Nathalie Peyrebonne, Inconstance des souvenirs tropicaux
Roman
208 pages
a paru le 5 mars 2020
ISBN 978-2-3588-7625-4
Nathalie Peyrebonne

Inconstance des souvenirs tropicaux

Roman
208 pages a paru le 5 mars 2020 ISBN 978-2-3588-7625-4
Roman
208 pages a paru le 5 mars 2020 ISBN 978-2-3588-7625-4

Son enfance, elle l’a passée dans un petit pays d’Amérique centrale. Seuls perdurent de ces lointaines années tropicales quelques souvenirs heureux. Jusqu’au jour où une image aperçue sur un écran de télévision fait tout tanguer. Au beau milieu d’un reportage sur les services secrets français, cet homme qu’elle reconnaît, qui « travaillait avec son père ». Ses parents auraient-ils pu être liés au service de renseignement à la fin de la guerre froide ? Son paradis enfantin baigné de soleil cacherait-il un arrière-fond plus trouble ? Ne lui reste plus qu’à fouiller sa mémoire et à remonter le temps, suivre les pistes des vieilles connaissances pour découvrir la vérité.
Nathalie Peyrebonne, dans ce roman sur la quête de l’enfance et de ses rêves étincelants, interroge les mystères de la mémoire, ses pièges et ses tours de force.

  • Née en banlieue parisienne en 1971, Nathalie Peyrebonne a passé une partie de son enfance en Amérique centrale. Revenue vivre à Paris, elle enseigne aujourd’hui la littérature espagnole tout en menant des activités de traductrice et critique littéraire. Elle est l’auteure de trois romans.
  • Revue de presse
    La réussite de ce livre tient à ce que l’auteur tourne la quête de vérité de sa narratrice en prétexte à revisiter avec les mots et l’imaginaire de l’adulte, "la magie de l’enfance". Force est de constater que celle-ci opère encore parfaitement. 
    Dans ce roman attachant, très maitrisé, l’auteur enlace enquête et quête du bonheur avec une légèreté de colibri.
    Un roman de sensations, envoûtant, plein du charme vénéneux de l’innocence.
    Quête de l’enfance et quête de la vérité vont de plus en plus visiblement de pair, dans ce roman haletant et profond.
    Plus ambitieux, ce quatrième roman est une recherche sur les pièges de la mémoire dans les tentatives de la narratrice de revivre ses années d’enfance au Costa-Rica.
    Ce livre à l’écriture séduisante se lit d’une traite, happés sommes-nous par cette recherche mêlée aux évocations émues de la vie costaricienne.
    Flirtant avec les codes du polar, l’auteure mène une réflexion passionnante, et dans un style des plus plaisants, sur notre rapport au passé, à la mémoire, à la vérité.
    Un récit bien mené mêlant moments de l’enquête et réminiscences de l’enfance.
    Un roman plein de charme sur l’enfance et sur ce qu’il en reste quand nous sommes devenus adultes.
  • téléchargez l’extrait

    Pour Claude, Josette et Nicolas, parce que, dans cette histoire, tout est vrai et tout est faux.

    « Les songes ne sont pas toujours vérifiés par l’évènement. »
    Homère, L’Odyssée


    « …La douceur de cette heure me suffoquait. J’aurais voulu la saisir au vol, et la fixer à jamais sur le papier avec des mots ; il y aura d’autres heures, me disais-je, et j’apprendrai à les retenir. »
    Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée

    De cette soirée je n’attendais rien. J’en avais écarté les imprévus possibles, les propositions de sortie comme les coups de fil éventuels : téléphone éteint, je m’étais retranchée à la maison, rideaux tirés.
    Temps mort.
    Le monde se passerait de moi pour quelques heures et s’en porterait tout à fait bien. Comme je me passerais de lui.
    Ça a fonctionné, au départ. De mon canapé, face à la télévision, j’ai mollement dérivé de chaîne en chaîne avant de poser la télécommande. C’était un documentaire dont j’ignorais encore le sujet. Mais j’avais vaguement entrevu, en arrière-plan, un paysage tropical : une plage, des palétuviers, des cocotiers. Une sorte d’antidote au poison de l’hiver parisien.
    Voilà.
    À quoi ça tient.
    Les images défilaient. Des cocotiers, encore, des villes exotiques.
    Un baume réconfortant, je me laissais bercer.
    Et puis, d’un coup, perçant sèchement cette langueur coton- neuse, une image discordante.
    Une fausse note fugitive, un visage, invraisemblable. Et toujours, derrière, les arbres tropicaux.
    Fin du temps mort.

    Vingt ans de vie à Paris n’avaient pas fait de moi une Parisienne. C’était là du provisoire qui durait, une existence adoptée, un beau jour, et qui s’était prolongée. Ça ne me déran- geait pas. La vie que je menais me convenait, en gros. Mais le transitoire pouvait bien durer, pouvait bien me plaire même, rien ne me permettait de m’ancrer véritablement dans ces trottoirs, ces rues, ces bâtiments qui pourtant étaient devenus mon quotidien, son unique décor. Mes racines étaient ailleurs. Elles s’étaient allongées, étirées librement durant quelques années, les années d’enfance. Jusqu’à la séparation. Après, elles étaient restées bien plantées, comme savent le faire les racines, quand moi j’avais plié bagage.
    Mon enfance, je l’avais passée dans un petit pays tropical. Affaire classée, seuls perduraient quelques souvenirs, soigneu- sement rangés dans une sorte de boîte, enfin disons plutôt un coffret, imaginons même un bel objet, patiné par le temps, glissé quelque part dans un des replis de mon cerveau. Car le cerveau planque des bribes de vie en des endroits improbables, s’amuse à les réactiver de temps en temps, il coupe, triture, mélange, fait chauffer, griller, rôtir, cramer aussi parfois. Et de cette cuisine énigmatique découlent nos fulgurances comme nos impuissances, la pâte dont nous sommes faits.
    C’était cette pâte que je travaillais au quotidien. Enfin ce que je m’imaginais être ma pâte. Que j’étalais, jour après jour, sur des toiles que je fabriquais moi-même et qui encombraient une bonne partie de mon appartement. Ce que j’essayais de peindre, tableau après tableau, c’était une trace, un éclat, un reflet de ce qui se trouvait enfermé dans l’écrin à souvenirs. Trouver le moyen de saisir toute cette lumière disparue. Depuis des années, je peignais ce que les autres tenaient pour toujours le même tableau. Ils me voyaient reprendre, inlassablement, sur des toiles aux formats variables, un paysage noyé dans les feux d’un soleil couchant, barré en partie par une masse de végétation luxuriante, et, toujours, esquisser une silhouette, sur la droite. Souvent on me demandait, mais qui est-ce donc, Hortense, ce profil, cette figure ? Et moi je me taisais, je haussais les épaules comme on le fait toujours face à une question idiote ou embarrassante. J’en savais quoi, moi ? C’était une silhouette un peu floue, je me disais qu’un jour, peut-être, elle s’avan- cerait un peu, elle prendrait forme, elle tournerait même son visage vers moi. Alors je verrais son visage, son regard. En attendant, il fallait qu’elle soit là, sur le côté, elle était la clef.
    – C’est presque gai, avait ironisé ma mère lors de sa dernière visite, qui remontait à plus d’un an.
    Elle était passée chez moi ce jour-là m’annoncer qu’elle partait, tout à fait, elle quittait définitivement cette ville qu’elle ne supportait plus, pour rallier une île tropicale, eh bien oui, tant qu’à faire. Plantée devant ma dernière toile, elle avait esquissé une moue difficile à interpréter. Bon
    – avait-elle balancé – tes œuvres ne changent pas: le soleil, les cocotiers, la silhouette toujours aussi douteuse, O.K., tout est en place, à ce que je vois ton imaginaire m’a l’air bien stable, ma chérie. Elle avait lâché ça entre deux taffes, car toujours elle allumait ses horribles clopes parfumées en débarquant chez moi. Personne ne fume de cigarettes à la fraise, passé l’adolescence. À part ma mère. Après cela, elle était partie. Vivre près d’une plage, là où – disait-elle – le temps n’était pas décompté à la minute près comme sur les quais du métro parisien, arrivée du prochain train dans trois minutes, dans deux minutes, entrée en gare, les voyageurs s’engouffrent, les voyageurs se tassent, les voyageurs étouffent, les voyageurs en ont marre, mais c’est leur vie, très peu pour ma mère qui plantait tout et tout le monde, glissait deux ou trois maillots de bain dans une valise et se barrait avec Oscar, son nouvel amour, boire du rhum et traîner au soleil avec ce que lui permettrait sa retraite certes modeste, mais visiblement suffi- sante. Depuis, de ma génitrice, je n’avais reçu qu’un bref mail pour mon anniversaire, un autre à Noël, lesquels commen- çaient invariablement par expliquer que son accès à internet n’était pas évident, que sa nouvelle vie était formidable, le soleil, la cordialité des gens, les fruits, la musique, etc., que rien ne lui manquait de ce qu’elle avait abandonné. Voilà. Je répondais merci, donnais quelques nouvelles. Ça s’arrêtait là.
    Il fallait bien qu’il en reste quelque chose, de ces années merveilleuses, de ce soleil éblouissant, de cette douceur qui un jour avait cessé. Ma mère, incapable comme moi de renoncer à ce qui avait été pour elle aussi une période bénie, avait opté pour une solution radicale : retour sous les tropiques. Moi, je restais vaillamment plantée dans la grisaille parisienne. Avec mes tableaux, je creusais mon petit trou, mon tunnel clandestin vers la lumière et, qui sait, peut-être qu’un jour je retrouverais deux ou trois fulgurances.
    Car l’enfance offre parfois, et c’est heureux, l’insouciance, la
    légèreté, la joie qu’après la vie mégote, alternant habilement rires et pleurs, bonheurs et cruautés. Bien des adultes sentent de façon diffuse que des douceurs exquises ont existé, qu’une lumière franche et sans failles les a, à un moment ou à un autre, enveloppés, qu’il y avait là de la fantaisie, de la chaleur, ou de la joie, peut-être un peu de tout à la fois.
    Mais ils ne savent généralement pas trop quand tout cela a pris fin, quand tout cela a pu exister.

    Moi je savais.
    J’en connaissais le début et la fin, avec une extrême précision.
    Le voyage qui m’y avait conduite, bien sûr, n’était qu’un prélude, mais c’était bien là que tout avait commencé.
    Je prenais l’avion pour la première fois. J’avais sept ans. Mon petit frère et moi restions collés à ma mère comme deux canetons. Le voyage allait être long, nous étions prévenus, et nous aboutirions en des terres inconnues, vraiment inconnues. Même les adultes, à l’époque, fronçaient les sourcils en entendant le nom de ce petit pays de rien du tout, étonnés, presque dubitatifs. Les choses ont maintenant bien changé, les touristes ont débarqué en masse, sont ensuite rentrés chez eux pour raconter cette splendeur, d’autres ont suivi, et cette noria incessante n’a depuis jamais faibli. Mais en ces temps-là, à la toute fin des années soixante-dix, et surtout pour une famille comme la mienne plutôt modeste qui ne voyageait pas, pas aussi loin du moins, tout cela relevait de l’aventure la plus extrême. On partait, on partait vraiment. Au bout du monde. L’avion donc. Ou plutôt deux avions, ma mère nous avait expliqué : une première escale à Madrid, où l’on prendrait un appareil plus gros, et après, traversée de l’Océan, départ vers le Nouveau Monde. Nous vivions dans une excitation certaine l’idée de connaître nos dernières heures en langue française. Dans peu de temps, les mots qui sortiraient de la bouche des gens auraient des formes, des sonorités et des couleurs complè- tement nouvelles, et d’ailleurs on ne les comprendrait pas. À peine embarqués, nous avions exigé de ma mère une leçon, comment dit-on oui, non, je veux faire pipi, j’ai faim, et ma mère répondait comme elle le pouvait, elle-même avait un peu révisé, n’était pas toujours très sûre, mais oui, non, quand même, elle savait, bien sûr.
    Dans l’avion, nous avions très vite maîtrisé les sièges, la tablette, les accoudoirs, il y avait les rangs fumeurs ou non- fumeurs, des cendriers intégrés sur les côtés, des hôtesses qui distribuaient des coloriages, un plateau-repas. L’exotisme, déjà. Premier décollage, gargouillis dans le ventre, une pensée pour les amis et la famille restés à terre et que nous ne reverrions pas avant longtemps. Après peut-être une demi-heure de vol, j’avais commencé une lettre pour mon amie Stéphanie que je n’allais plus revoir de sitôt, j’étais décidée à lui faire partager cette grande aventure et j’estimais avoir déjà de précieuses impres- sions à retranscrire. J’avais le cœur serré, aussi, de m’éloigner autant d’elle, comment donc était-ce possible.
    Mais très vite, un premier atterrissage en terre étrangère. Madrid. Et oui, les bouches émettent des sons étranges. À peine sur le sol espagnol, notre mère s’est crispée. Rien de grave, ne vous inquiétez pas, ce n’est pas un vrai problème, c’est seulement que notre deuxième avion est annulé à cause d’une grève.
    Ah.
    Je nous revois, sur un banc de l’aéroport, tous les trois. Ma mère bichonnait le sac dans lequel elle transportait une bouteille de vin, denrée rare où nous allions, et qui d’ail- leurs à l’arrivée serait paraît-il imbuvable, trop remuée, trop longuement, quel regret, elle en parlerait longtemps de cette bouteille, de son voyage, ce vin si soigneusement surveillé et, à l’arrivée, imbuvable. Parce qu’à Madrid, nous avons attendu très longtemps, une journée entière. Nous avons dormi sur le banc, mangé sur le banc, joué sur le banc, patienté sur le banc. Et puis notre mère a fini par revenir d’un de ces comptoirs où elle faisait la queue depuis des heures, triomphante, brandissant des billets, on repart les enfants, avant de préciser bon bien sûr, il y a la grève (et je ne savais pas trop ce que ça voulait dire à l’époque, cet étrange phénomène empêchant les avions de décoller, j’imaginais une sorte de maladie, comparable à celle qui parfois cloue les enfants au lit), alors l’avion qui part enfin ne va pas exactement là où nous devions aller, mais il s’en approche, hein, et c’est déjà pas mal du tout, pas mal du tout. Elle disait cela, pas mal du tout, en hochant la tête d’un air convaincu, alors nous deux opinions aussi du chef, et nous nous répétions la phrase, pas mal du tout, en trottinant vers le comptoir d’enregistrement, puis en entrant dans l’avion, et en nous installant dans nos nouveaux sièges. C’était pas mal du tout.
    Nous étions donc en route pour le Guatemala, autre pays inconnu à notre bataillon bien réduit, il faut le dire. J’avais sept ans et mon frère en avait à peine plus de quatre, j’avais beau jouer les grandes sœurs, maternantes et à l’occasion autoritaires, je n’en savais pas plus que lui sur le sujet.
    Dans ce deuxième avion, l’ambiance n’avait rien à voir avec celle du premier trajet. Les gens, bien sûr, parlaient tous une langue incompréhensible. C’était donc cela, l’espagnol. Les heures passées à Madrid nous avaient donné un aperçu de ces sonorités et intonations nouvelles qui désormais feraient partie de notre vie et au milieu desquelles je traquais les quelques mots récemment appris. Peine perdue. Juste avant le décollage, les passagers, dans leur majorité, s’étaient mis à enchaîner frénétiquement signes de croix, prières, chants murmurés. Ambiance tendue. J’avais repensé à cette histoire de grève, est-ce que l’avion était malade? Est-ce qu’il saurait traverser l’océan ? Parce qu’il fallait sans doute être bien costaud pour aller aussi loin, mais pourquoi donc tout le monde semblait-il aussi inquiet? J’apprendrai plus tard que nous étions dans un DC-10, long-courrier qui avait en ces temps-là une fâcheuse tendance à s’écraser, un accident tout récent ayant en tout cas inscrit fermement l’idée dans l’imaginaire collectif.
    N’empêche, celui-là a volé.
    Une hôtesse nous a distribué des bandes dessinées en espagnol que je regardais avec ravissement, ces lettres que je reconnaissais pour la plupart, mais qui formaient des mots inconnus, mystérieux. Le plateau-repas du petit-déjeuner était lui aussi complètement inconcevable, imaginez donc, des saucisses et des œufs, extravagance que nous ne nous lassions pas de commenter. L’apparition d’un plat salé pour le petit-déjeuner semblait rompre une règle immuable, celle du pain-beurre-confiture- boisson chaude que nous croyions alors éternelle et universelle, et là, devant ces saucisses impensables, bouche bée, nous regardions le monde des possibles s’élargir, s’étirer merveilleusement. Rendez-vous compte, des saucisses…
    À Guatemala City, l’attente a repris. Un nouveau banc, de nouvelles heures à regarder des hommes, des femmes et des enfants aller et venir, chargés de valises et de sacs et de mots mystérieux. Nous sommes restés vingt-quatre heures environ dans cet aéroport avant de pouvoir décoller de nouveau. Que c’est long, vingt-quatre heures, sur un banc d’aéroport. La bouteille de vin était toujours dans le sac de ma mère, je suppose qu’elle commençait à considérer que ça suffisait comme ça, qu’elle allait tourner aigre et qu’on n’en parlerait plus. Ce qu’elle a fait.
    Ma mère a passé un coup de fil pour annoncer que nous approchions. À vrai dire, mon frère et moi ne savions pas bien de quoi nous nous approchions. De notre père, parti presque trois mois plus tôt, et c’était déjà ça. Pour le reste, il faudrait voir.
    La suite est plus floue. Nous avons bel et bien fini par achever ce long voyage. J’ai gardé le souvenir d’une arrivée de nuit, dans un espace inconnu, sombre et silencieux (les enfants, voici votre nouvelle maison) très différent, même au premier abord, de notre appartement de la banlieue parisienne, mais en même temps comment savoir, l’obscurité, la fatigue, les odeurs étranges, cette voiture aux formes singulières dans laquelle nous avions roulé, rien de tout cela n’était familier. Mais enfin, notre père parlait toujours français, le passage d’un monde à un autre autorisait certaines permanences, limitées, certes, mais tangibles.
    Adulte, j’ai souvent repensé à ces moments un peu brumeux, vécus dans un engourdissement las, mais confiant, j’aurais aimé en retrouver la texture, la saveur, la merveilleuse incertitude, et c’est aussi à cela que je m’applique, jour après jour, à peindre mes grandes toiles colorées. Retisser les sensations passées et, ainsi, épaissir un peu le présent. À ces épisodes, nulle vraie joie n’est attachée, mais c’est qu’ils étaient le prélude, le premier pied posé sur une terre vierge, ils inauguraient. Je serai sidérée, bien plus tard, en cours, lorsqu’un professeur de littérature nous expliquera que le temps initiatique, celui qui permettait de mourir à quelque chose pour renaître autrement, est traditionnellement de trois jours. Trois jours avant que le Christ ne ressuscite du cœur de la terre, trois jours passés par Jonas dans le ventre du monstre marin avant d’en être recraché… Et nous, beaucoup plus modestement bien sûr, nous avions mis trois jours pour arriver.
    Au Costa Rica.

    Ce soir-là, j’avais décidé que non, finalement, je n’irais pas rejoindre des amis à l’autre bout de Paris pour boire un verre. Et pourtant, mes deux enfants étaient chez leur père, c’était si rare, j’étais libre comme l’air. Oscar, dix ans, et Adèle, huit ans, avaient laissé leur chambre et une bonne partie de l’appartement dans une pagaille à laquelle, pour le moment, je ne toucherais pas. Repos. Avec canapé et télé. Les journées d’hiver sont trop courtes et trop froides et trop grises, elles chagrinent, à la longue, les âmes les mieux trempées. Celles, surtout, qui sortent d’un long divorce, qui élèvent seules avec l’enthousiasme qu’ils méritent deux enfants pleins de vie rarement accueillis chez leur père, qui n’ont pas un boulot absolument passionnant dans lequel se réfugier, qui parfois, donc, le soir, aiment se laisser porter un peu, flotter doucement face à un écran sans trop y prendre part. Oublier le dehors. Attraper la télécommande et hop.
    Les images du reportage défilaient, une enquête sur les services secrets français, des films d’archive entrecoupés d’entretiens avec des journalistes, des hommes politiques, des historiens. L’après-guerre, puis l’histoire du SDECE, Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, qui deviendrait en 1982 la DGSE, Direction générale de la sécurité extérieure. Les opérations aux quatre coins du monde, les témoignages d’anciens officiers du renseignement, le tout rythmé par une musique un peu pompeuse, il fallait bien souligner le danger qui forcément suintait de tout cela. La plupart des intervenants étaient floutés, alors la caméra allait et venait, faute de visages auxquels s’accrocher, elle filmait les chaussures, le carrelage, l’armoire grise sur le côté, puis revenait aux figures nébuleuses. Certains anciens, cependant, prenaient la parole à découvert, racontaient la vie clandestine qui avait été la leur, les identités successives adoptées, les mensonges servis à tous y compris aux proches, les entorses à la morale justifiées par l’amour de la patrie.
    Peu à peu, je me suis laissé prendre. Par ces histoires dont certaines se déroulaient en Amérique latine, par ces voix qui révélaient plus de fatigue que de gloriole. Je percevais de la lassitude là où j’attendais la pétulance d’un James Bond, des habits fatigués quand j’aurais imaginé une allure enlevée, de la classe, de l’arrogance même. Lorsque les têtes n’étaient pas floutées, j’en scrutais les traits avec attention, peut-être renfermaient-ils la clef de cet accablement déconcertant.
    Et soudain, au milieu de ce défilé grisonnant certes fascinant, mais tout à fait anonyme et inoffensif, une apparition.
    Ce visage, là, d’un coup, et cette voix, et ce regard.

    Un homme aux cheveux blancs et bouclés, lunettes rondes cerclées d’écaille, des yeux noirs. Dans les soixante-dix ans, non, un peu plus. Une image qui sans sommation m’a frappée, pétrifiée. Lui? Lui qui, d’ailleurs ? Car, bien sûr, je le connaissais, je le reconnaissais, mais le nom, le cadre, l’époque, tout m’échappait. Dans quel recoin de ma mémoire avais-je conservé ce visage impassible aux traits tirés ?
    Interloquée, j’avais eu besoin de quelques secondes pour comprendre ce qu’il disait, sa voix – tonalité grave, débit assez lent – me parvenait, mais le sens de ses propos ne s’imposait que peu à peu :
    – … pour moi c’est déjà loin maintenant, je suis à la retraite depuis un bon bout de temps, coupé de la boîte, mais bon, forcément, au cours de ces années-là, et dans le cadre de mes propres missions, j’y suis passé, oui, je n’étais pas loin et l’agent que vous évoquez était basé à Rio, c’était le Bureau pour le développement de la production agricole, couverture du SDECE en Amérique du Sud.
    Et brusquement j’ai su. Cette tête était rangée avec d’autres dans mes souvenirs d’enfance, dans mes années heureuses vécues loin de Paris, de l’autre côté de l’Atlantique, au Costa Rica. C’était, désormais vieilli, un des amis de mon père, celui qui débarquait à la maison à intervalles irréguliers, comme sorti de nulle part, avant de disparaître de nouveau pendant un bon moment. Jean-Loup.
    À l’époque, il avait toujours l’air pressé, inquiet. C’était l’homme du coup de vent, celui qui ne prenait jamais le temps de s’asseoir ou à peine, qui sonnait à la porte, parlait un peu, repartait en voiture illico avec mon père. Parfois, aussi, il se contentait de téléphoner, et nous allions alors lui rendre visite. Mon père nous embarquait certains jours avec lui, je suppose qu’il gagnait ainsi un peu de temps. Jean-Loup n’avait visiblement pas de maison, puisque nous allions toujours le rencontrer à son hôtel. Cela ne m’avait pas étonnée alors, ce genre de détail ne peut guère troubler un enfant, et puis mon frère et moi adorions ces visites. Car mon père avait toujours besoin de « parler boulot» avec Jean-Loup, et nous envoyait alors jouer plus loin. Dans une chambre d’hôtel, le choix est réduit : nous pouvions sortir dans la rue ou nous réfugier dans la salle de bains. Nous demandions toujours à aller dans la salle de bains, car Jean-Loup, qui sans doute faisait des allers et retours fréquents en France, avait toujours – trésor sublime, denrée rarissime –, du Fluocaril. Je ne sais pas pourquoi nous vouions un quasi-culte à cette marque de dentifrice, forcément introuvable au Costa Rica. Le goût était pour nous celui de la France, ce pays lointain dont nous cherchions des traces de-ci de-là et dont nous adorions certaines images, comme on adore un dieu lointain et glorieux. Nous nous emparions du tube, nous en prélevions de petites noisettes de pâte. Magnifique dégustation clandestine. Notre famille n’était pas croyante, nous n’allions jamais à l’église, nous ne savions pas ce que communier signifiait, mais nous avions établi spontanément un rituel du même ordre, sans hostie, sans vin, mais avec du Fluocaril. Notre France qui êtes au loin, protégez-nous, ah que c’est bon, passe-moi le tube. Amen.

    Jean-Loup. Qui d’ailleurs au passage avait, à l’écran, des dents d’une blancheur éclatante. Qui donc avait été, merde alors, espion au service de la DGSE.
    Espion.
    Au service de la DGSE.
    C’était ce même homme qui « parlait boulot » avec mon père pendant que mon frère et moi piquions discrètement du dentifrice dans sa salle de bains. Comment ça, boulot? Mon père était ingénieur au Bureau pour le développement des transports et lutte contre la pollution. Ça alors. D’un coup, le parallèle avec le bureau brésilien de la DGSE me sautait aux yeux. Le développement de la production agricole d’un côté, le développement des transports de l’autre. Et même cette formulation, que je n’osais croire ironique, la « lutte contre la pollution ». De quoi s’agissait-il vraiment ?
    Mon père ? Tout cela était-il bien sérieux ?
    À peine formulée, la question me fit l’effet d’un poids énorme brusquement déposé sur mes épaules désemparées. Comme une fatigue écrasante, d’un coup. Mon père, espion ? L’homme que je savais plutôt débonnaire pouvait-il avoir agi dans l’ombre de façon occulte, voire violente, quand je le pensais fermement attaché à des valeurs telles que la franchise et la droiture, pouvait-il avoir bâti sa vie et toute notre histoire familiale sur une imposture? Et ma mère, là-dedans? Avait-elle, elle aussi, un double visage, Janus inquiétant veillant sur deux mondes opposés et séparés par de lourdes portes ?
    Ces interrogations, à peine surgies, m’épuisaient déjà. Fallait-il donc que tout bouge, tout le temps, que les certitudes, toujours, s’évanouissent, que les mariages, toujours, tournent mal, que les enfants, toujours, grandissent et partent loin, qu’enfin on soit, au bout du compte, encore et toujours condamnés à la solitude, sans même quelques belles images pérennes à trimballer avec soi ?
    Me revenait à l’esprit cette série télé visionnée peu de temps auparavant, l’histoire d’un couple installé aux États-Unis, dans les années quatre-vingt, après être passé au Canada, de parfaits Américains en apparence, vie pépère et deux enfants nés sur le sol de l’Oncle Sam, qui s’avéraient, après presque toute une vie, être des espions du KGB, des années de missions secrètes et de meurtres réguliers à leur actif. Et leurs propres enfants qui ne l’apprenaient que lors de l’arrestation, de grands adolescents qui se croyaient Américains quand en fait non, ils étaient Russes, leurs parents étaient Russes, espions au service de la Russie. Obligés de relire absolument toute leur enfance avec cette nouvelle grille inconcevable, c’était ça ou la rejeter en bloc d’un coup. On les embarquait dans un avion, les gosses, direction leur nouveau vrai pays, quand ils ne parlaient pas un mot de russe, et voilà votre nouvelle vie, bye-bye et bon courage.
    Je n’en étais pas là. Quoi qu’il en soit, je ne devrais pas avoir à changer de nationalité, rien à craindre de ce côté, on parlait là d’espions du SDECE, français donc, un terrain clairement borné. Et puis je n’étais plus une gamine. Mais il n’en restait pas moins qu’il allait me falloir combler quelques fissures apparues, d’un coup, alors que ma boîte à souvenirs semblait bien être en train de prendre l’eau. Tout cela pouvait-il n’avoir été qu’une mise en scène ? Notre vie, là-bas, mon paradis d’enfance, un vulgaire marigot bourré d’espions, de meurtres et de complots ? Un jeu d’ombres chinoises ? La quête que je menais depuis des années, à barbouiller quantité de toiles pour essayer de retrouver des sensations, des senti- ments qui, je le pensais, étaient à la fois mes fondations et ma charpente, cette recherche devenait d’un coup non seulement illusoire, mais aussi pathétique. Eh bien, ma grande, tu veux retrouver la vérité, la vraie vérité, hein, celle qui se cache tout au fond de ton petit être précieux, mais figure-toi qu’il n’y en pas, rien, que dalle, tout cela n’était que du vent, une vaste arnaque, va falloir te trouver une autre ossature, apprendre à te tenir droite autrement. Et ces toiles, eh bien, ces toiles, ne sont que de bêtes couchers de soleil. Tous les mêmes, d’ailleurs.
    Voir tanguer mes souvenirs costariciens me bouleversait, me mettait aussi dans une colère noire. Et pourtant j’avais, en grandissant, pris mes distances comme il se doit avec tout un tas de représentations que je me faisais de mes proches et de ma propre vie. J’avais remis en question, en perspective, observé différemment, essayé de comprendre. Mais je n’avais pas touché au Costa Rica. Jamais. Les paillettes dorées et l’aura paradisiaque étaient restées bien en place. C’était si bon de les avoir là, à portée de main. Avec elles, jour après jour, je colorais de grandes toiles qui ouvraient dans la grisaille parisienne des brèches immenses, des entailles étincelantes et – je le croyais – nécessaires.
    Mon enfance au Costa Rica.

    Mon enfance ? Je devais avoir sept ans lorsqu’elle a commencé. Véritablement commencé, je veux dire. Douze ans lorsqu’elle s’est achevée.
    De ce qui a précédé cette période, je n’ai quasiment pas de souvenirs. Et ce qui a suivi appartient à un âge différent, lourd de regrets et de peines: à douze ans, je suis devenue vieille, à traîner une carcasse mélancolique tournée vers ce qui avait été et n’était plus. Je parlais comme les anciens, disais ah, c’était le bon temps, trouvais que, vraiment, c’était mieux avant. Avant quoi? Avant le retour. Durant les mois et les années qui ont suivi, j’ai vécu l’adolescence d’une grand-mère bourrée de vague à l’âme; à pleurer des lieux, des gens et des choses perdus à jamais. J’en ai soigneusement rassemblé les traces, je les ai rangées dans ma boîte à souvenirs, mon âge d’or. Ma réserve de lumière.
    Je la croyais à l’abri des profanations et des soubresauts du présent.
    Mais le présent a le bras long. Le salaud.