Pierre Hanot, Aux vagabonds l'immensité
Roman
224 pages
a paru le 28 mai 2020
ISBN 978-2-3588-7618-6
Pierre Hanot

Aux vagabonds l’immensité

Roman
224 pages a paru le 28 mai 2020 ISBN 978-2-3588-7618-6
Roman
224 pages a paru le 28 mai 2020 ISBN 978-2-3588-7618-6

Le 23 juillet 1961 est une nuit de représailles, une nuit où les chiens sont lâchés. On lui donnera plus tard le nom de «Nuit des paras». Pendant quelques heures, Metz sera à feu et à sang, barbare. Parce que depuis des mois le FLN s’y organise. Parce que les paras s’ennuient et ont besoin d’action. Parce que la guerre d’Algérie résonne ici et que Français et Arabes s’observent avec méfiance dans un climat de tension raciale constante. Et cette nuit-là se joue le destin des anonymes sur lesquels Pierre Hanot a décidé de se pencher. Il y a des espoirs et des déveines, des potes de chambrée, des conversations à l’usine, des soirées au dancing... Des petits riens qui font ces vies de 1961, bouleversées cette nuit-là par les coups de l’Histoire.

  • Pierre Hanot est né en 1952 à Metz. Il mène une longue carrière musicale dans le rock avant de se consacrer à l’écriture. Il rejoint le monde du polar et du noir, lauréat en 2009 du Prix Erckmann-Chatrian pour son opus Les clous du fakir paru chez Fayard.
    • Pierre Hanot, Gueule de fer
  • Revue de presse
    Une folle nuit. Pierre Hanot n’a pas voulu en tirer une leçon ni prendre parti.
    Pierre Hanot raconte à hauteur d’homme, dans un style direct qui donne sa juste place à l’émotion. La mécanique de la haine y apparaît implacable et, on le redoute, intemporelle. 
    Documentation à l’appui, Pierre Hanot fait émerger de l’Histoire les anonymes dont les vies ont été démolies par « La nuit des paras ». Dans cette chronique d’un été tragique, au risque d’être démonstratif, l’auteur nous oblige à nous souvenir. Un roman nécessaire.
    Un tragique fait divers ! 
    Comme tout ce que fait Hanot c’est sec, violent et rythmé par une énergie résolument rock ‘n roll. Comme tout ce qui n’est pas fait pour nous aider à dormir, ça secoue, ça fait un peu mal, mais ça fait quand même du bien.
    Une succession de chapitres courts plonge le lecteur dans cette spirale de l’horreur. Aussi brillant que glaçant.
    Un roman qui se lit d’une traite !
    Il nous ouvre avec une confiance accrue ses fenêtre vers la vie et c’est tant mieux. Passionant ! 
    Une histoire passionnante et passionnée portée par un style précis.
    Pierre Hanot continue de se battre pour la survie de la culture.
  • téléchargez l’extrait

    Avertissement au lecteur

    Ce roman s’inspire des événements survenus à Metz en juillet 1961 et que d’aucuns ont appelés « La nuit des paras ».

    Loin de me prendre pour un quelconque historien, j’ai respecté autant que possible la chronologie et l’imbrication de faits s’étant soldés par un nombre de victimes dont le chiffrage exact est encore sujet à caution.

    Aussi, lorsque je me perdais sans lumière, il m’a fallu éclairer l’obscurité à la faveur de l’imaginaire, me laissant guider par la saveur amère des mots sans jamais chercher à la domestiquer.

    Les protagonistes de ce drame ont pour la plupart existé, d’autres ont été partiellement ou totalement inventés par mes soins et si j’ai pu y goûter quelque liberté, c’était pour briser le miroir d’une réalité monolithe.

    Reste l’écho venant ricocher contre le mur des ostracismes, preuve que l’Histoire peut bégayer.

    Dimanche 2 juillet 1961

    Le médaillon

    L’étroite vitrine du caboulot se refuse à laisser entrer l’été et pour que ses clients puissent jouir d’un soleil de juillet trop rare, le bistrotier a installé à l’extérieur trois tables rondes en ferraille empiétant sur la ruelle.

    Hocine et quelques coreligionnaires s’y sont regroupés devant un café serré et à voix basse, les conversations vont bon train. Quand Hocine prend à son tour la parole, les autres l’écoutent sans l’interrompre : ici, il fait autorité, il est respecté, ou craint, par beaucoup, à raison.

    Au premier abord pourtant, on le jugerait peu charpenté mais l’apparence est trompeuse, son corps longiligne est fait de muscles fermes et sans gras. Point de surcharge pondérale, il ne peut en être autrement tant le feu de la haine le brûle au quotidien, le délestant de toute pensée superflue, le nourrissant d’une seule résilience, venger la mort de Medhi, son père.

    S’il s’égarait par malheur un instant dans sa quête, le contact du médaillon qu’il porte autour de son cou saurait le remettre dans le droit chemin. Il y conserve précieusement en relique la photo de son géniteur assassiné par la France en représailles des insurrections algériennes du 20 août 1955 dans le Constantinois : des milices armées, les paras et les légionnaires ont raflé plus d’un millier d’hommes, pour certains encore des gamins, et ils les ont parqués au stade municipal de Philippeville avant de les massacrer à la mitrailleuse.

    Par miracle, Hocine a échappé au carnage et émigré depuis dans l’Hexagone, à l’anonymat impuni des tueurs de son père, il répond par son engagement clandestin au sein du FLN.

    – Mais comment choisir entre ton mouvement et le MNA ? le questionne prudemment l’un de ses interlocuteurs, un barbu voûté.

    – Le MNA ? Un ramassis de démagogues à la botte des colonialistes, sentencie Hocine. Malgré tout son baratin, Messali, leur leader historique, a décidé d’exclure l’option militaire. Débile de croire qu’on puisse obtenir quoi que ce soit en négociant avec les Français, seule l’action violente est payante ! Aucune mansuétude envers l’ennemi et leurs collabos, la haine appelle la haine, Inch’Allah.

    Docilement, le barbu hoche la tête en signe d’approbation. Émettre la moindre des réserves n’est pas inscrit au programme. Ni souhaitable.

    La paix

    Ce dimanche, la paix. À part le ménage, la lessive, cuisine et vaisselle, repassage et peut-être couture, faut voir. La routine pour Christiane, depuis que la daronne perd la boule.

    Le médecin a diagnostiqué « sénilité précoce ». Christiane ne connaît pas les aboutissants ni l’échéance, elle peut juste imaginer la cause : chronologiquement, ça s’est déclenché chez sa mère deux ans pile-poil après la mort de son mari, y’a pas de hasard.

    Un roc, le pater, capable, dans son atelier d’ébénisterie rue des Tanneurs, de porter à lui seul une armoire lorraine. Et puis au mois d’août 1955, trempette dans la Moselle avant la grillade saucisses côtes de porc, le colosse est parti la semaine suivante en trois jours, paralysie générale, coma, la polio.

    Christiane se rappelle, le poumon d’acier à l’hôpital Bon-Secours, son père inconscient déjà dans le sarcophage, le bruit des pompes et du système de ventilation artificielle aussi choquant que le mutisme du praticien.

    La mère ne s’en est jamais remise, des périodes où ça va et tout à coup elle déraille, boucle ses bagages en pleine nuit, veut quitter Metz et rejoindre en Normandie ses parents décédés il y a un bail.

    Alors s’amuser, profiter de l’existence comme toutes les filles de son âge ? Pour Christiane, les occasions sont rares : en plus de la mobilisation que nécessite sa présence aux côtés de la mère, son emploi à la Manufacture des tabacs lui bouffe quarante-six heures hebdomadaires, ça laisse peu de place à la fantaisie.

    Heureusement, moyennant quelques francs, une cousine vient de temps en temps la relayer à la maison et Christiane peut s’entraîner au club de majorettes ou un week-end sur deux, s’offrir le Kursal, un des établissements messins organisant chaque dimanche un après-midi dansant.

    La grande formation attractive de Robert Duval y mène le bal : twist, mambo, madison, hully-gully, Christiane est une danseuse accomplie mais quand arrive la série des slows et que des gars l’invitent, elle décline poliment.

    Les mâles éconduits la prennent pour une bêcheuse. En réalité, les quelques aventures peu concluantes qu’elle a vécues jusqu’à présent, des choses plus intimes aussi qu’elle garde enfouies en elle, ne l’inclinent pas à céder au premier venu et, confrontée au jeu de la séduction, elle se sent par trop désarmée.

    Une gabegie, parce qu’elle a vraiment du chien, pas le genre blonde glamour à la Martine Carol, plutôt brune pétillante. Un visage harmonieusement dessiné, yeux marron foncé, petite bouche gourmande, cheveux coupés en frange sur le front avec les mèches du bas en accroche-cœur sur la joue. Lorsqu’elle se regarde dans la glace, elle aimerait avoir plus de poitrine et elle a tort, le galbe est gracieux, sans ostentation, Christiane est une belle nana.

    Mais voilà, pas de quoi se vanter, sa vie sentimentale est proche du zéro pointé, vingt-deux ans et toujours vierge. À la Manufacture, entre collègues, certaines parlent de sexe à la pause, ça soulage des cadences ou de la tyrannie des petits chefs. Il y a les mal-mariées qui prétextent une migraine chronique dans l’unique but d’échapper au devoir conjugal, les célibataires qui ont le feu à la touffe et qui se font sauter sur le siège arrière d’une Panhard Dyna Z, les filles qui après chaque rapport redoutent de tomber enceintes, celles qui sont passées par les faiseuses d’anges et qui en gardent un chagrin, lui, non périssable.

    Christiane rit ou pleure avec elles, s’invente un amant ou quelque étreinte sauvage histoire de ne pas passer pour une pomme, ne succombant parcimonieusement au désir que sous les draps à la nuit tombée, quand elle rêve au prince charmant, celui qui un jour saura enfin conquérir son cœur et son pucelage.

    – Christiane !

    – Oui, maman ?

    – Qui est-ce qui parle dans le salon ?

    – Personne, maman, c’est la radio.

    – Tu ne vas pas me faire croire que la radio parle toute seule !

    Ça y est, c’est reparti pour un tour.

    Jeudi 6 juillet 1961

    Brochettes-merguez

    À peine Noureddine a-t-il stationné son fourgon en bord de trottoir que, vitres baissées dans une Dauphine, des bidasses en goguette lui ont fait un bras d’honneur et crié « sale bougnoule ».

    Noureddine n’en a cure, il sait bien que la faim n’a pas de patrie et que les crétins s’arrêteront un peu plus loin pour revenir sur leurs pas et s’empiffrer de ses saucisses et de ses brochettes.

    Il les accueillera avec son grand sourire numéro un estampillé Hollywood façon Clark Gable, quand celui-ci se penche par la verrière de son cockpit dans le film Test Pilot. Parce que Noureddine est cool et que son seul karma, c’est la merguez : grâce à elle, il deviendra riche, voire célèbre.

    Bien sûr, son oncle Yazid a été chic de l’adopter après qu’il s’était retrouvé orphelin, mais se contenter de le seconder à la boucherie, ça aurait manqué d’ambition.

    La famille en a peu. Arrivée en Lorraine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elle a fait partie du flot des migrants maghrébins comptant s’établir et prospérer dans le bassin charbonnier de l’est de la Moselle.

    Désillusion, l’Eldorado était noir de poussier. Une méchante pneumonie a contrarié la tentative de Yazid de se faire embaucher comme piqueur à la mine de Saint-Avold et il s’est résolu à intégrer la diaspora algérienne de Metz, près de trois mille coreligionnaires déjà regroupés dans le quartier du Pontiffroy.

    La zone. Un entrelacs de ruelles, de taudis, des logements plus que vétustes, des conditions d’hygiène plus que précaires et pour survivre, l’oncle s’est improvisé boucher.

    Réservé à une clientèle presque exclusivement communautaire, son bouclard ressemble plus à un étal qu’à un véritable magasin, aussi Noureddine a récemment créé une filiale qui surpassera bientôt par son chiffre d’affaires celui de la maison mère : achat à la casse d’une camionnette Peugeot D3, réfection entière du moteur, découpage de la tôle arrière droite remplacée par un rabattant qui s’ouvre sur son commerce roulant. À l’intérieur, il a monté des casiers qui font face à un meuble en formica avec gril et évier incorporés, glacière alimentée par batterie. Enfin, il a rafraîchi la carrosserie bosselée en la repeignant au rouleau et, touche finale, un copain a calligraphié Brochettes & Merguez au dessus du hayon latéral, lettres rouges sur fond bleu.

    Tous les soirs, il se stationne non loin du pont Saint-Georges, un des plus vieux ponts messins enjambant la Moselle.

    Finie la corvée des abattages clandestins dans la cour du tonton, Noureddine assure en aval, fabrication et revente ambulante, rien de sorcier : pour réussir une bonne merguez, hacher de la viande de bœuf ou d’agneau avec son gras, rajouter piment, cumin, poivre noir, sel, harissa, bien malaxer et embosser la chair dans des boyaux en intestin grêle de mouton, puis séparer en ligaturant par un nœud tous les dix centimètres.

    En direct du Maghreb et au plaisir gustatif des Gaulois, par ici la monnaie ! Hors taxes, parce que non seulement Noureddine reverse son écot à Yazid mais il doit aussi payer l’impôt révolutionnaire, impossible là de surseoir, sous peine de se mettre sérieusement en danger.

    – Non, la vie est trop précieuse, soliloque Noureddine. Vivement que la guerre s’arrête, que l’Algérie gagne son indépendance et moi la mienne !

    Il ne ratera aucune opportunité de sortir du ghetto et ça tombe à pic, il a entendu dire que Raymond Mondon, le maire de Metz, est lui aussi pour le changement. Sa devise Voir grand pour demain sous-tend un vaste projet de rénovation urbaine : éradication des quartiers insalubres, construction de buildings et d’ensembles à la pointe de la modernité.

    Noureddine jubile : Au palais de la Merguez, en néons clignotants sur la façade de son négoce flambant neuf, ça en jetterait, non ?

Rencontres