Laurent Guillaume, Doux comme la mort
RomanRoman policierRoman noir
344 pages
a paru le 3 janvier 2020
ISBN 978-2-3588-7602-5
Laurent Guillaume

Doux comme la mort

RomanRoman policierRoman noir
344 pages a paru le 3 janvier 2020 ISBN 978-2-3588-7602-5
RomanRoman policierRoman noir
344 pages a paru le 3 janvier 2020 ISBN 978-2-3588-7602-5

Le Messager, mercenaire mandaté par la France pour assassiner l’un des leaders d’Al-Qaïda, découvre à la dernière minute qu’il a été trahi par ses commanditaires. Marc Andrieu, spécialiste de l’antiterrorisme, n’est plus que l’ombre de lui-même depuis que sa fille Eva a disparu. Et ces deux solitaires vont devenir les acteurs de la vengeance d’un troisième homme : Julien Vittoz, ancien ministre de la Défense compromis par un échec diplomatique, qui élabore un plan machiavélique pour assurer son retour. Son arme : le Messager, sa cible, Marc Andrieu. Autour de ces hommes, des innocents qui font les frais de ces machinations. Mais on ne manipule pas sans risques ceux qui n’ont plus rien à perdre.
Entraînant ses personnages d’Afrique de l’Ouest en France, Doux comme la mort est un thriller plein de surprises.

  • Né en 1967 en Meurthe-et-Moselle, Laurent Guillaume entre en 1993 à l’école de police. Cette expérience lui inspirera son premier roman, Mako. En 2012, il quitte la police pour se consacrer à l’écriture de romans policiers et de scénarios. Il a notamment travaillé pour Canal plus.
    • Laurent Guillaume &  Collectif Africa Connection, Africa connection
  • Un savant mélange de violences, trahisons et magouilles politiques. Tout sonne vrai, c’est ultra réaliste. Et pour cause : l’auteur connait le "milieu" sur le bout des doigts.
  • téléchargez l’extrait

    Bamako - Mali

    Lorsque Jacques Mazot sortit du gros 4X4 noir, il subit de plein fouet le violent choc thermique qu’il redoutait. Passer de l’intérieur climatisé de sa voiture à la température suffocante de ce début d’après-midi était un véritable supplice. Il cligna des yeux et contempla, au bout de la place écrasée de lumière, le grand bâtiment aux lignes élégantes de blockhaus, aux murs sales, couverts de graffitis et d’affiches déchirées aux dessins naïfs. La construction semblait se désagréger sous la morsure implacable du soleil. L’homme contint un accès d’angoisse : l’endroit suintait le malheur et la corruption. Jacques Mazot soupira, enfila une paire de lunettes de soleil et rajusta le col de sa chemise déjà auréolée de transpiration. Il prit son courage à deux mains et s’avança sur la place en direction de l’entrée du sinistre édifice. En marchant, il se fit la réflexion qu’après tout ce n’était pas si terrible que cela. La prison de Bamako n’était pas la plus effroyable dans laquelle il avait eu l’occasion de se rendre. En Amérique centrale, à San Salvador, il fallait un gilet pare-balles pour accéder à la maison d’arrêt. On ne s’y risquait pas sans une bonne raison, une de celles qui valaient que vous preniez une assurance vie. Jacques Mazot n’était pas un héros, mais il avait le sens du devoir et du service public. Une longue file de gens terrassés par la chaleur attendait devant l’entrée principale, une immense double porte métallique dont seulement un battant était entrouvert. Un pick-up bleu marine portant sur ses portières la mention peinte au pochoir « commissariat 1er arrondissement » était garé un peu à l’écart. Dans la benne du véhicule de police, sur des bancs métalliques, trois types menottés aux montants parlaient entre eux en bambara d’un ton véhément sous la garde somnolente d’un agent qui affectait de les ignorer, les yeux bouffis d’ennui. Un gradé de la police s’entretenait avec un gardien de l’administration pénitentiaire dont seule la tête apparaissait par l’entrebâillement de la porte. Sans vergogne et avec le regard hautain que confère l’assurance d’être investi de prérogatives supérieures, Jacques Mazot remonta la queue du commun des mortels, s’avança jusqu’au policier qui agitait un papier officiel, probablement un ordre de justice, sous le nez de son interlocuteur et interrompit brutalement la conversation entre les deux fonctionnaires.
    — Bonjour, je suis Jacques Mazot, consul général de France. Je viens rendre visite à un compatriote détenu dans votre établissement : Monsieur Milan.
    Le policier se mit immédiatement au garde-à-vous et présenta ses respects. Le factionnaire, quant à lui, demanda après les salutations d’usage, si le diplomate était en possession d’un permis de visite. Mazot acquiesça et présenta le document officiel. Le consul nota au passage les galons de lieutenant qu’arborait fièrement le fonctionnaire de la pénitentiaire sur les épaulettes d’une chemise rapiécée. Le visage d’ébène du gradé demeura imperturbable, ses lèvres remuaient en même temps qu’il lisait le sauf-conduit. Enfin, il leva les yeux du bout de papier sur lequel ses doigts venaient de laisser des traces de graisses et quelques résidus de riz au gras. Il regarda le diplomate avec un ennui perceptible :
    — Vous pouvez entrer, Excellence, lâcha-t-il d’un ton indifférent en tendant en retour le document au consul.
    Ce dernier s’en empara de deux doigts avec un air vaguement dégoûté. Le gardien recula pour céder le passage et Jacques Mazot se glissa dans l’ouverture sous le regard résigné des gens qui faisaient la queue. Le diplomate se retrouva au milieu d’une petite cour intérieure dans laquelle, tout au fond, une demi-douzaine de gardiens dépenaillés était accroupie devant un grand plat de riz. Chacun piochait allègrement de la main dans la tambouille graisseuse. Les conversations, émaillées de rires sonores, allaient bon train. Le gardien qui avait autorisé l’entrée de Jacques Mazot referma le battant derrière lui et s’adressa en bambara au groupe occupé à se restaurer. Le diplomate ne comprit pas grand-chose, mais il perçut à deux reprises le mot « toubab » dans la bouche du fonctionnaire. L’un des types accroupis se leva et se dirigea vers le consul. Il était vêtu d’une chemise qui avait connu des jours meilleurs, d’un pantalon vert de l’armée avec des poches de cuisse et de tongs laissant apparaître des pieds sales et craquelés. Le déguenillé fit signe à Jacques Mazot de le suivre. Ils s’engagèrent dans un couloir sombre fermé à son extrémité par une imposante porte métallique. Le gardien sortit un gros trousseau de clés, saisit l’une d’entre elles avec dextérité et l’introduisit dans la serrure. La porte émit un grincement lugubre lorsque le battant coulissa sur ses gonds mal huilés. Ils débouchèrent dans une grande cour inondée d’une lumière blanche, brûlante. Des prisonniers se terraient sous quelques arbres chenus qui peinaient à offrir un peu d’ombre. Tous les regards convergèrent vers eux. Des regards de fauves. Jacques Mazot déglutit péniblement. Il se tourna vers le gardien.
    — Où est-il ? demanda-t-il en cherchant son mouchoir pour s’éponger le front dégoulinant.
    Le gardien lui montra l’angle que formaient le mur d’enceinte et le bâtiment de détention. Le consul plissa les yeux et parvint à distinguer parmi les volutes de chaleur un homme blanc s’adonnant à une activité impensable par une telle canicule. Il était pendu par les mains, accroché deux mètres cinquante au-dessus du sol, à un tuyau en fonte qui courait le long du bâtiment. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’homme faisait des tractions en plein soleil par plus de quarante degrés. Abasourdi et toujours accompagné du gardien qui souriait en secouant la tête, le diplomate s’avança dans la cour sous les regards fixes des prédateurs qui attendaient leur heure, comme à l’affût, le soir près du point d’eau. L’homme blanc enchaînait les mouvements avec la régularité d’un métronome sans que la moindre fatigue n’en trouble la fluidité. Les muscles couraient tels des câbles le long d’un corps maigre et brûlé par le soleil. Un long serpent tatoué remontait le long de la colonne vertébrale du type. La tête du reptile aux yeux plissés bougeait doucement sous l’effet du mouvement des muscles et semblait monter une garde vigilante, veillant sur les arrières de son maître. Arrivé sous l’endroit où le type martyrisait son corps, le gardien brailla :
    — Eh, Sa. Tu as de la visite !
    L’homme fit encore deux mouvements de traction puis, comme à regret, se laissa tomber souplement au sol. Jacques Mazot s’étonna de constater que le type était d’une taille moyenne, presque petit. L’homme se tourna et présenta un visage bruni couvert d’une courte barbe, encadré par une chevelure noire dans laquelle les cheveux gris tentaient de prendre le pouvoir. Les traits juvéniles de l’homme contrastaient étrangement avec ses yeux, deux billes noires sans éclat, deux puits dans lesquels aucune lueur ne brillait. Deux miroirs sombres, sans âme derrière. Sur la poitrine, un second tatouage, d’une grande finesse, représentait l’archange Gabriel tenant une épée enflammée. Le consul s’ébroua et s’obligea à détacher son regard de l’œuvre gravée à même la peau. Il nota que le gardien avait prudemment reculé comme s’il craignait une morsure venimeuse. Le diplomate se racla la gorge, un sourire amical aux lèvres.
    — Je suis Jacques Mazot, consul général de France au Mali, êtes-vous Gabriel Milan ? demanda-t-il en tendant une main qui se voulait ferme.
    Le type hocha la tête, mais ignora la main.
    — Pouvons-nous nous entretenir en particulier ? Je crains d’avoir une mauvaise nouvelle à vous annoncer, fit le consul en se renfrognant.
    Le type acquiesça, mais ne bougea pas d’un pouce. La morsure du soleil perçait maintenant les vêtements du diplomate qui hésitait, désemparé.
    Le gardien de prison décida d’intervenir :
    — Nous n’avons pas de parloir, mais vous pouvez palabrer avec Sa sur les chaises qui sont à l’ombre, là-bas, fit le fonctionnaire en désignant l’endroit où se tenaient les détenus qui ne les avaient pas quittés des yeux.
    Sans un mot, l’homme se dirigea vers les arbres, accompagné du diplomate qui, en son for intérieur, pensait que ce n’était pas une bonne idée de déranger ces types aux mines patibulaires. Le gardien, suivait, loin derrière. Lorsqu’ils arrivèrent au niveau d’un groupe de trois prisonniers dont les muscles saillants semblaient bandés comme des arcs, Jacques Mazot se dit que, non, décidément ce n’était pas une bonne idée. Milan se planta devant eux. Les types hésitèrent puis se levèrent en prenant soin d’éviter le regard du tatoué. Ils s’en allèrent dans la cour d’une démarche nonchalante, les yeux mauvais. Le prisonnier blanc s’assit, étira les jambes et croisa les bras sur l’archange. Jacques Mazot considéra la chaise avec suspicion, sortit le mouchoir de sa poche et entreprit d’essuyer le siège avant de s’y asseoir. Le type l’avait regardé faire patiemment, attendant son heure et le consul eut alors la désagréable sensation d’être la souris qui s’agite vainement sous le regard impitoyable du mamba.
    — Voilà, hum ! Ce que j’ai à vous annoncer n’est pas une bonne nouvelle. Vous êtes bien l’associé de Damien Deloncourt?
    Le type, imperturbable, se contenta de hocher la tête.
    — Je suis au regret de vous informer de la disparition brutale de votre associé Monsieur Deloncourt. Sachez qu’il vous a désigné par testament comme étant son légataire universel.
    Le consul fit une pause pour ménager son effet. Comme son interlocuteur ne bronchait pas, il poursuivit :
    — Étant donné qu’il n’a pas de famille proche ni même éloignée, vous héritez de tous ses biens. Ses parts dans la société, son appartement, tout est à vous… Enfin… ce qui restera après que l’État se soit adjugé la part du lion.
    Le type semblait contempler l’archange tatoué sur sa poitrine. Ses doigts effleurèrent le visage de l’ange extatique et auréolé.
    — Comment ? demanda-t-il dans un souffle rauque.
    — P-Pardon ? balbutia le diplomate.
    — Comment est-il mort ?
    — J’ai cru comprendre qu’il avait été renversé par un chauffard alors qu’il traversait la rue pour rejoindre sa galerie d’art. Il est mort sur le coup. Il n’a pas souffert.
    — Qu’en savez-vous ?
    — Je… Hum, il faut que j’y aille, Monsieur Milan, fit le consul en se levant brutalement. Voici ma carte, vous avez mon contact inscrit au dos. Je reprendrai attache avec vous pour les formalités d’usage de la succession.
    Le type prit le petit bristol et le glissa dans la poche de son jeans crasseux. Le diplomate s’éloigna d’un pas pressé, flanqué du gardien qui traînait ses tongs dans la poussière de latérite. Le prisonnier se pencha et arrière vers le soleil de plomb, s’allongeant presque complètement sur la chaise branlante.
    — Damien, murmura-t-il en contemplant la course infinie des nuages.

    ***


    Le gardien entrouvrit la porte principale de la maison d’arrêt, le consul s’empressa de se glisser dans l’ouverture. Dehors, il prit une profonde inspiration d’un air brûlant. Il allait se diriger vers son véhicule lorsqu’il se ravisa et se tourna vers le gardien qui l’observait depuis le pas de la porte métallique, un grand sourire railleur aux lèvres.
    — Dites-moi, mon brave, tout à l’heure vous avez appelé Monsieur Milan par un surnom. « Sa » si je ne me trompe pas. Qu’est-ce que cela signifie ?
    Le gardien de prison gloussa.
    — Ce sont les prisonniers qui lui ont donné ce surnom… Sa, dans notre langue, c’est le serpent.
    Jacques Mazot frissonna malgré la chaleur et s’engagea sur la place, vers son véhicule. Derrière lui, le gardien de prison cria :
    — Et ça veut aussi dire la mort. La mort, Monsieur le consul ! Vous comprenez ?
    Le fonctionnaire malien explosa d’un rire tonitruant.


    Première partie :

    L’envol du Messager


    Marc Andrieu roulait dans Montreuil plongé dans une nuit épaisse et glaciale. Penché en avant sur le volant, il scrutait les rues de la ville périphérique avec une fièvre anxieuse. Il avait comme une boule dans la gorge, un sale truc qui l’empêchait de manger, de dormir, de baiser… de vivre. Il cherchait désespérément dans les rues qui se vidaient. Il cherchait comme tous les soirs depuis des mois, en vain. Il cherchait dans les squats, dans les ghettos, dans les terrains vagues… partout… en vain. Aujourd’hui un copain des stups lui avait donné une info. Le collègue avait hésité longtemps, de crainte de lui offrir un faux espoir. Alors Marc avait insisté, lui avait assuré qu’il était au-delà de l’espoir, qu’il n’avait plus que cela comme carburant et qu’un faux espoir, c’était mieux que rien du tout. Le collègue, dans un soupir résigné, lui avait confié qu’un tox de Montreuil venait de sortir de cabane. Un ancien copain d’Éva. Un camarade de piquouse. Il saurait peut-être quelque chose, avait-il ajouté, conscient de la minceur du renseignement. Marc lui avait demandé son signalement et le collègue des stups, sans un mot, lui avait tendu la photo issue du Canonge . Marc s’était accroché à ce cliché comme un naufragé à sa bouée. Il l’avait scotchée au tableau de bord de la Renault. Elle représentait un jeune type de 23 ans, David Leborgne. Toxico, dealer, braqueur de supérettes et casseur de pharmacies. Grand, un mètre quatre-vingt-huit. Maigre, soixante-douze kilos. Un piercing dans le sourcil droit, un autre dans la lèvre inférieure. Trois points en triangle tatoués avec une aiguille sur la jonction entre le pouce et l’index droit. Le regard vieux de ceux qui, à peine passés vingt ans, savent qu’ils n’en ont plus que pour quelques années à traîner leurs os dans cette vallée de souffrances. Les doigts de Marc martelaient nerveusement le volant. Il tournait en rond depuis deux heures, bientôt il n’y aurait plus personne dans les rues, mais il continuerait à errer comme un lémure. Il n’était pas tout à fait mort, mais son âme avait foutu le camp. Il ralentit, devant lui, un grand type maigre venait de sortir d’un épicier arabe. Il portait un sac plastique rempli de quelques victuailles. Un chien famélique le suivait en trottinant. Marc ralentit et attendit que le type passe sous un lampadaire. D’un coup, son cœur se mit à battre plus rapidement. Il jeta un œil fébrile à la photo. Oui ! Ça ressemblait. Ça ressemblait même beaucoup. Le type, vêtu de fringues de surplus militaire, arrachait des petits morceaux du long pain qui dépassait du sac plastique et les mâchonnait d’un air absent. Marc ralentit puis s’arrêta complètement, laissant le type prendre tranquillement le large. Marc savait que, plus loin, lorsque la rue tournerait à droite, Leborgne passerait devant un terrain désaffecté, une ancienne friche industrielle. Lorsque le tox disparut à l’angle de la rue, Marc redémarra. Il accéléra doucement, négocia le virage souplement. Le type était là, marchant devant le terrain vague, le chien sur ses talons. Marc accéléra brutalement, dépassa le tox et freina brutalement en tournant le volant violemment à droite. Le véhicule monta sur le trottoir, juste devant Leborgne. Le tox fit un bond de côté en gueulant :
    — Oh ! Bordel !
    Marc jaillit de la voiture et en deux enjambées il fut sur le grand type qui leva un bras en protection. Il avait beau être grand, il n’était pas de taille. Marc l’agrippa par le colback et le traîna, gesticulant, dans la friche.
    — Mais putain, lâche-moi espèce de connard ! Lâche-moi, je te dis, espèce de bâtard, hurlait Leborgne tandis que son chien suivait en aboyant furieusement.
    Leborgne éructait, bavait, hurlait, tentait vainement de mordre la poigne de fer qui l’étranglait à moitié, étau impitoyable comme un piège à loups. Ses chaussures crasseuses laissaient une traînée désespérée dans les herbes folles et les gravats poussiéreux.
    — Tu vas me lâcher espèce d’enfoiré, j’vais te marave. Sale fils de pute…
    S’estimant suffisamment loin de la rue, Marc lâcha le paquet gesticulant qui retomba lourdement sur ses fesses creuses. Un silence épais se fit entre les deux hommes, seulement troublé par les aboiements inquiets du chien qui les avait suivis tout en se tenant prudemment à l’écart. Marc considérait le tox qui avait levé un bras décharné dans un geste dérisoire de défense. Il le regardait comme s’il s’agissait d’un cloporte exposé à la lumière du jour. N’y tenant plus, Leborgne brailla d’une voix hystérique :
    — Mais qu’est-ce que tu me veux, mec ? T’es un ouf ou quoi ? Mais parle bordel !
    Il considérait ce grand type barbu au physique de colosse, aux yeux brillants de rage et de désespoir, aux traits empreints de violence avec la certitude que sa vie ne tenait qu’à un fil. Il se dit que les dernières choses que ses yeux verraient de ce monde de merde seraient la face burinée et couperosée du type qui s’apprêtait à le fumer dans un terrain vague. Brusquement, ses sens anesthésiés par la came se mirent à fonctionner sous l’effet de l’adrénaline. Il sentit l’odeur entêtante de produit chimique qui émanait du sol fertilisé par l’ancienne usine de produits photographiques qui s’élevait auparavant sur ce site. Il perçut avec une étonnante acuité le bruit du périphérique tout proche.
    — Où est Éva ? demanda le type avec une douceur étonnante.
    — Quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?
    — Je veux savoir où est Éva.
    Les yeux écarquillés, Leborgne semblait creuser le marais brumeux de son esprit engourdi. Finalement, il partit d’un rire soulagé.
    — Oh, putain, j’arrive pas à le croire. T’es le dab d’Éva. Et moi qui croyais… Putain tu m’as filé une de ces trouilles, espèce de vieil enfoiré.
    Les yeux du colosse se plissèrent.
    — Ne joue pas au con avec moi, Leborgne, je ne le répèterai pas indéfiniment. Où est Éva ?
    Le tox se redressa et fit face à son agresseur qu’il jaugea d’un regard suffisant.
    — Et alors ? Qu’est-ce que tu vas faire ? T’es un keuf, non ? Éva pouvait pas te blairer, grosse merde. C’est à cause de toi qu’elle est tombée dans la came et qu’elle s’est barrée de ta crèche…
    Le policier encaissa, mais vacilla comme un boxeur groggy. Il se reprit rapidement. D’un geste rapide et souple, il chassa le pan de sa veste de cuir et, dans le même mouvement, dégaina un gros pistolet noir au mufle agressif, à l’œil cyclopéen. Il braqua l’arme sur la tête du toxico.
    — N’abuse pas de ma patience. Je ne suis pas d’humeur !
    Leborgne sourit d’un air narquois.
    — Même si je savais quelque chose je te dirai rien, pauvre connard. Éva, elle voulait t’oublier, toi et tes règles à la con, oublier la vie de merde qu’elle avait avec toi, gueula-t-il en soulignant chaque mot d’un index accusateur braqué sur la poitrine de Marc, en martelant le mot « toi ». Le policier ferma les yeux en soupirant.
    — Je n’ai pas été clair, on dirait.
    Il se tourna en direction du chien qui grognait et braqua son arme sur l’animal. Simultanément retentirent la déflagration du coup de feu et un hurlement inhumain. « Non ! » La bête s’effondra sans un cri. Leborgne se précipita sur la bête dont le pelage fauve était taché de sang.
    —Non, non, non, c’est pas possible, murmurait le tox en pressant la truffe ensanglantée du chien contre sa poitrine. Marc saisit la chevelure graisseuse et releva le visage baigné de larmes du toxico. Le policier darda un regard impitoyable sur la face défaite du jeune homme.
    — C’est ton ultime chance, Leborgne. Où est Éva ?


    II

    La nuit était tombée sur la prison de Bamako. C’était l’heure du dîner. Les gardiens venaient d’apporter les grandes bassines en tôle pleines d’un infâme brouet de mil fumant. Ils remplissaient les gamelles informes en terre cuite des détenus de la substance spongieuse à la couleur grisâtre. Les prisonniers faisaient la queue comme on va à l’échafaud, l’air lugubre. Gabriel avait déjà été servi, il mangeait à même le sol, à l’écart des autres. Cela lui convenait. Depuis toujours il se sentait à part et goûtait modérément la compagnie de ses semblables. Il réfléchissait tout en mâchant la tambouille avec application, craignant d’y découvrir comme la dernière fois un cafard craquant sous la dent. Il lui fallait analyser froidement l’information que lui avait communiquée le consul de France. Damien était mort renversé par une voiture. Une fois encore, à l’évocation de la disparition de son amant, son ami le plus proche, son frère, Gabriel ressentit une vague sourde de tristesse menacer de le submerger. Damien était le dernier lien qui le rattachait au passé. Sa dernière raison de vivre… Les larmes lui montèrent aux yeux, menaçant sa vie dans un monde carcéral où tout signe de faiblesse était immédiatement sanctionné. Non ! Les larmes pouvaient attendre. Il ferait son deuil plus tard, pour l’instant il lui fallait réfléchir. « Écrasé par une voiture », non décidément il n’y croyait pas. Dans son monde, ce type de coïncidence n’existait pas. C’était un message qu’on voulait lui faire passer. Le fait que le consul se soit déplacé personnellement pour lui annoncer la nouvelle confirmait son hypothèse. On voulait qu’il bouge, qu’il sorte de sa retraite, on le voulait de retour en France.
    On avait fait ce qu’il fallait.
    On n’allait pas être déçu.
    Gabriel appela l’un des gardiens qui considéraient le troupeau se restaurant bruyamment. C’était le type qui avait escorté le diplomate dans la cour, tout à l’heure. Comment s’appelait-il déjà ?
    — Issa ! J’ai besoin de toi.
    Le maton le considéra avec circonspection et finalement s’approcha avec nonchalance, son tonfa battant la jambe tachée de son pantalon.
    — Qu’est-ce que tu veux, Sa ? demanda le gardien d’un ton peu amène.
    Gabriel se leva et malgré le fait qu’il rendait bien une tête au Malien, le toisa d’un air hautain.
    — J’ai besoin de téléphoner.
    — Où ?
    — Pas de stress, à Bamako.
    Le gardien hocha la tête.
    — T’as de quoi payer ?
    Gabriel sortit un billet de dix mille francs CFA qu’il montra brièvement au maton. C’était l’un des derniers. FX les lui apportait régulièrement lors de ses visites hebdomadaires. C’était un ancien camarade, ils avaient combattu ensemble, un siècle auparavant. Depuis, FX avait quitté la vie sous le drapeau pour monter une boîte de sécurité au Mali. Il assurait la protection des sociétés aurifères qui prospectaient un peu partout dans le sud du Pays. Des contrats juteux avaient épaissi son compte en banque et son tour de taille. S’il avait changé de physique et de mode de vie, il n’avait pas oublié. L’amitié gagnée au feu ne s’oublie pas.
    — D’accord, on va dans la cour, pour être tranquilles, consentit le maton.
    « Parfait ».
    Une pleine lune spectrale baignait la promenade d’un clair-obscur laiteux. Pas âme qui vive, hormis les oiseaux de nuit qui chantaient d’improbables litanies et les chauves-souris gigantesques qui zébraient le ciel de leurs vols erratiques. Le prisonnier sortit le billet de sa poche et le maton s’empressa de le faire disparaître dans la sienne. Il sortit alors un téléphone dernier cri de la poche de son pantalon d’uniforme. Gabriel tendit la main.
    — Tu plaisantes ? Sa. C’est moi qui compose le numéro.
    « Merde ». Gabriel récita les chiffres à haute voix et le gardien tapota sur le clavier. Il porta le téléphone à son oreille puis, satisfait, le tendit au prisonnier. On décrocha au bout de la ligne.
    — C’est Gabriel, tu es chez toi ?
    — Oui, qu’est-ce que…
    — Je serai là dans une heure, prépare mes affaires.
    Il raccrocha en jetant un œil au maton qui soudainement s’agitait à ses côtés. Le prisonnier mit le téléphone dans sa poche.
    — Quoi ? Qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu as…
    Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Gabriel était sur lui. Un poing dur comme la pierre atteignit le maton à la gorge écrasant les cartilages de la trachée, empêchant le fonctionnaire de respirer. Un second coup porté au plexus solaire acheva Issa qui d’effondra, les mains sur la gorge. Gabriel considéra le maton qui émettait des borborygmes désespérés, les pieds griffant frénétiquement le sol. Il réfléchit à toute vitesse. Issa survivrait à sa blessure, déjà il reprenait son souffle par petits halètements. Il avait composé le numéro de huit chiffres, sans doute ne l’avait-il pas mémorisé, mais rien n’était sûr. Il ne fallait pas prendre de risque. Gabriel enjamba le corps et saisit la tête du gardien. Il considéra les grands yeux terrorisés et la bouche ouverte qui essayait désespérément d’avaler un peu d’air tiède.
    — Navré, fit Gabriel, compatissant.
    Il lui brisa la nuque