Pierre-François Moreau, White spirit
Roman
224 pages
a paru le 25 avril 2019
ISBN 978-2-3588-7389-5
Pierre-François Moreau

White spirit

Roman
224 pages a paru le 25 avril 2019 ISBN 978-2-3588-7389-5
Roman
224 pages a paru le 25 avril 2019 ISBN 978-2-3588-7389-5

Elle est arrivée de Bénin City pour profiter de l’argent suisse et payer les dettes de sa famille. Elle vit sous la coupe d’une proxénète qui détient son passeport et son juju, cette figurine sacrée qui lui permet de la contrôler.
Il conçoit des jeux vidéo fun-gore qui ont fait de lui une star. Il voyage à travers le monde d’hôtel de luxe en festival de geeks, ivre de drogues et vivant dans un univers parallèle où la fiction prend le pas sur la réalité.
Le soir où elle s’asperge de White spirit et s’immole par le feu pour mettre fin à tout, c’est lui qui la sauve. Il devient à ses yeux l’homme qui peut l’arracher à ses démons. Les voici liés pour le meilleur et pour le pire, unis par leurs folies et leurs obsessions, associés pour se sortir du guêpier où ils se sont fourrés...

  • Né à Alger en 1954, Pierre-François Moreau est écrivain, scénariste et réalisateur de documentaires français. Outre des nouvelles publiées dans divers ouvrages collectifs, il est l’auteur de plusieurs biographies et de romans.
    • Pierre-François Moreau, La Soif
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    La nuit lâchait prise. Du lac montait une brume. Devant le Palais Bonheur, les derniers irréductibles chahutaient, avant de s’engouffrer dans des voitures de sport et de disparaître pied au plancher vers les hauteurs. C’était une heure entre deux mondes, au rendez-vous des paupières lourdes, des voix fêlées.

    Un appel de phares leva Gifty. Elle longeait à pied la promenade déserte. Une érection solitaire cherchait une bouche, sinon un exutoire entre les jambes d’une relation tarifée. Elle ignora cet appel du devoir, n’exhiba pas sa jupe raccourcie au-delà de l’équivoque. Le chauffeur accéléra.

    Le long du quai ne parvenaient que des grincements d’amarres depuis le terminal du ferry. Gifty tira sur sa perruque de cheveux noirs et lisses made in China. Son geste découvrit un crâne rasé au profil de bronze yoruba. Sans un regret, elle lâcha le postiche dans la panière d’une poubelle. C’était une heure fantasque, dangereuse, surtout quand une résolution était prise. L’heure des abandons, des métamorphoses.

    Plus loin sur la promenade se dressait le bronze noir de Freddie Mercury, debout, poing levé, dans son costume de scène du concert de Wembley en 1986. « If you want peace of soul, come to Montreux », avait dit le chanteur, avant d’être dévoré par un mal venu de la forêt. Gifty craignait cette maladie, mais davantage ses forces obscures, sachant que, malgré sa voix magique, Freddie Mercury y avait succombé.

    Gifty avait quitté Lausanne pour Montreux par le bus du soir. Aucun bagage, rien que la résolution de trouver à cet endroit précis la paix de l’âme. Elle connaissait presque toutes ses chansons par cœur. Et si certaines notes lui étaient inaccessibles, aucune importance, il s’agissait de sincérité. Gifty se savait moins douée pour les effets de vocalises que sa jeune sœur Divinity, dont la voix faisait l’attraction dans cette cour des miracles qu’était la périphérie de Benin City, une ville au sud du Nigeria. Il y a un an encore, les deux baguenaudaient dans les rues boueuses, entre les revendeurs d’essence, les églises évangéliques et les bureaux de Western Union.

    L’eau de couleur sombre du lac Léman ondulait. Le lent mouvement l’émut, sa voix fêlée appela. L’heure était venue de devenir une femme-poisson. Comme le requin suit sa proie, le juju la talonnait depuis son départ de Benin City, autant que le souvenir de la cérémonie sous le pont de la rivière la tannait. Gifty avança sur le ponton qui surplombait la rive, observa autour d’elle et ne vit rien, n’entendit rien que le clapot de l’eau, le ronflement, au loin, de voitures qui fuyaient le jour.

    Derrière la statue de bronze, un jardin planté d’arbres posait ses ombres brunes sur le décor et la dissimulait d’hypothétiques passants. En cette heure fauve, dans la fraîcheur d’avril, personne ne traînait là.

    Gifty posa son sac en plastique sur le bois du ponton, formula sa prière, murmura la mélodie de I Want to Break Free, que Freddie chantait dans le clip en minijupe et moustache tout en passant l’aspirateur de ménagère modèle. Elle ne serait plus une putain modèle. Elle commença par ôter ses bottes, puis se déshabilla. Ce ne fut pas long. Gifty ne portait qu’une minijupe en jean blanc et un chemisier de voile rouge transparent sous son anorak. Des fringues de coiffeuse, disait-on pour s’éviter d’employer un mot avilissant.

    Elle s’abandonna.

    Ça avait commencé par un événement tragique et grotesque, un jour d’avril de l’année passée. Une tempête tropicale du début de la saison des pluies s’était abattue sans précautions sur son quartier de Benin City, aux maisons en pisé, aux toits de tôle. Que faisait exactement son père dans ce réduit de coiffeuse ? Il maudissait le Christ, comme l’avait propagé la rumeur. Emportée par le vent, la croix de l’église évangélique était tombée sur le réduit comme la foudre et avait laissé son père mort. Ce que le quartier avait jugé comme une punition divine avait jeté la famille dans la nasse.

    Un truand du coin se présenta à la maison, les bras chargés, à défaut de couronnes, de reconnaissances de dettes. Dettes de jeu, dettes d’amour… Sur le coup, personne ne pensa que cette affaire ait pu être organisée. Si la croix était bien tombée sur le réduit d’une coiffeuse, aucune bouche n’émit l’idée que la circonstance était heureuse pour y remiser le cadavre d’un gêneur. L’enquête de la police locale se borna à une simple extrême-onction. Il restait une série d’impayés dont il était impossible d’en vérifier la teneur, sinon sur la foi d’une signature gribouillée et l’empreinte à l’encre de l’index paternel au bas des documents. Sa petite entreprise de mototaxis fut réquisitionnée, les huit motos revendues pour couvrir les premiers frais. La nasse s’était refermée.

    En accord avec le chef de quartier, une solution fut proposée. Le truand savait bien faire les choses. Sa Madame vint expliquer, avec une gouaille heureuse, le processus qui allait affranchir Gifty, sa sœur Divinity et leur mère des dettes paternelles. Il n’y avait pas à s’inquiéter. Les puissances célestes étant de la partie, ce que la Madame proposait tenait de la rédemption purificatrice. Gifty partirait pour la Suisse en minibus premium et vol régulier, via Agadez, jusqu’à Lausanne sans autre encombre. Là-bas, un travail de coiffeuse l’attendrait, à faire des tresses dans un salon et peut-être des extras qu’il était inutile de détailler maintenant. Le montant de la dette s’élevant à quarante mille dollars, il ne lui faudrait pas plus d’une année pour s’en acquitter. C’est là que la matrone en robe fleurie et chapeau ridicule marqua un temps d’arrêt, se dandinant comme à l’orée d’un aveu capital. Elle expliqua.

    La chute de la croix évangélique, en dépit de la rumeur propagée par les mauvaises langues du quartier, n’était pas le fait du Dieu chrétien, mais l’œuvre d’une puissance, d’un orisha, jura-t-elle. Pour preuve, ce drame n’était pas que néfaste, il était propice. L’évidence sautait aux yeux, le Christ n’avait rien à voir là-dedans, car ce malheur offrait une chance à Gifty de s’envoler vers un pays de cocagne. Et si, avec sa beauté naturelle, elle se montrait adroite, rieuse et obéissante, un parti avantageux ne tarderait pas à se présenter. La Suisse regorgeait d’hommes riches et solitaires qui rêvaient de princesses. Et tous savaient là-bas que les femmes yoruba n’avaient pas d’égal pour l’amour et la jovialité. Il y avait vraiment de quoi ricaner devant un tel baratin sur le pays des banques et des horloges, mais personne n’eut envie de rire. Les trois femmes avaient écouté le sermon, tête baissée.

    Le matin suivant, une troupe d’une vingtaine de voisins et de curieux se retrouva sous le pont de la rivière. Gifty dut se déshabiller et passer une simple chemise de nuit en coton blanc. Tandis que des mains badigeonnaient son corps d’un mélange d’eau, de boue et d’une macération de racines qui sentait la carotte et l’huile végétale, un chœur accompagnait le rituel. Parmi les voix qui chantaient – « Esprit Oba, tes enfants te prient de venir » ­–, Gifty reconnut le timbre aigu de sa jeune sœur Divinity. L’officiant invoqua Mami Wata, puis jeta dans les tourbillons glauques de maigres offrandes : un sachet de cacahuètes, des bonbons deux couleurs, du sang de poulet, quelques rasades de soda à l’orange. Et il fallut partir avant que Gifty ne fût happée par la déesse, ne se transformât en femme-poisson. La cérémonie se poursuivit au temple.

    La Madame mit beaucoup de sérieux dans des convulsions qui durèrent plus d’une heure. L’affaire était d’importance. Une fois la transe terminée vint l’heure du serment. La Madame appela le féticheur, qui avait préparé ses jujus de terre, de bois, de fil, de substances magiques, qu’il disposa sur un tissu à même le sol de la cour. Maintenue au-dessus des deux hideuses poupées, Gifty marmonna d’une voix saccadée sa prière de partir en Suisse, ajoutant à ce rêve sa part de menace : « Et là-bas, si jamais je veux fuir ma Madame, le juju me tuera. » Des larmes coulaient sur ses joues et se mêlèrent au reste du badigeon. Comme il était prévu, Gifty acheva sa complainte en langue yoruba par ces mots : « C’est le bon argent qui va toucher ma main, je vais toucher l’argent pour payer ma Madame et me libérer ensuite. »

    Des rognures d’ongles de pieds, des cheveux, des poils pubiens et des gouttes de sang – cueillies à une entaille faite à un doigt de Gifty et de la Madame – furent déposés sur les fétiches, aussitôt emballés dans du tissu, que l’officiant allait conserver jusqu’au règlement final. La troupe se sépara.

    Sa mère avait bien tenté de renégocier le prix exorbitant de la dette auprès du truand, de la Madame, du chef de quartier, du féticheur, mais les circonstances du drame jouaient contre elle. Il fallait payer les frais de réparation de la croix de l’église évangélique, des dégâts dont le père était tenu pour responsable.

    Gifty, nue sur le ponton de bois au-dessus du lac, frissonna sous la froideur de l’aube, mais ces secousses n’entamèrent pas sa décision.

    D’autres souvenirs revenaient.

    Trois jours plus tard, le voyage commença comme prévu dans le confort d’un minibus premium climatisé. Elles étaient six, conduites par un chauffeur qui prit la route du nord en direction d’Abuja, la capitale. Après des heures de voyage, à Lokoja, au prétexte d’un problème mécanique, le chauffeur, un brutal de Benin City qui disait s’appeler Rocky, abandonna le premium pour un minibus Datsun déglingué.

    Jour après jour, le paysage s’assécha. Le chauffeur roulait de nuit à cause de la chaleur ou, si ce n’était pour dissimuler les hontes, par souci de discrétion. La journée, les six filles restaient recluses dans des refuges prévus et préparaient la cuisine. Rocky ne manquait pas d’insister sur la présence de bêtes sauvages et d’hommes armés dans les parages. Les filles disaient craindre surtout d’être égorgées par les paramilitaires de Boko Haram. Le long du parcours revenait l’inscription à la bombe : Boko Haram is evil, une conjuration qui, pour elles, portait la marque de l’impuissance.

    Rocky assurait que le mal s’était replié au nord-est, au Tchad, au Cameroun, que la route vers le Niger était sûre. Mais, quand quatre soldats surgirent au détour d’un virage, au vu des uniformes et de leurs manières, Gifty comprit. Le Datsun était entré au Niger. Il fallut s’acquitter de frais de visa. Un peu partout dans le monde, on dit viol ; mais là, dans cette savane à la limite du Sahara, on dit frais de visa. Les quatre soldats devaient être à cran : ils vidèrent leur gourme à peine le règlement commencé.

    Le Datsun suivait des camions plus chargés qu’une devanture de bazar. Des grappes de ballots pendaient autour, leur conférant des allures de pachydermes. Un matin, ils arrivèrent à Agadez, un alignement de bâtisses ocre posées au milieu du désert. Les filles demeurèrent dans une chambre d’hôtel miteuse, dans l’attente de l’avion pour Tripoli. La ville fourmillait d’activités liées aux passages des migrants. Les hôtels tournaient à plein ; les garages, les restaurants, les marchands de tout et de rien suivaient le mouvement. Des féticheurs proposaient leurs services pour un voyage sans accrocs. « Ni bastonnades ni prison ! » psalmodiaient-ils comme une rengaine. Mais Gifty et les filles n’eurent ni minibus premium ni avion.

    Le Datsun déglingué reprit sa route jusqu’à la frontière libyenne, par un paysage désertique et une piste encombrée. Rocky doublait des camions pachydermes chargés de migrants, des groupes à pied accompagnés de chameaux, de chèvres, de chiens, de loin en loin des épaves abandonnées, des cadavres de marcheurs. Et aussi des barrages de soldats de l’armée régulière, plus rarement des barrages d’irréguliers. Il y était question de frais de visa. Les hommes ne doutaient pas de l’issue du voyage des filles, ce que Rocky leur concédait avec lassitude. Une fois, un groupe voulut garder Glory, la plus mastoc, pas jolie mais avec de belles grosses fesses. Rocky refusa. Il tendit cent dollars. Les soldats restèrent partagés, s’engueulèrent entre eux ; certains s’en contentaient, d’autres non. Au bout d’un moment, leur chef sortit une arme. Glory s’effondra, une balle dans la tête. Le chef leur fit signe de repartir et Rocky rempocha les cent dollars.

    Les filles pleurèrent peu. Rocky réclama vite de la mettre en veilleuse, alors qu’au fond d’elles-mêmes, c’était leur propre sort qui les affligeait. Gifty sut qu’elles étaient en Libye quand le Datsun entra dans Ghat, oasis saharienne avec une médina de terre brune et, accolée, une ville moderne aux toits plats piqués de paraboles blanches. Le Datsun tomba définitivement en rideau.

    Rocky débrouilla des places sur un Tupolev du Croissant-Rouge qui rentrait à vide, piloté par un capitaine du GNA. Il ne réclama rien, fier de retourner à sa base avec une escadrille d’avions de chasse. Tripoli était en plein chaos. Le mois précédent, les milices tiraient à l’arme lourde, les rues étaient jonchées de gravats de maisons éventrées. Dieu sait comment, Rocky arracha six places sur un vol affrété par une ONG italienne qui rapatriait son personnel, ainsi que des visas pour un groupe folklorique muni de documents discographiques, d’un boubou uniforme que Gifty trouva ridicule, mais qui donna le change dans la file du contrôle en débarquant à l’aéroport de Malte. Les cinq chantèrent en chœur un air apala traditionnel et signèrent des autographes à des touristes allemandes.

    La tournée se poursuivit jusqu’à Gênes, à bord d’un paquebot de croisière pour retraités italiens. Rocky en souligna le luxe, présage de la fortune à venir. Elles furent remisées dans le vestiaire des cuisines. Dans le bus climatisé vers Lausanne, Rocky les affranchit du surcoût de ces transports fastueux : leur dette avait enflé de cinq mille dollars.

    En passant la frontière près de Côme, la police italienne les interrogea. On leur demanda comment elles étaient arrivées là. Toutes dirent : le bus. Personne ne parla de Rocky. Il était passé au travers et les attendait de l’autre côté de la frontière, en territoire suisse, où elles entrèrent sans plus de contrôles. Ces événements, comme le répétait Rocky, confirmaient la puissance du juju. Voix caverneuse et yeux d’assassin. À cela, les filles ne disaient rien, elles baissaient seulement la tête.

    Nue sur le ponton de bois, Gifty grelottait. Elle revivait ses souvenirs et forçait son courage. Le juju n’aurait bientôt plus rien à dévorer.

    « J’assume les raisons qui nous poussent de tout changer » : 7 Seconds, chantée par Youssou N’Dour et Neneh Cherry, était un talisman qui l’habitait depuis l’enfance. Son air à la puissance lancinante adoucissait ses peurs. Hormis quelques phrases, Gifty parlait assez mal le français après son année passée à Lausanne.

    Les cinq filles dormaient la journée dans un garage d’une maison blanche d’un étage, au toit en lauzes grises, sur des lits de camp. Avec une douche, des commodités, un réchaud, le luxe d’une machine à laver. Dans la maison, il y avait la Madame, elle se prélassait surtout devant la télévision. Elle avait grossi. Et aussi Faty – ainsi l’appelait-on, même s’il n’était pas gros et jouait les élégants. Rocky rôdait par là quand il ne vaquait pas à des occupations.

    Vers les six heures du soir, l’un ou l’autre les conduisait au quartier de Sévelin, le lieu de la prostitution où officiaient Ukrainiennes, Roumaines, Serbes, Camerounaises, qui se voyaient disputer leur suprématie par les Nigérianes. Ces filles-là racontaient des histoires invraisemblables à propos de leur périple, disaient avoir mis des mois – d’autres, deux ans –, avoir connu la soif, la marche dans le désert, la traversée de la mer sur des barcasses à la dérive, la prison en Libye, les centres de rétention en Italie, des viols, des bastonnades, des expulsions… Une litanie de malheurs. Quelques-unes avaient eu la chance d’arriver par avion ; elles n’étaient que l’exception. Mais deux choses rassemblaient les Nigérianes du quartier de Sévelin, à Lausanne : elles arrivaient de Benin City, et sur elles planait la menace du juju.

    Gifty déboucha la deuxième bouteille de white-spirit tirée du sac en plastique. Elle s’en était déjà frictionné les pieds, les jambes, le ventre, les bras. Elle se versa le reste directement sur la tête.

    L’ivresse provoquée par les vapeurs la fit tituber sous la première clarté, face au lac. Ses yeux brûlaient. Elle chercha à tâtons le briquet.

    Quand elle le sentit entre ses doigts, elle murmura d’une voix douce, chantante : « I’ll be waiting »

    Une si longue attente.

    D’un coup du pouce, la flamme jaillit .