Margot D. Marguerite, La vieille dame qui ne voulait pas mourir avant de l'avoir refait
RomanRoman noir
512 pages
a paru le 17 janvier 2019
ISBN 978-2-3588-7274-4
Margot D. Marguerite

La vieille dame qui ne voulait pas mourir avant de l’avoir refait

RomanRoman noir
512 pages a paru le 17 janvier 2019 ISBN 978-2-3588-7274-4
RomanRoman noir
512 pages a paru le 17 janvier 2019 ISBN 978-2-3588-7274-4

Pauline pensait en avoir fini avec le fracas du monde. Elle avait laissé derrière elle ses souvenirs de résistance et de guerre. Mais quand sa petite fille devient la cible d’un réseau de prostitution particulièrement violent, elle ne peut pas en rester là. Les gansters, tueurs, et flics pourris devraient se préparer : il faut se méfier des vieilles dames. Leurs vies ont été plus longues et plus riches, leurs amitiés sont plus solides, leurs esprits mieux aguerris. Et quand la soif de vengeance s’en mêle...
Roman noir qui bouleverse tous les codes et déjoue toutes les attentes, La vieille dame qui ne voulait pas mourir avant de l’avoir refait balade son lecteur à travers la France sur les traces d’une héroïne prête à faire régner le chaos.

  • Scénariste et comédien, ancien membre du cirque Archaos, Margot D. Marguerite vit sur le Causse de Gramat.
  • Ce roman, qui fut le premier livre publié par La Manufacture de livres en 2009, a été réédité dans le cadre de l’opération 10 ans, 10 livres.

  • Deux couverts étaient dressés, mais Charles Zampierri allait commencer à manger seul. Le Lionceau était un restaurant avec boiseries et nappes blanches, fréquenté par la haute, à deux pas de la Madeleine, un quartier voué depuis toujours aux politiciens, à la finance et aux prostitués. Zampierri attendait Stan depuis plus d’une demi-heure et commençait à avoir sacrément faim. Il se dit qu’il allait suivre la suggestion du loufiat en chef, le duo de perles Hanséaniques dans son écrin du Périgord Blanc, un nouveau truc qui venait de faire son apparition sur la carte.

    -Dis-moi, Jacques, pourquoi, est-ce écrit à commander directement?

    - Parce que c’est très copieux, Monsieur Charles.

    - Et hanséaniques?

    - Oui?

    - C’est quoi?

    - C’est ce qui vient de la Hanse, Monsieur. Le maître d’hôtel vit que son explication n’était pas suffisante et poursuivit sur le même ton détaché. La Hanse est une région située sur les pourtours de la mer Baltique... Une mer du nord... l’Allemagne, la Pologne.

    - Et l’écrin de Périgord Blanc?... Et puis merde, c’est bon, je prends.

    Jacques lui fit un signe d’approbation et s’éloigna sans avoir noter la commande. Il se faisait un devoir d’enregistrer de mémoire les commandes des habitués.

    Charles souriait. Cet idiot infatué avait inscrit hanséanique au lieu d’hanséatique sur la carte et se permettait de le prendre de haut. Il jeta un oeil à la salle. Et de tous ces rupins pas un seul n’avait dû remarquer l’erreur. Mais bon, la maison n’avait jamais été douée pour les noms compliqués. Finalement, entre Jacques et ses richards et Tigrotin et ses putains, les choses n’avaient pas tant changées. Charles Zampierri, enfant, avait bien connu, André Tigrotin, l’Auvergnat qui avait ouvert le restaurant, puisque c’est là que sa mère venait se poivrer. A cause de son nom et de son bon sens Auvergnat, Tigrotin avait cherché pendant un bout de temps comment s’appelait le petit du tigre pour en donner le nom à son établissement. Tigron, tigrou, tigronet? Personne ne savait. Les prostituées qu’on appelait alors des grues et qui s’étaient mises à fréquenter le bistrot avant même qu’il ait son nom définitif avaient eu beau questionner leurs clients les plus éduqués, ça n’avançait pas. Tigrotin à bout de patience opta pour le lionceau.

    Deux minuscules tartare de saumon et deux noix de Saint-Jacques arrosés d’une sauce à base de foie gras et de truffes blanches perdus dans une assiette rouge corail et or en forme d’étoile de mer.

    Jacques lui précisa que le saumon avait été péché alors qu’il remontait sa rivière d’origine, ce qui, évidemment, le différenciait du saumon ordinaire des mers froides. Sa chair musclée par l’effort avait perdu toute sa graisse, elle était plus fine et plus ferme et dessalée par l’eau des montagnes. Quant aux coquilles Saint-Jacques, elles avaient été ramassées aux confins d’un estuaire en Lituanie.

    - C’est moins salé aussi?

    - Bien évidemment, Monsieur.

    Zampierri pensa que c’était de vrais noms de merdes pour des plats de tocards et que Jacques et Paul le cuistot qui géraient l’établissement en l’absence d’Hamid et de Lamiou étaient deux vrais connards. Mais il n’en dit rien.

    - Vous avez des nouvelles d’Hamid?

    - Pas depuis. Il est toujours là-bas et les choses n’ont pas l’air de se débloquer.

    Hamid Taharde avait débarqué de Kabylie dans les années soixante. Il avait tenu pour le compte de cousins une épicerie crasseuse, puis un petit bar pas plus large qu’un couloir d’immeuble avant de se voir confier une affaire plus importante. Il avait fini par amasser assez d’argent pour racheter le Lionceau à un Tigrotin en fin de course. En quinze ans, il en avait fait un endroit réputé. Sa femme qui était aussi sa cousine et beaucoup plus jeune que lui était partie avec un client Alsacien, plus vieux qu’Hamid, mais propriétaire d’une chaîne de superettes. Après avoir pas mal pleuré et beaucoup picolé, Hamid Taharde avait refait sa vie avec Lamiou, une Chinoise déjà mère d’une gamine nommée également Lamiou. Lamiou Taharde, c’est un vrai nom de restauratrice aimait-elle à plaisanter. Et puis, il y a quatre ans, Hamid avait eu l’idée funeste d’aller jeter un oeil à Pékin, avec ses deux Chinoises. Il voulait profiter de l’ouverture économique, de l’origine de sa femme et pour pourquoi pas y monter une chaîne de restaurants français. Le pauvre n’avait toujours pas assumé le fait d’avoir été quitté par sa première femme et voulait créer une chaîne de n’importe quoi pour se remettre de cette humiliation. Opportuniste, Zampierri avait soutenu que cette idée complètement conne était fantastique. Il s’en voulait encore.

    Peu de temps après leur arrivée, Lamiou avait été arrêtée pour complot économique et sa fille interdite de quitter la Chine. Les autorités françaises étaient intervenues et avaient réussi à négocier que Hamid puisse rester aux côtés de son enfant, le temps que les autorités chinoises statuent. Hamid avait confié la gestion du Lionceau à ses deux employés, Jacques et Paul qui lui faisaient parvenir chaque mois une part de la recette.

    Charles goûta le hachis hansénanique. Pas mauvais du tout. Franchement pas. La sauce était délicieuse, non, c’est le coup du saumon pêché en estuaire qui ne lui disait rien ou plutôt lui suggérait un bouillon de culture en eau saumâtre, d’amoncellement boueux d’ordures et de nappes d’huile et de mazout. Il fit encore tourner un petit bout dans la sauce et renonça.

    - Quelle heure est-il, Jacques?

    - Vingt heures quarante-cinq. Monsieur est-il satisfait?

    - Non, amène-moi un Rossini saignant.

    - Monsieur, désire-t-il que je fasse débarrasser ces autres couverts?

    - Non.

    Stan-le-Slave était vraiment en retard. Il semblait avoir oublié qu’il travaillait pour lui. Il allait le lui rappeler.

    Charles aurait bien bu un de ces bordeaux qui faisaient la réputation du Lionceau, mais il savait pertinemment que l’alcool lui jouait des tours lorsqu’il avait les nerfs. Un verre ou deux dans le nez et il avait un mal de chien à se contrôler. Les trois fois où les flics avaient réussi à le coincer, c’était après des erreurs dues à l’alcool. Il avala un nouveau verre d’eau, puis serra ses poings puissants pour faire jouer les muscles de ses bras sous sa veste. Plus jeune, il réussissait à faire craquer les coutures et à l’époque ses vestes étaient taillées dans un tissus plus épais. Y arriverait-il encore, maintenant qu’il allait sur ses cinquante balais? Bah, à quoi bon. Il avait des hommes qui travaillaient pour lui, à présent. Et qui cognaient très fort lorsqu’il en donnait l’ordre. Le temps passait vite, trop vite. L’avant- veille, il avait été secoué, déprimé en voyant Delon et Mireille Darc à l’émission de Drucker à la télé. Delon avait salement vieilli, le teint dégueulasse, le visage distendu et secoué de mimiques d’alcoolique. Lui, qui avait su jusqu’alors préserver sa belle gueule d’inox inexpressive des injures du temps. Putain, quelle classe il avait eue. La Grande Mireille, il l’avait vue à l’étude d’un ami avocat, il y avait vingt ans. Elle était belle bien sûr, mais pas si grande. Elle portait un manteau de fourrure et faisait surtout rupe, racée, pute. Juste ce qu’il fallait, à la façon d’une belle voiture, une Jaguar. Ils s’étaient croisés dans l’entrée étroite de l’avocat et elle n’avait même pas porté un regard sur lui. Avant-hier, à la télé, elle avait une allure de petite vieille qui commence à se tasser, la peau trop tirée, trop maquillée, les contours flous, pleurnichant sans pudeur sur son amour passé, trépassé, lessivé avec le bel Alain. On aurait dit une 4 L repeinte. Quelle saloperie de vieillir. Quoiqu’on fasse, vacherie, on devient pitoyable.

    Il avalait son Rossini sans appétit, quand il aperçut Stan-le-Slave qui arrivait enfin. Il baissa les yeux sur son plat, trempa un bout de pain dans la sauce et mâcha. L’appétit lui revenait d’un coup. Le Slave était un gamin de tout juste vingt ans avec une belle gueule de gouape. Un petit jeune cruel et manipulateur qui irait loin, si dieu lui prêtait vie. Le problème du Slave était qu’il n’avait jamais atteint le mètre 70. Il avait donc adopté la démarche et le ton agressifs des jeunes durs qui compensent leur manque de centimètres par une assurance excessive. Un truc qui énervait passablement Charles.

    - Je vous prie d’excuser mon retard, Monsieur Zampierri. Mais les affaires sont les affaires et ... Vous savez ce que sait.

    Sa voix toujours jeune par l’effet du tabac et de l’alcool, était devenue plus grave, plus chaude.

    - Ce n’est rien, Stan. Assieds-toi.

    Un grand sourire. Le serveur en chef se précipita pour tirer la chaise.

    - Jacques, mon ami prendra la même chose que moi.

    Zampierri détestait que ses subordonnés mangent des plats différents des siens.

    - Je peux fumer?

    - Oui. Je continue à manger, le Rossini refroidit très vite. Raconte-moi comment se passent les choses de ton côté, bien?

    Le Slave sortit un étui à cigarettes en argent de ses poches, prit une clope et fit claquer l’étui avant de le remettre en place.

    - Plutôt, oui.

    - Je te l’ai dit depuis le début. Ça aide d’avoir la meilleure marchandise sur le marché. T’es sûr que tu veux pas de vin?

    Stan fit non de la tête.

    - Vous savez, tout le monde n’est pas heureux. Il alluma sa cigarette à l’aide d’un briquet en or et aspira une profonde bouffée. Il y en a qui se retrouvent avec deux cents kilos d’afghane sur les bras.

    Les deux hommes éclatèrent de rire.

    - Je te parle franchement, petit. Je pensais doubler la quantité dès la prochaine livraison, dès la semaine prochaine.

    - Aucun problème.

    - Tu penses que tu arriveras à écouler?

    - Y’a pas de lézard. J’ai une équipe qui assure.

    - Génial. Je suis heureux de travailler avec quelqu’un qui a ton sens de l’organisation.

    Les yeux de Stan se mirent à flamboyer de l’autre côté de la table.

    Le serveur arriva avec la commande et ils attendirent qu’il s’éloigne. Zampierri regarda le Slave avaler sa première bouchée.

    - Alors, qu’est-ce que tu en dis?

    - Délicieux.

    - Je ne te parle pas de ça, connard.

    Stan fut surpris par le brusque changement de ton. Sa fourchette s’immobilisa à mi-chemin entre l’assiette et sa bouche, le morceau de Rossini se balança et finit par tomber sur la nappe. Toute fierté avait disparu de son visage.

    - Mes hommes, continua Zampierri, ont ramassé une des filles dont tu as la charge au moment où elle allait se faire la malle. Elle se trissait sans que t’aies rien remarqué. Tu vas sûrement pouvoir m’expliquer.

    -Vous êtes certain que c’est une de mes filles?

    - Comme je te l’dis, p’tit. Elle m’a même dit qu’elle s’appelait Chantal, pendant que je la baisais.

    - Je... J’ai été négligent, je...

    - Peut-être qu’elle allait voir des amis. Peut-être qu’elle allait voir les flics.

    Le Slave sentait la sueur couler le long de ses tempes.

    - Je suis désolé. En tout cas ce n’est pas une bavarde.

    - Va savoir?

    Charles ne le quittait plus des yeux. Il imaginait le plaisir qu’il aurait à écraser de ses poings les cartilages et les dents de ce jeune con. Il avait bien fait de ne pas boire d’alcool. Finalement, il détestait ce petit merdeux, mais il avait trop besoin de lui.

    - Mes hommes t’attendent avec elle dans ma voiture. Ne les fais pas attendre et n’oublie pas de les remercier.

    - Ils sont où?

    - Jacques t’expliquera.

    Stan se leva, trop vite à son goût. Il remarqua que ses jambes tremblaient légèrement. Il aurait aimé donner le change, dire quelque chose qui lui permette d’atténuer un peu son embarras, de ne pas montrer au vieux qu’il pouvait l’impressionner, mais il ne trouva pas et Zampierri recommença à manger, avant même qu’il ait quitté la table.

    - Je vous jure qu’elle n’est pas prête de recommencer.

    - J’espère, petit.

    Il avait chargé JM et le Chinois de le lui rappeler.

    Stan traversa la salle du Lionceau. Le regard satisfait de son chef qui avait réussi à lui filer les foies lui brûlait le dos. Il était fou de rage.

    Stan récupère Chantal.

    Très strict et très courtois, le maître d’hôtel l’accompagna jusque sur le trottoir.

    - Vous êtes attendu, rue Bayen. Vous savez comment vous y rendre?

    - Non.

    - Vous êtes en voiture?

    - Non.

    - Ah... dans ce cas, vous prenez la première à gauche et vous la suivez jusqu’à l’Avenue Niel. Vous la remontez sur votre gauche et ce sera la troisième rue à gauche.

    - Rue Bayern?

    - Bayen, Monsieur.

    Le larbin épela.

    Le Slave trouva la rue sans difficulté. Un boyau sombre, coincé entre des immeubles bourgeois en pierres de taille, chaque trottoir à peine éclairé par trois faibles lampadaires. Des voitures étaient stationnées des deux côtés et la pluie avait recommencé, fine, serrée. Le Slave chassa d’un revers quelques gouttes d’eau. Il sentit sa main, elle puait. Putain de Paris se dit-il, même la pluie est dégueulasse ici. Une vraiment belle capitale pour un pays de merde. La rue était déserte. Il attendit un bon moment. Puis il se mit à penser que cet enfoiré avait peut-être décidé de l’éliminer. Il chercha le flacon de Benzédrine. Ses poches étaient vides. Il se souvint qu’il avait décidé de ne pas le prendre avec lui pour ne pas être tenté. Il avait tenu à être bien clair lorsqu’il rencontrerait le patron. Maintenant il regrettait. Il faut que je me calme. Le vieux n’a aucun intérêt à m’éliminer. Je lui ramène un paquet de fric. Il ouvrit sa veste, remonta son flingue coincé à l’arrière de son pantalon et fit sauter le cran de sûreté. Il m’a parlé de ses nouveaux projets et j’ai mes propres hommes. Il ne déclencherait jamais un tel bordel pour une pute qui n’a même pas réussi son coup. Il s’engagea prudemment dans la rue, en essayant de repérer une présence dans les entrées d’immeubles ou à l’intérieur des voitures. Qu’est-ce que c’est que ce rencard de merde? Putain, ce mec est vraiment fêlé.

    Il perçut très clairement le bruit dans son dos. Il se jeta contre le mur. L’entrée d’un des immeubles qu’il avait dépassés était à présent éclairé. Il fit passer son arme devant de façon à pouvoir s’en saisir rapidement et attendit. Des rires fusèrent, des voix jeunes. Il souffla et referma sa veste. Un groupe de jeunes gens éméchés sortit de l’immeuble et passa devant lui en courant à cause de la pluie. Ils descendirent toute la rue sans se retourner et disparurent dans une autre rue.

    - Tu tiens le mur, t’as peur qu’il tombe?

    Stan sursauta. Le type avait baissé la vitre de sa Mercedes noire garée juste en face et le regardait en souriant.

    - On dirait que t’es drôlement pas en confiance, pas vrai?

    Stan aperçut la silhouette d’un deuxième homme derrière le volant.

    Le rigolo sortit de la voiture. Il portait costume et cravate noirs sur une chemise blanche et devait bien faire ses cent kilos de muscle pour un mètre soixante-dix. Avec ses cheveux blonds en catogan et sa barbiche autour de la bouche taillée avec soin, il ressemblait à une parfaite frappe.

    - Alors, tu rappliques.

    Stan traversa la rue. Il vit que Chantal n’était pas dans la voiture. Le mec assis derrière le volant descendit à son tour. Lui aussi était en noir, mais tout petit. Il avait les cheveux gras et un oeil de verre d’où suintait du pue.

    - Le Chinois, se présenta-t-il. Il n’avait rien d’un Chinois à part sa petite taille.

    Stan se demanda d’où pouvaient sortir deux charlots pareils et ils se serrèrent la main.

    - Moi c’est JM.

    - Stan-le-Slave.

    - On est au courant. Mais t’es certain que tu ne serais pas plutôt Stan les fouettes, dit la frappe. On s’est bien marré à te voir avancer. Pas vrai, le Chinois?

    - On a cru que t’allais descendre les jeunots. Vous êtes tous aussi nerveux à Lyon où t’es un cas unique?

    Les gars se la jouaient Men in Black, mais ils ressemblaient en fait à des doublures pour fête de villages. Zampierri employait décidément de drôles de gusses.

    - Où est la fille?

    - T’as l’air rudement pressé et d’avoir une grande gueule, dit le petit, pour un mec qu’est pas capable de se faire respecter par une femme et qui se promène tout seul.

    - A y penser, mon pote a raison. C’est nous, qu’on a récupéré ta brebis. Nous, on trouve que le patron est rudement sympa de te la rendre. C’est pas son habitude. Le Chinois et moi, on se posait la question de savoir s’il avait pas un faible pour toi.

    - C’est qu’à te regarder de près, tu fais pas vraiment peur. C’est vrai ça, c’est bizarre qu’il t’ai donné des responsabilités.

    - Je ne suis pas sûr de bien tout saisir, les mecs.

    - Si, si, t’as compris.

    - Je n’ai pas de temps à perdre à écouter vos plaisanteries, alors vous me remettez ma fille et on en reste là.

    - Putain, JM ça fait longtemps qu’on nous a pas traité comme ça.

    - Ouais, ça fait plaisir de se retrouver entre durs. Alors, t’as raison, on va arrêter de plaisanter. Monsieur Zampierri n’aime pas du tout les mecs qu’assurent pas mais comme t’es encore très jeune, il est charitable. Par contre, il nous a chargés de nous assurer que t’as bien tout pigé. A ta prochaine connerie, mon pote et moi, on descend avec quelques amis te botter le cul et te relever de tes fonctions.

    - Tu sautes, tu dégages et tu retournes en Slavonie bouffer des étrons, rajouta le Chinois.

    - C’est tout ce que vous avez à me dire?

    - C’est quand la dernière fois qu’on t’a expliqué qu’il fallait que t’apprennes à fermer ta gueule?

    Les deux gars s’étaient rapprochés. Stan ne savait pas si c’était intentionnel mais il décida de ne pas attendre. Il fit un bond en arrière et sortit son arme.

    - Vous avancez encore et je tire.

    Les mecs reculèrent en écartant les bras de leur veste. Ils ne s’attendaient visiblement pas à ce que les choses prennent cette tournure.

    - Où est la fille?

    - Je ne sais pas si tu te rends compte de ce que tu es en train de faire, dit le Chinois, mais le patron ne va pas apprécier du tout.

    - Où elle est?

    - Dans le coffre, dit JM. Mais range ton flingue, le quartier est bourré de flics.

    Stan leva le chien de son arme et les deux hommes virent le barillet tourner. JM se précipita sur le coffre et l’ouvrit. Chantal se tenait en position foetale. Elle tremblait comme une feuille et osa à peine lever les yeux sur eux. Stan remarqua les traces de coups sur son visage. Elle hoqueta et dit quelque chose. Mais elle claquait tellement des dents que s’en était incompréhensible.

    - Quoi? dit le Slave, durement.

    Elle faisait un effort terrible pour contrôler le tremblement de sa mâchoire. Elle semblait avoir à dire quelque chose de la plus grande urgence.

    - Pardon, pardon, parvint-elle à articuler faiblement

    Stan referma violemment le coffre et les deux frappes sursautèrent.

    - Jetez vos armes à l’intérieur de la caisse.

    - Hors de question, dit le Chinois en tremblant. Tu nous braques et maintenant, tu veux nous dépouiller et te tirer la Mercos du patron. Tu nous prends vraiment pour des caves! Si tu veux mon arme, faut que tu me descendes et ça, ça fait du bruit. Il faisait un effort surhumain pour ne pas hurler. Son visage était devenu rouge et ses veines enflaient. Mais putain de fils de pute, tu crois que je vais pas te retrouver et vite fait? Tu penses vraiment que tu vas t’en sortir? Je vais te crever. Je vais te crever par le trou de ton cul, tu m’entends? Des petits jets de pus épais jaillirent de son oeil de verre. On n’est pas des guignols de lyonnais, nous, tu piges ça, fumier. Mais t’es plus qu’un cadavre, mec. Je vais tellement bien m’occuper de toi que tu vas en lécher le cul de tes morts.

    Stan pensa lui envoyer un bon coup de crosse à travers le visage pour le calmer, mais il se dit qu’il allait encore avoir besoin de lui et tira tout simplement en l’air. L’étroitesse de la rue décupla la force de la détonation. Les deux tueurs jetèrent leurs armes à l’intérieur de la voiture, puis levèrent les mains en l’air.

    - On fait ce que tu veux, Stan, gémit la grosse frappe. Alors, calme-toi. Les flics vont se pointer et on va tous se faire baiser. Ça y est, regarde, merde, les cocus se mettent aux balcons.

    Ça s’allumait effectivement de partout. Les gens encore pleins de sommeil étaient trop étonnés pour réagir, mais ça n’allait pas durer.

    - Le Chinois, tu prends le volant, ordonna Stan. Toi, la grosse, tu vas dire à Charles qu’il lui remontera sa caisse.

    - T’es un malade.

    - Ouais et un sacré, répondit Stan qui adorait qu’on le prenne pour un dingue. Il fit un signe avec son arme, le Chinois monta dans la voiture et mit le moteur en marche. Stan sauta dans la voiture.

    - Tu ne vas pas me descendre tout de même. Pas pour ce que je t’ai dit.

    - Démarre.

    Le Chinois fit crisser les pneus. Ils doublèrent JM qui se sauvait en courant, avant que la police n’arrive. Stan poussa un hurlement de victoire. Ça allait être chaud pour le gros. Toutes les fenêtres de la rue étaient à présent éclairées et des dizaines de têtes affolées les regardaient s’enfuir. Il avait envie de tirer en l’air une fois encore, mais se retint. Il se sentait bien. Il se sentait puissant. Il avait enculé ses deux connards, il avait enculé sa peur de Zampierri. Il rentrait à Lyon, chez lui, sur son territoire et il allait retrouver ses hommes. Zampierri saurait maintenant à qui il avait à faire. Il se souvint du caïd de « chat noir, chat blanc » qui rapait dans sa caisse américaine. Il adorait le cinéma et surtout celui de Kusturitca. Parce qu’il était yougo comme lui, mais pas seulement. Il fallait bien reconnaître que des Yougos qui se contentaient de faire carrière dans la maçonnerie, il y en avait et pas qu’un peu. Mais les vrais, les libres, les sauvages, les indomptables, Kustu savait en parler comme personne, il les magnifiait et Stan adorait ses films. Liberté, amour, violence, telle est la vérité du monde. Il y a ceux qui possèdent les flingues, le marché de la came et les dents en or et les autres.

    -I’m a pit-bull. I’m a pit-bull se mit-il à scander en secouant les poings. T’as compris qui je suis, tas de merde!

    Et le Chinois se dit qu’il y avait de fortes chances que ce putain de fêlé le descende une fois rendu et il sentit qu’il était en train de chier dans son froc.

    Paul assiste au spectacle organisé par son ami Agamemnon Rosenberg.

    Paul Verdi sirotait un porto affalé dans un fauteuil en matant l’étrange spectacle qui se déroulait dans le salon de son appartement. Agamemnon Rosenberg avait fait venir un couple de danseurs de claquettes Guyanais afin de le convaincre de les produire. Les danseurs étaient bons, mais Paul dirigeait une entreprise de distribution de fruits et légumes et n’y connaissait rien à la danse ni au spectacle, et toute cette histoire commençait à lui taper sur les nerfs. Le coeur du problème était cette proposition généreuse qu’il avait fait, sans trop réfléchir trois ans auparavant et qu’il avait, du reste, oubliée juste après. Alors que son ami était dans une mouise terrible, il lui avait promis de l’aider le jour où il aurait un projet.

    Rosenberg avait été un excellent chirurgien et un fabuleux buveur.

    - Je suis capable de résoudre n’importe quels problèmes rénaux avec un cutter et deux tournevis, aimait-il à plaisanter en soirée.

    Un jour, qu’il opérait un peu plus cuité que d’habitude, à cause d’une jeune infirmière aux formes généreuses portée sur la chose et le whisky qui lui chamboulait la tête, il oublia un bistouri et deux compresses dans le ventre du patient. A l’autopsie, on s’aperçut, chose aggravante, qu’il avait retiré le mauvais rein. Agamemnon fut rayé de l’ordre des médecins et ne dû qu’à ses accointances avec la Grande Loge de France d’échapper à la prison. Sa femme, Ethel, fit deux dépressions, coup sur coup, et partit s’installer chez une cousine de sa mère. Trois mois plus tard, elle revenait bien décidée à sauver ce qu’il restait de son couple. Agamemnon ne s’en était jamais bien remis. Il avait suivi un traitement qui lui avait permis de soigner son alcoolisme, avait perdu toute joie de vivre et avait pris trente kilos. Il vivait d’expédients, travaillait de temps à autre pour Verdi, comme manutentionnaire ou livreur quand un employé était malade.

    Et puis un de ces quatre matins, il avait redécouvert Dieu, d’une façon fulgurante. Un véritable engouement. Il avait même essayé d’en discuter avec Pauline, la grand-mère de Paul, la dernière personne avec qui il fallait parler de ces choses. Elle en devenait parfois grossière.

    - Change de femme ou remets toi à boire et tu verras que tu te sentiras mieux, lui sortit-elle un jour, excédée après avoir bu un punch de trop. Et le marxisme? T’as déjà essayé le marxisme?

    Heureusement, l’amour du Tout Puissant n’avait pas fait perdre son humour à Rosenberg, ni sa grande affection quasi filiale pour la vieille dame; il rit de bon coeur.

    Elle avait tapé juste, Pauline. Son problème était qu’il s’était mis aimer Dieu comme il avait aimé le whisky. Sans modération. Il était devenu accro à Yahvé et à ses prophètes, il lui fallait sa dose de prières chaque jour et un peu plus à chaque fois.

    Agamemnon Rosenberg finit par virer mystique, s’acoquina avec des allumés juifs certainement aussi malades que lui, se laissa pousser la barbe, s’accoutra de costumes noirs, de jambières blanches et d’un énorme chapeau rond en fourrure complètement ridicule. Il manqua se faire écraser plusieurs fois en changeant brusquement de trottoir pour éviter de frôler des femmes très certainement impures et se mangea plusieurs poteaux en marchant les yeux fermés pour ne plus voir tous ces culs tentants qui se balançaient autour de lui dans les rues. Il devint la mascotte de la société Exotico et le livreur le plus demandé par les épiciers chinois. Paul lui proposa un poste fixe, mais Agamemnon le remercia.

    - Je me verrais bien impresario. C’est un bon job, pour un Juif, hein tu ne trouves pas? demanda-t-il un jour à Paul en s’installant au volant d’une camionnette pleine de caisses de fruits et légumes.

    - Si bien sûr, mais tu voudrais devenir impresario de quoi?

    - Je ne sais pas encore. D’un chanteur, d’un peintre. Je me sentirais d’aider un jeune artiste à se faire connaître, à développer son art, à tracer sa voie dans la vie. C’est peut-être parce qu’Ethel et moi on n’a jamais réussi à avoir d’enfant. Va savoir.

    Il haussa les épaules, se remit les couilles en place et passa la première. Un sourire un peu triste lui arquait les lèvres. Avant qu’il ne démarre, par la fenêtre de la camionnette, Paul promit de l’aider au cas ou.

    Et puis ce matin même, c’est-à-dire, trois ans plus tard, Agamemnon était arrivé triomphal avec ses dom-tomiens et avait insisté pour que Verdi quitte ses hangars, ses camions de manioc et de choux de chine pour assister en famille et chez lui, et dans son salon, à cette première ébauche de spectacle.

    Paul se resservit un verre. Ce danseur de claquettes était effectivement doué. Il tapait des pieds à une vitesse inimaginable sur le plancher de bois qu’Agamemnon avait posé à même le sol en ciment du salon. Avec le bruit des claquettes, la musique de jazz trop forte et Agamemnon qui hurlait la description de ce qu’on verrait une fois le spectacle monté, ça faisait un boucan d’enfer. Paul jeta un coup d’oeil à sa femme Emma et à son amie Liu. Elles semblaient fascinées par le danseur qui venait d’ouvrir sa veste et laissait voir ses muscles abdominaux en mouvement.

    - Sur un écran géant, disposé en fond de scène, hurlait Agamemnon, seront projetées des images de notre monde fracassé. Danse, petit, danse, ne fais surtout pas attention à moi ! Mickey Mouse, Ben Laden, une fusée qui décolle, des enfants de Sierra Léon aux membres coupés, un Mac’Do, la petite Viet brûlée au napalm... Vous suivez? Les images seront fixes ou animées selon nos possibilités financières. Je ne vous cache pas ma préférence pour le cinéma.

    Paul hocha bêtement la tête. Il se retourna et regarda sa grand-mère assise à l’écart, derrière une petite table de bar, un verre d’alcool à la main et une cigarette aux lèvres. Elle souriait, aux anges.

    A cet instant, une jeune femme surgit de la cuisine en faisant claquer la porte et vint rejoindre le danseur sur le plancher de bois. Elle était superbe, souple comme une liane et à demi nue. Ils se mirent à taper des pieds ensemble. Tout le salon tremblait.

    - Des surfeurs en action, s’excitait de plus belle Agamemnon, des pompes à pétrole, des corps calcinés dans un bus éventré, des réfugiés africains déshydratés allongés sur une plage de Lampedusa filmés comme de simples méduses échouées au caméscope par les touristes obèses, une pub pour Benetton, une soirée de gala à l’Opéra, des jeux télévisés, des enfants sous les bombes, des enfants à Disneyland.

    La musique s’arrêta nette, la bande son était terminée, les danseurs restèrent figés un instant, puis saluèrent avant de s’écrouler sur le sol pour reprendre leur respiration. Tout le monde applaudit très fort. Paul Verdi vit Emma et Liu et sa grand-mère se lever en hurlant des bravos enthousiastes, alors il les imita.

    - Bravo Jacky, bravo Camille! Bravo et merci les enfants! hurlait Rosenberg. Merci à toi Paul, merci à vous tous. Voilà, on en est là.

    - Magnifique, dit Paul en levant le pouce. C’est époustouflant.

    - Tous ceux qui pensaient que Fred Aster et Ginger Rogers étaient les meilleurs danseurs de claquettes qui n’aient jamais existé vont enfin voir ce que c’est que de savoir bouger les pieds. Et la petite, canon, non? Je parie que tu n’as jamais vu un numéro pareil.

    - Non.

    - Moi non plus... Alors mec, sont pas forts? Sont pas beaux mes gamins? Paul continuait à le regarder en souriant bêtement. T’en restes baba, hein?

    - Vous êtes admirables, ce que vous faites est magnifique intervint Emma qui alla embrasser les danseurs en eau. Vous voulez certainement prendre une douche? Ils acquiescèrent toujours à bout de souffle. Et quand vous aurez terminé, Liu et moi vous aurons préparé un petit quelque chose à manger. Au fait Aga, pourquoi Ethel n’est pas venue?

    - Elle avait trop le trac. Elle a préféré rester à la maison. On va faire de vous des stars leur cria Agamemnon pendant que les danseurs traversaient le salon. Vous êtes déjà des stars, mais grâce à Paul et à moi, le monde entier va bientôt le savoir. Oh, putain de putain rajouta-t-il en les regardant sortir avec tendresse, je pourrais en chialer tellement ils sont bons. Puis, le temps de récupérer un peu de l’émotion d’avoir montrer pour la première fois cette ébauche de spectacle, il remonta son pantalon jusqu’à la limite inférieure de son estomac, remit sa kippa, sa chemise et ses ficelles en place, puis s’approcha de Paul pour lui susurrer à l’oreille.

    - Alors enculé de fils de pute, ils ne sont pas comme je t’ai dit?

    - Ils sont très forts, absolument superbes.

    - Joli couple, hein?

    - Oui. T’as besoin de vingt briques, c’est ça?

    Il connaissait cette voix pincée et cette posture raide du cou que prenait Paul dès qu’une chose lui déplaisait. Sa posture de lord anglais ne présageait rien de bon, mais il évacua cette idée aussi vite qu’elle était venue pour continuer sur sa lancée.

    - Pour démarrer, amorcer la pompe, c’est peut-être suffisant. Je ne te cache pas que si je veux réaliser tout ce que j’ai dans la tête, la somme est plus importante. Je dirais entre cent cinquante et deux cent mille euros. Il s’arrêta, le temps d’observer l’effet de son annonce sur Paul. J’ai déjà pris contact avec des sponsors, mais ils veulent que les choses soient plus avancées avant de prendre la décision de me soutenir.

    - Ou non.

    - C’est tout ce que tu trouves à me dire.

    Ils se jaugèrent un instant en se regardant droit dans les yeux.

    - Ça ne marchera jamais, Aga. C’est perdu d’avance. Je veux t’aider, mais je refuse de jeter mon argent par les fenêtres. Je suis vraiment désolé, mais sur un projet pareil, cherche quelqu’un d’autre, moi je ne te suis pas.

    - Comment ça, tu ne me suis pas? Tu m’as donné ta parole.

    - Tu ne m’as jamais dit que t’allais monter un truc avec des Noirs et de la politique en plus. Où penses-tu pouvoir montrer un truc pareil.

    - Mais c’est pas un truc, du con! C’est le plus beau spectacle de claquettes qu’on a jamais monté, un carton en devenir. Tu ne vois pas, non? On n’en voit plus des claquettes, ça manque, ça va faire un tonnerre de dieu.

    - Et la politique.

    - Critiquer le monde va dans le sens du vent, ça donne de l’épaisseur, un côté rebelle qui nous démarque de l’image un peu ringarde accolée aux claquettes.

    - Tu les a rencontrés comment? intervint Pauline qui s’était rassise à sa table.

    - Un cousin d’Ethel qui vit en Guyane nous a fait parvenir deux billets d’avion pour qu’on puisse assister à son mariage, et je les ai vus par hasard dans Cayenne. Ils dansaient dans la rue pour se faire un peu d’argent. Je suis tout de suite resté scotché et je me suis dit que c’était là le signe que j’attendais. Il leva les yeux au ciel en faisant un clin d’oeil de remerciement et ils pensèrent tous à Fernandel dans le rôle de Don Camillo, sauf Liu qui n’avait jamais vu le film. J’ai acheté deux billets et ils sont rentrés avec nous. J’ai tout de suite su que c’était à moi des les aider à se faire connaître. Et pas seulement en France. Ici, ce ne peut être qu’un début. Ils ont un tel talent, un tel potentiel que c’est le monde entier qui sera séduit. Le monde entier. Il s’arrêta pour s’assurer de l’impression qu’il faisait sur ses amis et en profita pour reprendre son souffle. Pour monter cette ébauche de chorégraphie, et pardonnez-moi si j’ai tenu à ce que ça reste secret jusqu’à aujourd’hui, j’ai visionné des dizaines de films de tape danse. Tous américains. Que des danseurs Noirs et vous n’avez pas idées du bordel que c’est pour arriver à se les procurer.

    - Les danseurs noirs? demanda Liu.

    - Les films!

    Il n’allait pas lâcher si facilement. Agamemnon était un fan de corrida comme de flamenco. Son petit pêché mignon disait Ethel qui préférait la musique Kletzmer. Il n’avait jamais vu une course de taureaux en vraie, mais en avait suivi un grand nombre sur Canal+ et lu pas mal d’articles sur le sujet. Peut-être que toute cette boucherie lui rappelait le temps des salles d’opération, en tout cas il savait que les taureaux qui paraissaient les plus farouches à leur entrer dans l’arène n’étaient pas les plus durs à vaincre. Au contraire même. Les plus difficiles à toréer étaient les faux-culs qui prenaient des allures de fouisseurs apeurés, refusaient l’affrontement et vous embrochaient de dos de préférence, dès que vous aviez le malheur de vous sentir en confiance et que vous diminuiez votre vigilance. Pas le genre de Paul. Agamemnon s’était nourri du courage, de l’énergie et de l’obstination des toréadors. Il savait que son moment de gloire arriverait, pas le fameux quart d’heure d’Andy Warhol, mais un vrai qui dure, il l’attendait depuis si longtemps. C’était à son tour, d’être enfin dans l’arène. Il paraissait faible, mais il savait déjà que le taureau finirait par danser les faenas qu’il lui imposerait. Il s’approcha de nouveau de Paul. Très prêt. Pour la première fois le parfum qu’utilisait depuis des années son ami l’écoeura.

    - C’est une affaire en or!

    - Je veux bien t’aider à monter un spectacle, mais pas balancer mon fric pas les fenêtres. Faut les télés pour qu’un truc marche à présent et tu te vois arriver avec ça?

    - Je te répète que... Puis il se mit à hurler en montrant d’un doigt tremblant l’espace où avaient évolué les danseurs. Qu’est-ce que t’as à me parler de tes fenêtres! J’ai monté toute la chorégraphie, moi qui n’y connaissais rien et les images, bordel, c’est pas fort ça.

    - Si, mais on n’est pas en Amérique, ici !... ça ne passera jamais.

    - Bordel, Paul, je ne connais que toi qui aie assez de fric pour monter un truc pareil. Serre-moi un whisky.

    Paul éclata de rire.

    - A la bonne heure, tu bois à nouveau, et depuis quand?

    - Va te faire foutre et occupe-toi de ton cul. Excusez-moi, Madame.

    - Faites comme si je n’existais pas, répondit Pauline qui les observait l’air affligé. J’ai déjà entendu pire dans cette maison.

    - Paul, je les ai ramenés à mes frais, je leur loue une chambre d’hôtel, je les nourris.

    - Qu’est-ce que j’en ai à foutre. Ce sont tes oignons.

    Emma et Liu s’aiment.

    Emma mit les tartes salées dans le four et s’essuya les mains au torchon que lui tendait Liu.

    - Ce Jacky est un superbe danseur. Elle aussi du reste.

    - Tu penses que Paul acceptera de les produire, demanda Liu.

    - Non, il est trop près de son fric. Et puis, je ne sais pas si tu as remarqué, mais pendant leur numéro, il m’observait pour voir quel effet ils faisaient sur moi. Il crevait de jalousie. Il faut dire que Jacky a un corps vraiment splendide. Camille aussi. Au lit, ils doivent faire un couple d’enfer.

    - Pendant qu’ils dansaient, je n’arrêtais pas de me demander comment était sa queue. J’imagine qu’elle doit être très belle.

    - Et très grosse dit Emma, en riant. Elle jeta un oeil aux tartes à travers la vitre teintée du four et se retourna vers Liu. En tout cas mieux que celle de Xiang.

    Elles pouffèrent de rire.

    - On est vraiment salopes, dit Liu en rougissant.

    - Qu’est-ce que tu crois que les mecs disent sur nous.

    Puis sans que rien ne laisse prévoir son geste, elle passa ses doigts dans les cheveux lisses et noirs de son amie.

    - Ces deux danseurs m’ont mise en feu, j’ai envie de toi.

    - Pas ici. Si quelqu’un nous surprenait.

    - Aucun risque, ils s’engueulent dans le salon et en ont pour un bon bout de temps, quant aux danseurs qu’est-ce qu’on en a à faire.

    - Et Pauline?

    - Elle est trop curieuse de savoir comment ça va se terminer entre Paul et Aga. Assieds-toi sur l’évier.

    Liu releva sa robe moulante et s’assit sur le bord de l’évier remplit de vaisselle laissée à tremper.

    - Je vais mouiller ma culotte.

    - Tu as raison, je vais te l’enlever.

    - Emma, tu es complètement folle dit-elle en tendant ses deux jambes bien droites pour l’aider. Si quelqu’un arrive.

    - Je m’en moque.

    Puis Emma s’accroupit, enfouit sa main sous sa jupe et commença à lécher le sexe de Liu.

    De retour dans le salon

    Agamemnon Rosenberg semblait avoir perdu beaucoup d’allant et se grattait nerveusement la barbe. Paul ne voulait rien savoir. Il avait utilisé un nombre incroyable d’arguments, mais l’autre était vraiment décidé à le lâcher. Il avait mis un certain temps à comprendre. Ils étaient amis depuis toujours, liés comme des cousins, comme deux frères disait Pauline. Il n’avait rien demandé. C’est Paul qui lui avait promis. C’est ce fumier qui lui avait monté la tête. Et lui, comme un idiot, l’avait cru, lui avait fait confiance. Il avait tout dit, tout essayé et systématiquement ce con ressortait son histoire de fric et de fenêtre. Il l’aurait étranglé s’il avait pu, au moins mis une bonne dérouillée, mais il ne fallait pas y compter, Paul était une masse de muscles durs.

    Ses yeux noirs et mobiles montraient qu’il cherchait encore l’argument qui retournerait la situation en sa faveur, ferait changer Paul d’avis, la passe miraculeuse, la faena bénie, mais que dalle, rien ne venait. Le vide absolu. Il s’était fait encorné et virevoltait dans l’air comme le gros ballot qu’il était. Échec sur toute la ligne.

    - Et vous, quel est votre avis? demanda-t-il soudain à la grand-mère de Paul.

    Pauline but une petite gorgée de rhum et s’abstint de répondre.

    - O.k. Paul, dit-il en se faisant pitié à lui-même, j’essaie les States si tu penses que là-bas, il y a une chance.

    - Je crois que tu ne veux pas comprendre.

    - Espèce de fumier parfumé, t’es plein aux as. Qu’est-ce que ça te coûte de me financer même si tu n’y crois pas.

    - Laisse tomber, je te dis.

    - J’ai toujours réussi à faire ce qu’il me semblait bon à faire. Rentre ça, dans ton petit crâne de vendeur de fruits et légumes pour Negros et Niacoués, si ton cher fric y a laissé assez de place.

    - Tu peux répéter?

    - Excusez-moi, Madame.

    - Ce n’est rien Agamemnon, faites comme si je n’étais pas là.

    - Merci. Oui, je pourrais répéter et te cracher à la gueule pendant dix mille ans encore que ça n’effacerait pas l’affront que tu me fais. Mais j’en ai pas envie. Tu es un traître. Tu me dégoûtes. Sache que tu ne m’impressionnes pas avec tous tes muscles. Je te le dis en face, Paul, t’es devenu un tas de merde, et ta parole ne vaut pas plus que l’étron qui sort du trou du cul d’un porc. Mon spectacle, je le monterai.

    Ils se regardèrent les yeux dans les yeux un long moment, comme deux chiens enragés prêts à se sauter à la gorge. Paul qui le dépassait de plus d’une tête releva les manches de son pull moulant de façon à laisser apparaître ses avant-bras puissants.

    - Casse-toi de chez moi.

    - Avec plaisir. Au revoir, Madame et excusez-moi, je ne voulais pas...

    - Ce n’est rien Aga, je te comprends. À bientôt, j’espère. Repasse quand tu veux.

    Il sortit en refermant la porte doucement.

    Le taureau avait eu le dernier mot. Ce fils de pute l’avait encorné et balancé en l’air.

    Il venait de s’écraser sur le sable.

    Il avait un goût de sang dans la bouche.

    Il brûlait de l’intérieur et ça faisait mal.

    Il avait dû avaler un bout de ce putain de soleil espagnol.

    Il allait se consumer en haut des marches, tout seul comme un chien.

    Il fut pris de vertige et saisit la rambarde. Les marches dansaient devant ses yeux. Eux aussi brûlaient. Il avait touché le sable et pourtant sa chute ne faisait que commencer. Il se redressa. Ce salaud n’aurait pas le plaisir de le voir chanceler.

    Paul, alla à la fenêtre et regarda Rosenberg descendre le long escalier métallique qui menait au parking juste devant les entrepôts. Le ciel était gris et chargé d’électricité, en symbiose avec la fin de leur amitié. Il se sentait sale. Vingt briques, c’était une somme. Et cent et deux cents briques, pardi où il y avait de la gêne, il n’y avait pas de plaisir. Aga était complètement cinglé. Son projet était nul. Je n’avais pas à jeter par la fenêtre l’argent de mon entreprise. J’en étais responsable. Je n’en avais pas le droit. Cet argent m’appartenait, mais il avait été gagné grâce au travail de toute une équipe. C’était injuste, mais le monde marchait ainsi et je n’était pas sur terre pour le refaire. J’en avais trop soupé de toutes ces histoires avec ma famille. Trop souffert. J’étais un patron responsable et ça m’allait bien comme ça. L’argent était fait pour être utilisé par ceux qui savaient le faire fructifier. Au mieux. J’avais toujours refusé le gaspillage. Je n’avais rien à voir avec les patrons qui flambaient leur fric. Je n’en faisais pas partie.

    Il se dit qu’il aimerait que l’orage éclate maintenant et balaie l’odeur tenace et écoeurante des fruits tannés qui pourrissaient dans les poubelles vertes, qu’une pluie torrentielle tombe sur Saint-Denis et lave le sol en béton de la cour maculée de taches gas-oil. Il souhaitait très fort qu’elle tombe, lave tout et lui fasse oublier cette journée. Il vit Rosenberg chercher ses clés et monter dans sa vieille Renault garée au milieu du parc de camions.

    Agamemnon démarra et sortit en faisant crisser ses pneus.

    Paul se retourna et regarda sa grand-mère. Elle se tenait comme à son habitude très droite sur sa chaise en faisant bien attention de ne pas s’appuyer au dossier. Histoire de génération aimait-elle à dire. Il replongea son regard dans le ciel de plomb.

    Histoire de choix aussi, pensait-elle en contemplant le dos de son petit-fils. Se tenir droit dans la vie n’est pas la chose la plus facile. Elle portait la robe chinoise en soie argent imprimée de larges fleurs bleues que Liu lui avait offerte. Le col montait haut sur le cou et mettait en valeur la douceur de sa peau toujours lisse et l’argent de ses cheveux soigneusement tirés en arrière.

    Elle voulait éviter d’attirer son attention quand il se retournerait, et pour ce faire, balayait d’un regard vaguement inspiré le salon.

    Le gris du ciel s’était éclairci une fraction de seconde. Il souhaita que ce fut un éclair. Il ouvrit la fenêtre. L’air était lourd, chargé d’ozone. Il vit passer deux petits oiseaux noirs à la poursuite d’insectes qui n’existaient plus, inspira un grand coup et referma. Il hésitait à se retourner et à affronter le regard de sa grand-mère. Et Emma et Liu qui traînaient dans la cuisine avec les danseurs. Il voulait qu’ils partent. Il était chez lui, merde. Évidemment, son attitude par rapport à Agamemnon n’avait pas été glorieuse. Mais, la vie, la vraie, pas celle de Pauline, pas celle de ses parents, la vraie de vraie n’était pas glorieuse. Il entendit qu’elle reposait son verre. Toutes ces histoires d’amitié, de générosité, de parole donnée étaient faites pour endormir les enfants et leur permettre de faire de beaux rêves. Non, la sienne à lui, celle qui faisait vivre sa femme et sa mère était toute différente. Bataille, bagarre, trahison, meilleur prix, meilleur marché, délais de livraison toujours plus courts. Il trimait comme un fou pour qu’Exotico prospère, pour garder les marchés, satisfaire ses clients, pressurisait son personnel pour que les coûts restent compétitifs et voilà qu’aujourd’hui, on lui demandait de jeter par les fenêtres de l’argent qui avait demandé tant d’efforts. Il en était hors de question. Il n’acceptait pas qu’on le considère comme une caisse de secours ou mieux encore un tiroir-caisse où chacun pouvait venir piocher quand le besoin s’en faisait sentir. La plupart de ses clients étaient des épiciers chinois qui revendaient les produits aux Africains et aux Antillais. Et alors? Il était un des rares à avoir réussi à monter une affaire de cette importance en France. Il en était fier et n’était pas prêt à se laisser insulter, fut-il par son meilleur ami ou sa grand-mère. Il se retourna d’un coup.

    - Tu as vu comment il ose me parler chez moi et devant toi en plus. Mais pour qui, il se prend, tu peux me le dire? Qu’il aille se faire foutre.

    - Tu commences à me fatiguer, Paul, avec tes grossièretés.

    Sur ce, Pauline Verdi alluma une cigarette, tira quelques bouffées et regarda la fumée monter.