Nicolas Jaillet
Mauvaise graine
Jeune institutrice, Julie mène une vie tranquille de célibataire sans histoires. La première surprise, c’est ce bébé dans son ventre, arrivé là mystérieusement et pourtant, elle sait bien qu’un enfant, ça ne se fait pas tout seul. La deuxième surprise, plus grande encore, c’est que cette grossesse développe chez elle d’étranges pouvoirs. Ne lui reste plus qu’à mener l’enquête pour comprendre ce qui lui arrive et régler ses comptes…
À mi-chemin entre Kill Bill et Bridget Jones, Mauvaise graine est un roman fantasque et trépidant à savourer sans reprendre son souffle.
- Nicolas Jaillet est né en 1971 en région parisienne. Il a été comédien, musicien et a publié cinq romans, notamment aux éditions Bragelonne, ainsi que deux livres jeunesse. Il explore les frontières des genres avec intelligence et maîtrise.
- Revue de presseLes personnages centraux prennent corps dans un récit alerte, désinvolte. On les retrouve après une ellipse narrative, sur un tout autre terrain, celui des tracs génétiques qui alimentent désormais la SF. Le lecteur se laisse prendre par le suspense de cette aventure avec « méchants » en blouse blanche dont Julie est victime. D’autant qu’elle rebondit : Nicolas Jaillet, en veine d’action, transforme sa victime en guerrière de manga. Tout est alors possible y compris un improbable dénouement ! Pourquoi bouder son plaisir?Efficace, ce roman est vivant, intrigant, drôle et palpitant !L’auteur nous entraîne avec jubilation dans un roman entre Kill Bill et Bridget Jones.Humour décalé, scènes d’actions, suspense, fantaisie à gogo, un roman en mode thriller parfait pour vos soirées d’été…Un livre intelligent, malin même, drôle, qui évite les chausse-trappes des littératures de genre qu’il traverse et impose son ton. Un vrai bon moment.Un livre qui allie suspense et humour, délirant et régalant !Un délire pop à l’image de la pétillante couverture. J’ai beaucoup ri et passé un excellent moment avec ce malin livre défouloir. Bien joué Monsieur Jaillet, je vous relirai !Nicolas Jaillet s’amuse à dépeindre des scènes cinématograhiques, à tendance frères Coen, Tarantino, et son stylo caméra fait vraiment mouche !
- Tout commence comme une bluette du dimanche soir sur TF1, enchaîne sur un Tarantino, continue sur un film d’espionnage. Ça va à 200 à l’heure, vous emmène de surprise en surprise de bout en bout. Un très chouette moment de lecture plaisir régressif.
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Plus jamais.
Elle émerge, et c’est un cauchemar. Toutes les cellules de son corps sont sur le point d’exploser. Le tocsin dans sa boîte crânienne annonce la révulsion de l’estomac, puis viennent les sueurs froides, et le goût de cafard sucré qui se révèle dans sa bouche. Elle est en enfer. Elle le sait. Elle y sera toute la journée. Elle a aussi conscience d’une étrangeté. Une intuition qu’elle va saisir bientôt, même si la moindre pensée, le moindre mouvement de son esprit saturé de poisons est un supplice. C’est lié à son entourage immédiat. Au contact des peluches sur sa joue. À l’odeur de bave et de sueur d’enfants sales.
Elle n’est pas chez elle.
L’endroit est familier, mais ce n’est pas chez elle.
Sa joue écrase une moquette usée jusqu’à la corde. Ses bras étreignent une matière molle et douce. Chargée d’odeurs d’enfants, elle aussi. Elle est entourée de coussins. Dessus, dessous. Du bout de l’épaule, de la fesse et du genou, elle éprouve, à travers les intervalles, le contact plus dur du sol. Des poils synthétiques lui chatouillent le nez. La chose molle qu’elle serre dans ses bras, c’est Super-Gontran. Elle le reconnaît à l’odeur.
Elle est dans sa salle de classe.
Tu arrêtes ces conneries, maintenant. C’est fini.
Elle ne sait pas ce qu’elle fait ici. Elle tente d’ouvrir les yeux, mais la lueur du jour, filtrée en rouge à travers ses paupières, est déjà assez vive pour lui asséner des coups de marteau-piqueur au fond des globes oculaires. Elle s’accorde quelques instants de répit. La journée de la veille lui revient. Vaguement. Elle se souvient de l’après-midi. La discussion avec la mère de Léo, venue lui raconter ses malheurs de femme au foyer pétée de thunes et gavée d’ennui. Ensuite, rien. Rien de rien. Le néant noir, jusqu’au réveil de ce matin, dans un lieu où elle ne devrait pas être, percluse de douleur, au bord de l’agonie, nauséeuse et malade, l’esprit bourbeux, la mémoire broyée, rompue de fatigue et de dégoût, intoxiquée jusqu’à la mœlle.
Plus d’alcool, putain. Plus une goutte. Jamais.
Elle se sent sombrer à nouveau dans le sommeil. Elle aimerait bien. Il suffirait que le besoin de dormir se fasse assez fort pour surmonter la douleur. Car c’est la douleur qui l’a réveillée. Mais la douleur s’estompe dans l’engourdissement de l’esprit. Son corps se fait plus lourd, plus mou, plus chaud. Des images lui viennent déjà, sans queue ni tête. Elle se laisse aller dans le flot. Encore lucide, elle rêve déjà. Elle a foi dans le pouvoir curatif du sommeil. Lui seul parviendra à estomper sa peine. Mais une angoisse la prend au ventre et la réveille pour de bon.
Elle entend des bruits de clef, au loin. On marche. On chantonne. Un moteur électrique ronronne. L’aspirateur. Samia est là, de l’autre côté de la porte. Elle s’approche. Est-ce qu’elle va entrer ? Est-ce qu’elle fait aussi les classes ? Bien sûr qu’elle fait les classes. Elle va entrer. Et la trouver allongée sur le tapis du coin lecture, au milieu des peluches. Tout habillée, encore ivre d’hier, avec une gueule de bois phénoménale.
Julie rampe sur le flanc, repousse le sol et s’assied. Le mouvement lui soulève l’estomac. Elle grimace en ouvrant les yeux. Déjà vive, la lumière du jour provoque une nouvelle explosion dans son crâne. La nausée remonte d’un cran. Elle serre les dents. Ne pas vomir. Pas ici.
Plus une goutte, putain. Fini de boire cette saloperie. Terminé.
Elle regarde autour d’elle et constate qu’elle ne s’est pas trompée. Malheureusement, elle ne rêve pas. Elle est assise au fond de la salle de classe ; il fait déjà jour, et Samia passe l’aspirateur de l’autre côté de la porte. En chantonnant. Gaie comme un pinson. Évidemment, qu’elle chantonne. Elle a la pêche. Elle ne boit pas d’alcool. Fastoche.
Un cliquetis, et la porte s’ouvre. Samia entre en tirant son aspirateur par le tuyau. Elle ne la voit pas tout de suite. Les yeux au sol, les écouteurs aux oreilles, elle chantonne avec l’approximation de celle qui ne s’entend pas chanter.
- Zeouininideup adé Hotel California sateloliplaisse satelopliplaisse…
Samia aspire toute la poussière autour du bureau avant d’apercevoir la maîtresse d’école qui l’observe d’un œil vitreux. Elle pousse un cri, laisse tomber le tube de l’aspirateur, colle ses mains sur ses lèvres, les écarte en haussant les épaules dans un mouvement d’incompréhension ahurie, retire ses écouteurs et demande d’une voix faible :
- Julie ? Mais… qu’est-ce qui se passe ?
La jeune femme secoue la tête pour signaler qu’il n’y a pas mort d’homme. Elle le fait avec toute la délicatesse possible, mais c’est douloureux quand même. Son cerveau lui fait l’effet d’une boule de chair à vif, pas plus grosse qu’une balle de ping-pong, ballotée entre les cloisons rugueuses de son crâne. Elle trouve la force de se lever en se pendant au bord du bac à peluches, et de répondre :
- Rien, rien, t’inquiète.
Elle a presque envie de sourire en s’entendant. Elle a pris l’accent, pour certains mots. « T’inquiète » en fait partie. « T’inquiète » est très vauclusien. T’inquiaîte.
Samia lui demande instinctivement :
- Tu as dormi là ?
Puis elle se trouble aussitôt et se rétracte :
- Pardon, j’ai pas à te… Je veux pas… Ça me regarde pas. Pardon.
Julie range Super-Gontran et ses collègues dans le bac à peluches, et s’approche de Samia. Chaque geste est une souffrance. Chaque pas, un coup de maillet dans son crâne, frappé de l’intérieur.
- C’est bon, pas de problème. En fait, je suis venue… je voulais…
Son regard balaye la salle de classe. Qu’est-ce qu’elle voulait ? Il lui semble évident qu’elle est venue dormir ici pour fuir quelque chose, mais pour l’instant, ce quelque chose lui échappe. Elle articule sans conviction :
- J’avais un truc à préparer, et puis je…
Elle croise le regard de Samia, qui essaye de dissimuler son inquiétude sous un masque d’évidence. Mais oui. Bien sûr. Tu dors dans ta salle de classe, au milieu des peluches. Tout va bien. Et tu as une tête de cadavre. Normal.
Car Julie a une tête de cadavre. Elle le sait. Elle se connaît. Quand elle se réveille avec cette nausée et ce mal de cheveux, elle n’a pas le teint très frais, en général. Elle titube vers la porte et murmure :
- Je vais faire du café.
Samia sourit. Elle hoche la tête avec ferveur.
- Oui, à tout’.
Les deux femmes se tournent le dos, heureuses de mettre un terme à cette scène embarrassante.
Julie fouille son sac à main, qu’elle a laissé pendre à l’entrée, avec sa veste, comme les autres jours. Elle en extrait son trousseau de clefs. Quelque chose lui revient. Sous forme de sensations. De petites touches de certitude, au milieu du vide. Elle a fui. Elle est venue ici pour se réfugier. Elle voulait que la nuit passe vite. Elle avait hâte d’être à ce matin. Hâte de reprendre la vie normale, diurne, et de retrouver les enfants.
Comment a-t-elle pu en arriver là ? Quel traumatisme a-t-elle subi hier soir, qui fût assez fort pour lui donner envie de reprendre le travail avant l’heure ?
Elle quitte la classe et remonte le couloir vers la salle commune. Elle déverrouille la porte, pose les clefs sur la table en aggloméré, remplit la cafetière d’eau et de café, et appuie sur l’interrupteur. Pour l’instant, la soirée de la veille est encore nébuleuse. Mais Julie a une vision.
Les tables en formica rouge, bordé de noir.
Ça y est, ça revient. Hier soir, c’était : dîner au grill, avec les filles. Oui. C’est ça. Elle s’en souvient, maintenant. La soirée lui laisse une impression générale de malaise. Pire que de malaise. D’inquiétude. Non, pire. De peur. Elle se rappelle un dîner très arrosé, d’abord joyeux, mais rapidement gâché par une trahison, et quelque chose qui dérape. Quelque chose qui
Barre en couille, sévèrement.
Julie encaisse une poussée de sueur. Elle se force à respirer. Avale sa salive, qui monte en flots dans le fond de sa gorge, à chaque expiration. Ça va revenir. Du calme. Il lui faut un café, c’est tout. Elle va se sortir la tête du cul, elle va retrouver ses esprits, et comprendre ce qu’elle fout là.
Julie retourne à l’évier, ouvre le robinet d’eau froide, avance les mains en conque, mais au lieu de se passer de l’eau sur les joues, elle reste immobile, les doigts sous le jet, les yeux fixés sur la timbale où les plus flemmardes de ses collègues laissent sécher les couverts après les avoir lavés. Sans les ranger, au prétexte qu’on a toujours besoin d’une cuillère ou d’une fourchette, et qu’on est bien contente d’en trouver une tout de suite, sans avoir à ouvrir le tir…
Oh, putain.
Julie presse le poing sur sa poitrine. Son cœur se met à battre. Elle sent ses jambes faiblir.
Une fourchette.
Julie a peur de tomber dans les pommes. Elle recule en tendant le bras vers la table, où elle est sûre de trouver une chaise. Elle l’attire à elle et s’y laisse tomber, trop vite.
Aïe. Mal au crâne.
La fourchette. Le craquement des os, ou des cartilages. Le visage de gros bébé débile, les yeux écarquillés par la surprise, l’horreur et certainement la douleur. Le hurlement.
Elle sait maintenant pourquoi elle est venue dormir dans la salle de classe, au milieu des doudous. Tout lui revient, en masse. C’est bien ce qu’elle pensait. Elle est venue se cacher. Elle avait une bonne raison de le faire. Mais pourquoi est-elle venue ici, dans sa salle de classe, où tout le monde peut la retrouver ? Elle aurait dû aller beaucoup, beaucoup, beaucoup plus loin.
Si elle avait été maligne, et moins imbibée, elle serait encore en train de courir, à l’heure qu’il est.
En arrivant au restaurant, elle a tout de suite senti l’arnaque. D’abord, ça devait être un dîner de filles. On le lui avait vendu comme ça. Un dîner de filles. Et quand elle est arrivée, comme une fleur, un peu à la bourre, mais pas plus que d’habitude, elle a pu constater, ô surprise, que non seulement tout le monde était là, mais que tout le monde était en surnombre.
Les putes.
Elles avaient amené leurs mecs.
Toutes.
Trois filles, trois mecs. Céline et Samy ; Magali et Jigé ; Aurélie et Patrick.
Mais ce n’était pas tout. Cerise sur le gâteau, elles avaient apporté un gonze en plus.
Le type était installé sur la banquette, avec un espace vide à côté de lui. Message à peine voilé. Tu vois le tableau, poulette ? La place libre, elle est pour toi. On te l’a gardée au chaud. La place à côté du mec en plus. On est en train de te caser. On est cool, ou quoi ? Merci qui ? La soirée de filles avait été changée en soirée spécial couple. Gentiment, on lui faisait l’offrande d’un partenaire d’occasion, comme certains restaurants adoucissent leur dress code en prêtant une chemise à ceux de leurs clients qui n’en ont pas.
C’était super sympa. Au détail près qu’on ne lui a pas demandé son avis.
Le type était plutôt balèze, le crâne rasé. Un visage de chérubin qui aurait un peu forcé sur le lait maternel. Jovial. Trop jovial. Probablement aussi gêné qu’elle. En la voyant arriver, Céline, qui bouchait l’accès à la place libre, s’est levée pour lui céder le passage. Julie aurait dû lui dire de se rasseoir. Elle n’avait qu’à glisser sur la banquette, pour occuper l’espace libre à côté de l’inconnu. Elle aurait dû leur expliquer que c’est mal ; qu’il ne faut pas faire ça.
Car c’est mal.
Organiser des dîners entre couples avec un mec célibataire pour la copine célibataire, même si ça part d’une idée généreuse... il ne faut pas. C’est mal.
Même si vos couples vous ennuient. Même si vos conjoints vous dépriment. Même avec vos habitudes, vos quotidiens, vos vacances programmées, vos baraques pourries qui vous ont endettés sur quinze ans, vos abonnements au câble, vos sexualités au jus de navet et vos gosses qui vous sortent par les yeux... Même si tout ça vous donne des envies de bidon d’essence et d’allumettes, tous les dimanches à dix-sept heures... ne faites pas ça.
Même si vos copines célibataires sont le dernier bastion, l’ultime rempart à l’ennui dans vos vies minables. Même si le seul jeu un peu sensuel qu’il vous reste, à dix ans de la ménopause, c’est de projeter vos fantasmes dans la vie de vos copines célibataires. Même si c’est rigolo de mettre deux célibataires ensemble dans un dîner, au milieu de deux instits de maternelle frustrées, d’une bibliothécaire municipale frustrée, d’un employé municipal frustré, d’un prof de philo frustré, et d’un dealer au chômage dépressif et frustré, comme des enfants cruels jettent un insecte dans une fourmilière après lui avoir arraché les pattes, histoire de se marrer un brin.
Oui, c’est rigolo. Ça met un peu d’hormones dans vos poireaux à la vinaigrette. Vous allez vivre par procuration les émois d’un amour naissant, sans vous être donné la peine d’expliquer à vos maris épuisés qu’un cunnilingus par mois, contrairement à ce qu’ils croient, ce n’est ni un exploit ni un cadeau, ce n’est même pas le minimum syndical. Peut-être qu’au-dessus des bavettes au Boursin et des carottes bouillies, vous arriverez à happer quelques effluves de phéromones échappés de vos deux cobayes. Peut-être que ça vous donnera un semblant de renouveau ; de quoi pimenter par une vague érection votre prochain plateau-télé. Peut-être que, par extraordinaire, vous baiserez une fois de plus par semaine que d’habitude, ce qui fera au total : une fois par semaine. N’empêche. Rien ne justifie ça. C’est mal.
Il ne faut pas se défouler sur vos copines célibataires. D’abord, elles ne vous ont rien fait, et puis dites-vous bien que, aussi minables que soient vos vies, celles de vos copines célibataires sont plus minables encore.
C’est du moins l’opinion de Julie sur le sujet. Elle croyait l’avoir assez vigoureusement exprimée. Dans le domaine du sexe, on n’aide pas. Ça ne sert à rien. C’est même contre-productif. Traverser la cour de récré pour aller dire à un gars qui échange tranquillement ses cartes Pokémon : « Ma copine, elle veut sortir avec toi », c’est bon pour le CP. Les filles ont eu des conversations là-dessus. Magali approuvait Julie. Et pourtant, elles sont toutes là, plus ou moins gênées, plus ou moins ravies de leur petite trahison. À des degrés divers, selon les individus. Céline, la discrète, baisse ses grands yeux pâles sur son verre en effleurant son sous-bock. C’est une fille sensible. Elle sait que c’est violent ; elle se met à la place des gens. Aurélie, avec son côté vieille France, fait comme si la situation était parfaitement normale. Et peut-être qu’elle le croit, au fond. Le tapin social ne la choque pas, pourvu qu’il soit pratiqué dans le respect des convenances, par des gens qui vont chez le coiffeur. Quant à Magali, la meneuse, celle qui est sur tous les coups, sa meilleure copine, elle jubile. Regard par en dessous, sourire gourmand, elle scrute. Elle assume à cent pour cent. Pour un peu, elle attendrait une médaille.
On échange des bises. Les trois bises réglementaires, en usage dans la région. Julie fait le tour de la table, comme si de rien n’était. Céline, Samy, Patrick, Aurélie, Magali, Jigé. Elle se garde le petit nouveau pour la fin. L’homme se lève à moitié.
- Kevin, enchanté.
Kevin. OK. Julie se retient de rire. Elle n’a pas le droit de le condamner sur son prénom. Ce n’est pas de sa faute. On ne choisit pas ses parents. Elle tend la joue à Kevin. Son baiser à lui est assez timide. Il effleure de sa joue celle de Julie, ses lèvres claquant dans le vide.
Tous les spectateurs épient ce premier contact érotique entre leurs deux victimes. Inconsciemment, Julie jette un regard de biais à Jigé. Elle s’en veut de faire ça, mais il faut qu’elle vérifie. Et ce qu’elle voit la soulage.
Alors que tous les regards sont rivés sur le couple en formation potentielle, Jigé détourne les yeux. Jigé, le plus inadapté de cette bande de bras cassés. Le mec de sa meilleure amie. L’intouchable. Son petit chouchou. Il observe l’entrée du restaurant d’un air vaguement triste. Il n’approuve pas cette idée.
Julie s’installe sur la banquette et tâche de se montrer ouverte, chaleureuse. Le plus innocemment du monde, elle lance à la cantonade :
- Ben alors... je croyais que c’était une soirée de filles ?
Un bruissement parcourt la table. Les filles s’interrogent du regard. Qui se la sent d’endosser la trahison ?
Aurélie prend l’initiative :
- C’était une soirée de filles. Mais ce qui se passe, c’est que ces deux cons, là...
Elle désigne du menton Samy et Jigé.
- … ils ont un festival, ce week-end. Alors, comme ces deux gourdes, là...
Elle se tourne vers Magali et Céline.
- … elles peuvent pas se passer de leurs mecs, on a décidé de tolérer leur présence. Voilà.
- C’est cool, dit Jigé. On se sent désiré.
- Ça t’ennuie ? demande Céline, du bout des lèvres.
Un instant, Julie caresse l’idée de répondre que ce n’est pas la présence de leurs mecs qui l’ennuie, mais celle de Kevin. Ce serait marrant, ça foutrait pas mal de bordel. Mais elle y renonce. Le pauvre Kevin n’y est pour rien. En revanche, elle se promet d’avoir une petite conversation avec sa grande copine Magali, un de ces jours. Car c’est elle qui a fomenté ça, sans aucun doute. En attendant, Julie décide de se fondre dans la conversation. Elle se penche vers Jigé.
- C’est quoi, comme festoche ?
- Les Mille Lunes, à Lunel.
- C’est de la techno, ça non ?
- Gravement.
Un tic de Jigé. L’emploi intempestif des adverbes. Julie fronce les sourcils.
- Tu vas gober des cachetons ?
Jigé enroule une mèche de cheveux autour de son index. L’allure de sa grande tignasse évolue beaucoup au fil des semaines. Comme il le répète volontiers, ce n’est pas de la coquetterie, mais de l’écologie. Il fait son shampooing lui-même, et selon les dosages, il obtient des résultats variables. Quand il force sur l’huile d’olive, il a les cheveux raides et brillants ; quand il charge un peu trop la verveine, il frise comme un mouton.
- Non, j’y vais juste pour la zik...
Julie regarde Jigé avec insistance. Il vient d’arrêter les acides. Du moins, c’est ce qu’il dit. Un festival de techno n’est peut-être pas le meilleur endroit pour persister dans cette bonne voie. L’homme proclame son innocence :
- Je vais rien gober du tout. C’est juste pour la zik, je te dis.
Samy vole au secours de son pote.
- Eh, je te signale qu’on peut très bien kiffer la transe, sans gober des Taz.
À l’autre bout de la table, Magali prend la parole.
- Bon, les mecs ! Que les choses soient claires : ça reste un dîner de filles. Vous savez ce que ça veut dire.
- Faut qu’on mette des jupes ? demande Patrick.
Aurélie et Céline échangent des œillades gourmandes. La proposition les tente bien, mais Magali garde le cap.
- Nan. Ça veut dire qu’on est des putain de princesses. On fait ce qu’on veut. On rote, on pète, on se gratte les couilles...
- … comme des princesses, hasarde Samy.
Magali le fusille du regard. Elle n’a pas fini.
- Mais surtout...
Elle tend un doigt menaçant vers chaque membre masculin de l’assemblée (en épargnant Kevin).
- Surtout...
L’index se rétracte, le poing se referme.
- On a toujours RAISON !
Le poing s’abat sur la table en faisant tinter les verres. À la table voisine, une volée de voix féminines s’élève, enthousiaste.
La soirée démarrait bien. Julie avait fait son deuil du dîner de filles. Elle était contente de voir les garçons. Elle a vite oublié la trahison de Magali et admis la présence de Kevin.
Jusqu’à ce qu’il commence à la peloter.
Ça picolait pas mal, autour de la table, et Kevin suivait le mouvement. Quand les plats sont arrivés, il avait le crâne luisant et les oreilles écarlates. Il était sous pression. Il se savait regardé. Obligé d’atteindre le but assigné, tacitement mais sûrement : pécho Julie. Et la pécho publiquement.
Il saisissait toutes les occasions pour l’effleurer. Il se penchait sur elle pour lui demander du sel, du pain... Chaque fois, sa main traînait sur le bras nu de sa voisine, un peu plus longtemps que nécessaire. Quand elle le retirait, il avait ce regard circulaire, pour vérifier que personne n’avait assisté à son échec. De plus en plus nerveux, tendu. Chaque tentative infructueuse augmentait sa frustration.
Julie tentait de lui échapper en glissant latéralement sur la banquette, jusqu’à se coller à Céline. Mais le message ne passait pas. Il insistait.
Il a tout tenté. Tout ce qui pouvait créer l’occasion d’un contact. La ruse ancestrale qui consiste à soupirer « oh, j’ai trop mangé, moi ! » avant de s’adosser à la banquette en étalant les bras pour en glisser un derrière les épaules de sa voisine, l’air de rien. Ou bien, il faisait mine de s’intéresser à la conversation qui se tenait de l’autre côté de la table, dans le seul but de se vautrer sur elle. Julie esquivait systématiquement. Elle répondait par des mouvements oscillatoires que n’importe qui, à sa place, aurait interprétés comme : « c’est bon, laisse-moi ». Sans succès.
Kevin n’a rien changé, ni au rythme, ni à l’insistance de ses offensives. Il s’est seulement rabattu sur un autre champ de bataille.
Fatigué de se prendre des râteaux devant tout le monde, il a décidé de pousser ses avances sous la table. Ses bras avaient tendance à tomber sur la banquette. De là, sa main gauche, animée d’un mouvement involontaire, inconscient, mal maîtrisé... rampait vers la cuisse de Julie.
Ça a été le premier déclic. Le premier geste explicite de refus.
Elle a pris le poignet de Kevin entre le pouce et l’index, pour le reposer sur la table. Il lui a lancé un regard furieux. Elle l’a soutenu avec un sourire crispé, qui voulait dire : « Je prends ça bien, mais je peux me fâcher. J’ai bien compris ce que tu veux, mais moi, je ne veux pas. Tu arrêtes, maintenant. » Lui, n’a pas souri du tout. Ses lèvres se sont serrées. Un élan de colère est passé dans ses yeux. Elle n’a pas aimé ça. Que tu sois relou, passe encore. Il y a de la pression sociale sur tes épaules, je peux comprendre. Mais ne joue pas les victimes, ou les mâles dominants offensés, ça va très mal se passer. Elle a soutenu son regard. On parlait séries télé. La conversation était animée. Personne ne faisait attention à eux.
Ils continuaient de s’observer. Ils ne se lâchaient pas des yeux.
Elle a senti qu’il allait le refaire. Elle a vu un tressaillement dans sa paupière et pendant un instant elle a su qu’il allait remettre sa main.
Elle l’a su. À cet instant, c’était clair comme de l’eau de roche. Il avait l’intention de pousser la provocation.
Alors, elle a pris les devants.
Il a hurlé.
Il regardait sa main en secouant la tête. Il hurlait.
Elle ne sait plus comment ça s’est passé exactement. Elle a vu la fourchette, elle a vu la main, et l’instant d’après, le manche de la fourchette était dans sa main à elle, et les dents, plantées dans sa main à lui. Les deux moments se télescopent dans sa mémoire.
Ce qui l’a frappée, c’est à quel point ça a été facile. C’est rentré comme dans du beurre. Elle suppose qu’elle a transpercé la main, parce que les dents de la fourchette ont heurté quelque chose de dur, qui devait être la table. Mais c’est le bruit, surtout, qui l’a surprise par sa trivialité. Un craquement sec. Comme une brindille.
Julie se souvient de la cohue dans le restaurant. Les clients qui se lèvent en cherchant d’où vient le scandale, le regard fixe et la tête qui pivote comme une girouette. Jigé qui la prend par le bras et qui l’exfiltre, en louvoyant entre les tables.
Elle a juste eu le temps de se dire : TIens, Jigé ? Pourquoi lui ? Ils étaient déjà dehors.
Il l’a poussée sur le parking en lui disant sèchement :
- Tire-toi !
Et il lui a tourné le dos. Il est reparti en trombe vers le restaurant. Elle a obéi. Il y avait quelque chose de dur dans son regard. Lui, si calme et gentil, d’habitude. Lui, l’empereur du cool, comme il se définit lui-même. S’il avait parlé plus gentiment, s’il était resté une seule seconde auprès d’elle, s’il avait montré la moindre bienveillance, elle n’aurait pas réagi.
Sans réfléchir, Julie se met à trottiner sur le parking. L’instant d’après, elle est dans sa voiture, elle roule sans destination. L’instant d’après, elle se gare en double file, à l’entrée d’une épicerie de quartier. L’instant d’après, elle est en rase campagne, au bord de la Durance, avec deux flasques de gin et une bouteille d’eau gazeuse. Elle a laissé la portière de sa voiture ouverte et la musique à fond. Johnny Cash en boucle. Elle danse. Elle hurle.
- Ghost Riders iiiiiiinnnn the Skyyyyyyy !
Elle descend ses deux flasques en un rien de temps, sans toucher à l’eau gazeuse.
L’instant d’après, elle est devant la porte de l’école. Elle lutte pour faire entrer la clé dans la serrure.
L’instant d’après, elle se réveille. Elle est en enfer.
Julie se passe de l’eau froide sur le visage. Ça la réveille un peu. Ça estompe le mal de crâne, mais ça ne change rien à sa pâleur, comme elle peut le constater sur le petit miroir qu’une génération précédente de collègues a charitablement pendu à une vis au-dessus de l’évier, pour se repoudrer le nez à l’occasion. Julie se regarde au fond des yeux et demande à haute voix :
- Et maintenant, tu fais quoi ?
Question rhétorique. Elle sait ce qu’elle a à faire. Dans quelques minutes, Aurélie et Céline seront là. Elle n’a pas le choix. La seule chose qu’elle peut faire, c’est se jeter à leurs pieds, leur demander pardon, leur expliquer qu’elle ne sait pas ce qui lui a pris, mais qu’elle a besoin d’elles, de ses copines d’amour, de leur soutien, parce qu’elle déconne sérieusement. Elles seules peuvent lui donner des nouvelles de Kevin. Lui dire s’il va bien. S’il est gravement blessé. S’il est furieux. S’il compte porter plainte.
C’est ce qu’elle devrait faire. Ça et rien d’autre. Elle le sait.
Le son la fait tressaillir. Les roues sur le gravier de la cour. Le moteur qui ronronne, s’approche, et s’éteint. Elle l’entend avec une acuité particulière, qu’elle attribue à son état de stress. C’est comme si la voiture était là, dans la cuisine.
La voiture de Céline.
Ça ne peut être que la sienne. Aurélie vient à vélo. Et ça ne peut pas être les flics. Pitié. Pas les flics. Ils ne pourraient pas deviner qu’elle est assez conne pour se cacher sur son lieu de travail. Ils ne viendraient pas là. Pas tout de suite.
Julie serre les dents. Les battements de son cœur s’accélèrent. Dans son état, elle craint que cette montée d’adrénaline lui retourne l’estomac. Elle se force à respirer lentement, profondément, et s’en tire avec une suractivité des glandes salivaires qu’elle fait passer avec une grande gorgée d’eau fraîche. Beurk. Elle a le gosier et l’estomac tellement pourris, que même l’eau fraîche lui donne la nausée.
Elle prend son courage à deux mains et jette un regard par la fenêtre. C’est bien la voiture de Céline. La jeune femme se tient debout, immobile, près de la portière ouverte. Son gros sac à l’épaule, elle regarde alternativement l’école et la voiture de Julie garée près de la sienne. Sa main cherche par deux fois à refermer la portière, sans succès.
Céline est troublée. Elle n’est pas motivée pour traverser la cour et commencer sa journée de travail avec ses collègues. Elle doit se dire : Elle est déjà là. La dingue. Il va falloir lui parler.
Oui, Julie sait bien qu’elle n’a qu’une chose à faire. Aller au-devant de Céline et tenter de recoller les morceaux. Mais au lieu de ça, elle quitte la cuisine aussi vite que possible et regagne sa classe au pas de course, avant que sa collègue et amie ait eu le temps d’atteindre l’école. Tant pis pour le café. Elle n’a pas la force.
Elle referme sa porte et s’élance dans le couloir. Au bout de trois pas, elle ralentit l’allure, avec une grimace de douleur. Ouille. Ça fait mal au crâne de courir.
Elle n’a pas quitté sa classe de toute la matinée. Elle a réussi à esquiver la récréation de dix heures. Elle était censée la surveiller. En même temps, personne n’est venu la chercher. Pour la pause de midi, et la sieste, ça va être plus compliqué. Elle ne va pas rester planquée dans sa classe toute sa vie, elle en est bien consciente. Un jour, il faudra qu’elle sorte.
Machinalement, elle saisit Super-Gontran, mascotte de la classe, et le déplace sur le tapis, sous les yeux des enfants assis en rond autour d’elle.
- Et là, cette fois, Super-Gontran, il est... il est... ?
Julie regarde par la fenêtre. Au-delà de la cour, elle peut voir une portion de la route. Combien de fois a-t-elle vérifié que personne ne venait ? Cent fois ? Mille ?
- … il est dans la maison.
Cris de stupeur. Expressions dramatiques. Comme si Godzilla venait de faire exploser le toit de l’école pour bouffer la maîtresse. S’il y a une chose que les enfants savent faire, c’est dramatiser. Julie regarde ses élèves.
- Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Immédiatement, elle désigne une petite fille, avant que tout le monde s’y mette.
- Lola, qu’est-ce qui se passe ?
Lola écarte les bras, façon Christ. Ses deux voisins s’inclinent pour éviter les baffes.
- Mais non, il est pas dans la maison, maîtresse ! Il est à côté de la maison.
Julie baisse les yeux. En effet. C’est indéniable. Super-Gontran n’est pas dans la maison de poupées. Il est à côté. Carrément à côté. Qu’est-ce qu’elle a dit ? Elle a dit dans la maison ? Elle est conne, la maîtresse. Ou alors, elle ne sait pas viser. Elle a raté la maison.
Oh là là, quelle poilade. Les enfants se roulent par terre de rire. Ça fait un boucan du diable. Julie se force à sourire, et serre les dents, pour ne pas leur vomir dessus. Ça ferait désordre.
- C’est très bien Lola ! Ça veut dire que tu es aussi forte que moi. Tu veux jouer ?
Toute fière, Lola se lève. Julie lui passe la peluche.
- Alors, si on dit qu’il est dans la maison... ?
Lola soulève le toit de la maison, et y place la mascotte. Julie acquiesce.
- Trèèèès bien. Et maintenant, Gontran va aller entre l’arbre et la vache.
Gontran quitte la maison. Il contourne la voiture, et s’arrête à l’endroit indiqué. Tout va bien. La vie reprend son cours habituel. Les enfants apprennent à localiser, et la maîtresse peut se consacrer à sa petite paranoïa personnelle. Pourquoi est-ce que les flics ne sont pas encore venus ? Ou Kevin lui-même, pour lui casser la gueule, à la maîtresse, avec une batte de base-ball dans sa main valide ? Qu’est-ce que c’est que cette Justice ? On peut donc transpercer la main d’un homme dans un restaurant bondé, devant témoins, et retourner bosser le lendemain, tranquilos, en toute impunité, dans ce pays ? Si Julie l’avait su plus tôt, elle en aurait planté plus souvent, des fourchettes !
Trois coups sur la porte. Julie les ignore. Son cœur se remet à battre la chamade, elle a des sueurs froides, mais elle compense. Elle ne laisse rien voir de sa panique.
- C’est bien, dit-elle d’une voix extrêmement calme. Et maintenant, qui veut dire à Lola où va Super-Gontran ?
Une forêt de bras se lève. Julie pointe un enfant du menton.
- Oui, Mehdi ?
- Sous la voiture !
Éclats de rire. Oh là là, quelle repoilade ! On se marre bien, ce matin. La maîtresse ouvre de grands yeux en dodelinant de la tête. Ouille. Ça fait mal, de dodeliner.
- Sous la voiture ? Tu es sûr ? Eh bien, le pauvre... Alors, vas-y, Lola, il va sous la voiture.
Lola soulève la voiture Playmobil et place Gontran dessous, à la grande joie de la classe.
- On dirait qu’il ferait une réparation, dit Jean, dont le père est connu dans tout Flourens pour être un bricoleur de génie.
- Mais oui, tu as raison, quand on répare une voiture, il faut parfois regarder dessous, dit la maîtresse en insistant sur ce mot, qui a sa place dans le champ cognitif de la spatialisation.
On frappe à nouveau. Le son est plus fort, plus insistant.
- Et maintenant, qui veut dire à Lola où va Gontran ?
Quelques bras se lèvent, indécis, moins nombreux. On ne peut plus appeler ça une forêt. Un buisson, tout au plus. Les enfants l’interrogent du regard. Même ceux qui lèvent la main. Il y a quelque chose qui cloche. Elle seule continue de faire comme si de rien n’était. Et pourtant, ça fait quelques années qu’elle est instit. Elle le sait, maintenant, qu’on ne peut pas baratiner les gosses.
On frappe encore. Cette fois, c’est impérieux.
- Maîtresse, vous ouvrez pas ? On frappe.
- Si, si, je vais ouvrir. Allez tous à votre place, on va faire un nouveau jeu. Lola et Mehdi, vous rangez.
En se levant, elle doute un instant de ses jambes. Elle a surveillé la route, mais pas en permanence. Il est tout à fait possible qu’une voiture de flics soit passée, sans qu’elle la voie. Ou bien, ils sont venus, mais dans une voiture de pas-flics, comment ça s’appelle déjà ? Banalisée, voilà. Julie marche vers la porte, en essayant de se faire une raison. Ça ne pouvait pas durer, de toute façon. Autant affronter la réalité en face. Elle a agressé quelqu’un, c’est normal qu’elle assume. Elle ne va pas prendre dix ans fermes, non plus.
Elle s’arrête, le temps de relever la tête, se composer un air digne et... la porte s’ouvre. C’est Céline. Julie soupire, à demi soulagée.
Les mains nouées sur la poitrine, presque comme en prière, osant à peine affronter son regard, sa collègue et amie lui demande à mi-voix :
- Ça va ?
Julie acquiesce, étonnée de cette question, tellement banale.
- Oui.
- Heu... comment... Tu veux que je t’apporte un truc, à midi ? Comme on t’a pas vue à la récré, on s’est demandé si...
Après un instant d’hésitation, Julie opte pour le courage.
- Non, je vais manger avec vous. À la cantine. Je suis désolée, pour la récré, j’ai…
Céline secoue la tête et la main. Pas grave. Puis elle sourit. Elle semble apprécier la décision de Julie. Les deux femmes échangent un regard. Elles ont laissé leurs portes ouvertes. Pas folles, les guêpes. Dans les deux classes, les voix des enfants montent en puissance. Il va falloir y retourner avant que ça dégénère.
- Bon, ben, c’est super... On mange ensemble, c’est super.
Une fossette se creuse au bord de ses lèvres ; Céline hésite à plaisanter. Julie devine ce qu’elle voudrait dire, sans oser crever l’abcès. Elle prend les devants :
- Vous planquerez les fourchettes.
Céline rit de bon cœur. Puis elle désigne sa classe d’un mouvement de tête :
- Bon, je crois que je vais...
- Ouais. À toute. Oh, Céline ?
- Oui ?
- Et lui ? Heu...
Elle n’a pas déjà oublié son prénom, si ?
- Le gars... heu...si.
- Kevin ? dit Céline.
- Oui, Kevin. Ça va ? Il... il... ?
Céline opine avec une petite moue. Comme si elle s’en foutait un peu. Comme si c’était bien fait pour sa gueule, à Kevin. Comme s’il ne méritait pas toute cette attention.
- Je crois. Samy a passé la nuit aux urgences avec lui. Il a un plâtre, enfin, un gros bandage, mais ça va. Y a rien de cassé. Il bouge les doigts.
Julie acquiesce, pétrie de reconnaissance.
- OK. D’accord. Bien, bien.
Après un moment de silence, elle ajoute :
- Il est super, ton jules.
Céline hausse une épaule.
- Ouais, faut le dire vite.
Blam. Pas de pitié pour les mecs. C’est une des règles de vie du gang des filles.
- Mais alors, leur festoche ? demande Julie. Ils sont pas partis, du coup ? C’est con...
Céline hoche la tête avec une expression grave, pour apprécier toute la noblesse des garçons.
- Si, ils ont pris la route ce matin. Cinq heures.
- Eh ben... souffle Julie, admirative.
Céline lève la main, index et petit doigt dressés. Les cornes du Diable.
- Rock and Roll, ou pas Rock and Roll ?
Julie répond par le même geste.
- Rock and Roll ! Total respect.
Les deux filles échangent un regard plein de tendresse. Les enfants s’agitent dans les classes. C’est pas le tout, de bavarder.
- Bon allez !
- Allez. On se voit à midi.
Julie envoie un baiser à son amie en reculant vers sa classe. Puis elle reprend le cours avec un soulagement mitigé et, en tête, le mot sursis.
Mauvaise Graine - Nicolas Jaillet
Mauvaise graine - Pourquoi du thriller ?