récupérer à la garderie en fin d’après-midi. Elle arrivait au travail lessivée par les larmes, rentrait chez elle essorée de chagrin. Une fois Maëva couchée, c’était l’heure des reproches, des cris, des lamentations et des menaces. Stéphane oscillait entre excuses et récriminations, capable de jurer son repentir le matin et d’affirmer sa volonté de divorcer le soir venu. Élisabeth s’en trouvait déstabilisée : fallait-il, en effet, mettre fin à un mariage naufragé ou au contraire attendre le retour du mari égaré qui, forcément, allait finir par comprendre que sa place était auprès de sa famille ?
    Ces préoccupations constantes détournèrent Élisabeth de ses propres besoins. Elle fut rapidement incapable de dormir, oublia de manger. Les crampes de son estomac vide lui rappelaient alors qu’elle était bien vivante et, d’une certaine manière, la rassuraient. Bientôt, faire un vrai repas devint insupportable. Repue, elle se sentait mieux physiquement, mais ce bien-être du corps contrastait avec sa détresse psychologique, il la mettait face à toutes les contradictions, à toutes les supercheries et elle s’empressait d’aller vomir cette nourriture qui la torturait indirectement. Pour aller mieux, Élisabeth avait besoin de se sentir vide. Elle s’allégea donc pour se débarrasser du poids des maux. Délestée de trois, quatre kilos, puis six puis dix, elle se trouva plus affûtée, plus clairvoyante et finit par mettre dehors un Stéphane toujours indécis. Il s’en alla donc pleurnicher ailleurs et se consoler, sans doute aussi, dans les bras de sa Carla. Seule avec Maëva dans la maison aux trois étages, elle avait continué d’assurer les tâches quotidiennes. Elle en gardait quelques bribes de souvenirs englués dans un univers ouaté. Elle se revoyait penchée au-dessus de Maëva pour lui lire une histoire, se rappelait sa propre voix voilée de tristesse, capable d’imiter le bruit des pas de l’ogre, et des rires de la petite qui résonnaient comme de loin. Mais de toute cette période, ce qui restait vraiment, c’était cet estomac vide, tous les soirs, dont l’acidité paraissait en mesure de tout détruire, même la douleur.
    Élisabeth glissait petit à petit dans des vêtements trop amples, rapetissait, s’effaçait du monde avec le plus d’élégance possible.

    Stéphane prit peur. Il revint un matin de printemps, tel un oiseau migrateur de retour au bercail après des semaines dans des contrées à l’hiver plus clément. Malgré quelques réticences, Élisabeth lui ouvrit la porte de leur foyer et s’empressa de l’enfermer dans une geôle de culpabilité. De son côté, Stéphane n’eut de cesse de faire oublier son incartade et obtenir son pardon, sans jamais vraiment y parvenir.

    7


    Maëva était loin d’être une élève modèle, et elle n’avait rien contre un peu d’animation en classe. Pourtant, le mois de septembre touchait à peine à sa fin que déjà, elle ne supportait plus les bruits, tressautements, hoquets et gesticulations de Maxence.
    Ce qui la perturbait, c’était que les profs le laissent faire dans une totale impunité. D’accord, on leur avait expliqué. Maxence était malade, rien de ce qu’il faisait n’était volontaire et tout le monde devait tenir compte de cette particularité dans un esprit de tolérance et d’intégration. Mouais. Maëva était malgré tout certaine que Maxence en rajoutait. Se succédaient des cris, des « hum » et des « ah » et des « oh » et même des insultes ravalées in extremis, des « put… » et des « sal… », avec les « hop » qui suivaient, mal contenus, des bras agités, des grimaces torturées, des majeurs tendus vers le tableau comme des appels désespérés, puis la tête se baissait, le regard soudain éteint, quand inévitablement les rires finissaient par fuser. Le professeur les faisait taire, et puis ça recommençait au cours suivant.
    En espagnol, alors que Maxence venait d’émettre une plainte gutturale, proche du hurlement, Maëva soupira.
    — J’en peux plus de ce débile, lâcha-t-elle, exaspérée, à voix basse.
    Ritchie, assis juste devant, se tourna vers elle, tout sourire.
    — T’imagines ce que ça doit être, quand il se branle ? lui demanda-t-il en se penchant vers elle.
    Maëva pouffa bruyamment, ce qui lui valut une remarque agacée de la part de l’enseignante, qui s’en prit ensuite à Ritchie. Celui-ci s’excusa, puis, lorsque le cours reprit, il se retourna une dernière fois vers Maëva pour la gratifier d’un clin d’œil appuyé. Elle sourit également alors qu’il ne la regardait déjà plus, et passa le reste du temps à admirer distraitement les larges épaules de son camarade de classe, bercée par la voix de l’enseignante dont elle ne discernait presque pas les mots, entrecoupés des glapissements réguliers de Maxence.

    De retour chez elle, elle monta dans sa chambre, sortit le contenu de son sac, l’étala sur le lit et attrapa son cahier de maths. Cinq exercices à faire, puis un peu d’anglais, et elle pourrait vaquer à d’autres occupations.
    Elle avait la maison pour elle, ce qui était plutôt rare depuis le déménagement. Elle envoya un texto à deux de ses amies parisiennes, resta un moment devant l’écran dans l’attente d’une réponse, mais le temps des échanges soutenus était révolu. L’attachement s’était dilué dans l’éloignement. Dépitée, Maëva jeta son téléphone sur le lit avant d’ouvrir son livre de maths. Un exercice plus tard, elle vérifia encore ses messages. Toujours rien. Décidément. Suffit-il de quelques semaines pour que les liens se rompent ? Que faisaient ses amies en ce moment même ? À qui envoyaient-elles leurs textos, avec qui commentaient-elles les événements de la journée ?
    Maëva se sentit soudain très seule. De nouveau, cette maison, son jardin, la minuscule commune où on l’avait exilée lui semblèrent détestables.
    La porte d’entrée claqua. À cette heure, cela ne pouvait être que sa mère. Elle feignit de se concentrer sur ses devoirs et entendit bien vite le pas familier monter les escaliers.
    Après le dernier exercice de maths, elle s’attaqua au français, mais elle manquait cruellement d’inspiration pour écrire la rédaction à rendre la semaine suivante. Tant pis, elle la reprendrait plus tard.
    Une brève sonnerie lui indiqua qu’elle avait reçu un texto. Fébrile, elle saisit son téléphone mais au lieu de la réponse attendue, elle découvrit un message de Ritchie. Elle demeura là, à fixer l’écran, surprise. Ils avaient échangé leurs numéros, mais ce n’était, la plupart du temps, rien d’autre qu’une formalité au moment de la rencontre. Maëva sourit à l’écran, exactement comme si Ritchie avait pu la voir, et elle s’empressa de lui répondre. Sitôt le message envoyé, un nouveau arrivait. Prise dans la conversation, le cœur enflé d’excitation, elle entendit à peine sa mère geindre dans le couloir. Elle sursauta néanmoins en entendant la porte des toilettes claquer et leva enfin les yeux du téléphone. Puis retentit le bruit guttural qui accompagnait les vomissements, le râle entre deux spasmes et la chasse d’eau.
    Et merde, se dit-elle.
    Ça ne finirait donc jamais.

    Élisabeth n’en avait aucune idée, bien sûr, mais toute petite déjà, Maëva savait que sa mère vomissait quotidiennement. Tout avait changé pour elle en si peu de temps, son père était parti, Élisabeth s’était muée en une espèce de zombie et, même si ça n’avait pas été le cas, Maëva s’était sentie totalement abandonnée. Le soir, elle peinait à trouver le sommeil. Elle demeurait de longues heures couchée dans l’obscurité, attentive aux plus petits mouvements.
    On lui avait expliqué que papa et maman n’étaient plus sûrs d’être amoureux, qu’ils l’aimeraient toujours en revanche, elle avait dit « d’accord » et puis elle avait continué à se lever le matin, à aller à l’école, à prendre un bain après avoir joué dans la cour. Simplement elle ne s’endormait plus une fois la lumière éteinte. Dans la nuit, elle l’entendait cracher, haleter, tirer la chasse. Un soir, inquiète, Maëva s’était levée. Elle se souvenait encore du contact de ses pieds nus sur le tapis posé près de son lit, un beau tapis molletonné avec une princesse dessus, et elle s’était avancée jusqu’à la porte entrebâillée. Puis elle était descendue sans bruit dans la pâle lueur qui éclairait les escaliers pour découvrir sa mère, à genoux devant la cuvette des toilettes, en train de s’essuyer la bouche en reprenant son souffle. L’une et l’autre s’étaient regardées, interdites.
    — Ça va, maman ?
    — Oui, ma chérie, avait répondu Élisabeth avec un peu d’hésitation. Ce n’est rien. Va te recoucher.
    Maëva avait obéi, mais elle ne s’était jamais défaite de cette image : sa mère échevelée, les yeux enfoncés, rendue malade par l’absence du père et qui, chaque soir, avec une régularité presque curative, vomissait la trahison.

    *

    Quand Stéphane rentra, le dîner était prêt. Rien d’extraordinaire, une quiche lorraine, une salade, quelques rondelles de saucisson en entrée. Élisabeth picorait à peine, l’air ailleurs.
    — Tu ne manges pas ? s’étonna Stéphane.
    — Je suis un peu barbouillée ces derniers temps, répondit Élisabeth en débarrassant les assiettes.
    Le père et la fille la fixèrent en silence tandis qu’elle s’éloignait, l’un suspicieux, l’autre accusatrice. Elle revint avec la corbeille de fruits, esquissa un sourire qui se voulait réconfortant et s’efforça de manger une banane. Peut-être pour détourner l’attention de la question de la nourriture, elle raconta ses achats du jour, les chevalets, les toiles, la peinture. Un cahier de croquis, aussi. Elle avait débarrassé l’atelier de ses toiles d’araignée, ne manquaient plus que deux ou trois bricoles et elle pourrait s’y mettre.
    Elle disait tout cela d’un ton faussement enjoué qui ne trompait personne. Stéphane hochait la tête avec une satisfaction tout aussi factice, et Maëva retint son envie de hurler.
    Ce cirque n’était pas nouveau. Après le retour de Stéphane à la maison, quelques années auparavant, ils s’étaient accordés tacitement sur le rôle dévolu à chacun, et tous l’avaient joué à la perfection. Le gentil mari repenti. L’épouse digne. La jolie petite fille bien coiffée qui racontait ses journées d’école en se persuadant que ça intéressait vraiment quelqu’un. Et en coulisses, ça dégueulait dans la nuit, ça pleurait sous la couette, ça fuyait de tous les côtés. Rien n’avait plus jamais été étanche.
    — On pourrait aller faire les boutiques, toutes les deux ? proposa Élisabeth à sa fille en terminant sa banane.
    Maëva avait perdu le fil de la conversation et sursauta presque en comprenant que sa mère s’adressait à elle. Elle trouva aussitôt une excuse pour refuser, mercredi elle devait rejoindre des amies pour travailler sur son exposé d’histoire. Sur la Première Guerre mondiale, précisa-t-elle lorsque Stéphane le lui demanda.
    — Tu t’es fait des amis, alors ? voulut-il savoir.
    — Ouais, ça va, fit Maëva en pensant à Ritchie.