Jean-Claude Lefebvre, Vocation Médecin
Récit
244 pages
a paru le 3 octobre 2019
ISBN 978-2-3588-7582-0
Jean-Claude Lefebvre

Vocation Médecin

Un « Médecin Sans frontières » raconte
Récit
244 pages a paru le 3 octobre 2019 ISBN 978-2-3588-7582-0
Récit
244 pages a paru le 3 octobre 2019 ISBN 978-2-3588-7582-0

Plus de deux cents médecins français partent chaque année en mission avec Médecins Sans Frontières. Jean-Claude Lefebvre est l’un d’entre eux. Après une carrière dans les Alpes, il découvre sur le tard l’aventure humanitaire en Syrie : une autre médecine qui lui fait plus que jamais renouer avec son serment d’Hippocrate. Vocation Médecin nous entraîne à ses côtés sur le terrain, là où les médecins des associations humanitaires et les médecins locaux ne cessent de lutter pour maintenir, en dépit des guerres, une présence auprès de populations civiles pour lesquelles tout s’effondre. Ce livre nous fait découvrir le quotidien de ces médecins pas comme les autres.

  • Médecin généraliste, spécialisé en traumatologie et exerçant dans une vallée alpine, Jean-Claude Lefebvre a découvert à 69 ans l’aventure humanitaire. Envoyé en Syrie, il y est resté jusqu’en 2014. Depuis cette première mission, il s’est rendu en Centrafrique et en Libye.
  • téléchargez l’extrait

    L’an passé, 225 médecins sont partis en mission avec Médecins Sans Frontières (MSF). Le « Doctor John » est l’un d’eux. Jean-Claude Lefebvre, de son vrai nom, a découvert sur le tard l’aventure humanitaire. Pour sa première mission, il est allé en Syrie au moment où MSF, après avoir monté en juin 2012 un premier hôpital dans la région d’Idlib, ouvrait dans la région d’Alep un nouvel hôpital comprenant une salle d’opération, une maternité et un dispensaire. L’aide que nous apportons aux Syriens est peu de choses au regard des besoins médicaux, immenses. Car la guerre a réduit à néant le système de soins et les difficultés sont extrêmes pour intervenir en Syrie. J’ai rencontré des réseaux de médecins syriens qui font l’impossible pour continuer à travailler alors que les hôpitaux sont ciblés. Mais je vois aussi que l’aide humanitaire internationale arrive au compte-gouttes dans le nord du pays. Et le conflit syrien continue de faire des ravages. Aux urgences, le « Doctor John » en a eu un aperçu : beaucoup d’enfants grièvement brûlés par des explosions, des blessés, des patients avec des fractures ouvertes qui arrivent plusieurs jours après l’accident. Il raconte ici ses longues journées de travail, il se souvient aussi de discussions qu’il a eues avec les autres membres de l’équipe MSF, en particulier avec des collègues syriens. Mais face à toutes ces souffrances, « on ne peut pas s’habituer », conclut ce médecin de soixante-neuf ans.


    Docteur Mego Terzian, président de Médecins sans frontières


    Prologue


    Hurlements de sirène, brusque mouvement de foule, quatre solides barbus en tenue camouflée extraient de l’ambulance un lourd brancard orange sur lequel s’accroche un combattant. Il est jeune, très jeune, pâle, très pâle. Il a le souffle court, la terreur dans les yeux. Un rictus de douleur lui déforme les lèvres. La foule, qui veut l’accompagner dans le hall des urgences, le bouscule, manque de renverser la civière. Cette horde d’excités l’enserre, au risque de l’étouffer. Le vigile chargé de contrôler l’entrée de l’hôpital et d’interdire l’introduction des armes, juste porteur d’un brassard, est vite débordé par cette vague tumultueuse. Ses ordres se noient dans les cris et les imprécations. À chaque fois qu’un blessé arrive aux accents suraigus des sirènes d’ambulance, cette même foule surgit. Hommes enturbannés et jeunes gens en jeans, femmes en robes sombres, déboulant des ruelles et des échoppes, agglutinés en une masse assourdissante, qu’il va falloir contenir. De petite taille dans une blouse trop grande, je n’ai qu’un avantage : un organe qui porte. Calme mais ferme, je lance d’une voix forte :
    « Silence please, everybody out ! » : silence s’il vous plaît, tout le monde dehors ! Tonique. Instant d’hésitation, les infirmiers accourent, aident le garde à reprendre le contrôle de la marée humaine qui refoule en désordre. « Bring him in resuscitation room » : mettez-le en salle de réanimation. Pyjamas bleus et treillis léopards déchargent le blessé sur le chariot. Les hommes d’armes sortent. Brahim, blood pressure, monitor : Brahim, pression sanguine, moniteur. Djamel, IV Line : Djamel, voie veineuse Saddam, oxygen : Saddam, oxygène Chacun s’active. Inventaire rapide des éléments vitaux : L’hémorragie est stoppée par un garrot sauveur, posé sur les lieux de l’explosion, respiration superficielle, haletante, pas de cyanose, pression sanguine basse mais stable, état neurologique bon. La perfusion est en place, la sédation effective, je peux procéder à l’inventaire plus précis des blessures. Sous le garrot la cuisse est à demi arrachée par un éclat de bombe. Dans la plaie, des moignons violacés de muscles rétractés voisinent avec des esquilles du fémur fracturé qui pointent dans un magma sanglant. Aucune chance de sauver la jambe. Autre inquiétude, un petit trou à la base du thorax. Un éclat dans le poumon : silence auscultatoire, il va falloir drainer. Quand je rabats le drap sur ses plaies, le gamin attrape mon poignet. Je capte son regard comme un éclair. Sa pupille est dilatée par la peur. « Don’t worry boy, it’s OK. » Ne t’en fais pas mon gars, ça va aller, le ton cherche à être rassurant, quelle illusion ! « Translate please ! » Le traducteur me suit comme mon ombre. Les radios objectivent les lésions. J’appelle le chirurgien. Il faut en priorité sécuriser l’hémostase, stabiliser l’état respiratoire du patient : si le garrot lâche, il se saigne, si l’on n’évacue pas rapidement l’hématome qui comprime le poumon, il étouffe. L’analgésie est suffisante. Avec le chirurgien nous allons travailler de concert, un clamp sur l’artère, le drain dans le thorax. Le patient est drogué mais conscient. Sa tête repose sur le lit, les paupières closes. Son rythme respiratoire se stabilise alors que, dans le tube sortant entre ses côtes, le sang s’écoule puis s’arrête. Il va falloir lui annoncer le verdict. Comment dire à un jeune d’à peine vingt ans qu’il faut lui couper la jambe à hauteur de la cuisse ? Nous décidons de prévenir ses camarades qui attendent derrière la porte. Quand je sors, je sens comme une brûlure sur la nuque, le regard du garçon qui a rouvert les yeux. Dans le hall, les soldats écoutent attentivement le traducteur qui reprend nos paroles.

    Un mot résonne comme un glas : amputation. Le plus âgé pose la question : « no other way ? » Non pas d’autre solution. Il nous accompagne auprès de son camarade. Au fur et à mesure qu’il lui parle dans sa langue, le jeune blessé secoue la tête de droite à gauche en une violente dénégation avant de la laisser retomber, tournée vers le mur, pour masquer une larme qui coule jusque dans sa barbe clairsemée de gosse trop vite grandi. Déjà les brancardiers du bloc viennent le chercher. Je le reverrai cinq heures plus tard dans l’hôpital des hommes – IPD MEN entouré de ses amis, couché entre un garçon de quinze ans transformé en momie par les pansements de ses brûlures, et un vieillard qui geint la jambe en traction. Quand je soulève le drap pour voir son pansement il détourne la tête mais au moment de m’éloigner vers son voisin de lit, dans un anglais hésitant je l’entends prononcer : « Thank you, Doctor John ».


    Je suis médecin d’urgence, depuis un mois dans la Syrie en guerre. Ce soir, à l’instant de solitude où le soleil s’éteint dans des violines et des pourpres, je repense aux circonstances qui m’ont conduit ici.