Martine Roffinella, Venise off
Roman
144 pages
a paru le 3 octobre 2024
ISBN 978-2-3855-3132-4
Martine Roffinella

Venise off

Roman
144 pages a paru le 3 octobre 2024 ISBN 978-2-3855-3132-4
Roman
144 pages a paru le 3 octobre 2024 ISBN 978-2-3855-3132-4

« En gros ça commence à l’adolescence cette histoire d’aller à Venise seulement avec le grand amour de ta vie l’unique-le- seul. Genre ça sera Venise ou rien et rira bien qui rira la dernière. Donc tes deux pieds dans la soixantaine t’en reviens pas de tout cet empilement d’années passées à ne pas aller à Venise avec ton grand amour l’unique-le-seul. »

Parce que la romance à Venise, elle ne l’a encore jamais connue, une écrivaine décide de faire la chronique de ses amours déçues, de ses premiers élans interdits à ses errances de femme mûre. Venise Off, autobiographie d’une lesbienne rejetée violemment par sa famille, nous propose la traversée de sa vie sexuelle et amoureuse. À travers des souvenirs d’adolescence, des rencontres marquées par la violence et la déception, et des réflexions sur le temps qui passe, est dépeint le portrait d’une femme en quête de rédemption et de sens.
Écrit à la deuxième personne, ce roman plein de clins d’œil à la littérature est aussi celui d’une écriture singulière, celle d’une jeune romancière remarquée qui s’est isolée du monde pour accompagner une mère en fin de vie.

  • Martine Roffinella a été découverte en 1988 par Bernard Pivot pour son premier roman Elle. Depuis, elle a publié une trentaine d’ouvrages dont des romans, nouvelles, poésies et essais.
  • Je n’ai jamais lu un bouquin qui restitue avec autant de force comment un traumatisme subi dans l’adolescence (en l’occurrence le lynchage de son amoureuse) peut marquer à jamais. Un splendide morceau de littérature.
  • téléchargez l’extrait

    En gros ça commence à l’adolescence cette histoire d’aller à Venise seulement avec le grand amour de ta vie l’unique-le-seul.

    D’où t’est venue cette idée mystère et boule de gomme mais bing elle est tout de suite là plantée dans ta tête. Genre ça sera Venise ou rien et rira bien qui rira la dernière. Donc tes deux pieds dans la soixantaine t’en reviens pas de tout cet empilement d’années passées à ne pas aller à Venise avec ton grand amour l’unique-le-seul. C’est cuit les gondoles tu te dis. Addio les vaporettos et tout le toutim. Le cimetière du village où tu crèches te nargue tous les matins quand tu promènes ton petit chien. Bientôt ton tour ça te marmonne entre les tombes et tu te demandes si c’est si tranquille que ça ces jardins de pierre avec tous ces morts entassés au même endroit. Pas sûr que ce soit tip-top pour roupiller à l’aise Blaise comme on disait quand t’étais jeune – non mais qu’est-ce que c’est devenu ringard – boomer ton parler des seventies. Comme cool Raoul relax Max haha tu te bidonnes quand même et après tout pourquoi tu te gênerais ? T’es seule alors t’as bien le droit de te poiler un bon coup – poiler ça se dit plus non plus mais au fait qu’est-ce qu’on dit au XXIe siècle ? S’éclater ? Non ça date aussi et c’est quoi le rapport avec les tombes du cimetière où tu te balades tous les matins ? Bah on s’en cogne c’est les morts en boîtes qui t’inspirent ces réflexions. Faut croire que ça vole pas haut la mort et même que ça végète au ras du sol.

    Ajoute à ce tableau que t’as plus de parents ni personne à qui envoyer une carte postale de Venise où t’iras pas. Quoique l’idée de la carte postale ça pique un peu concernant tes parents qu’ont jamais trop kifé que tu sois gouine. Mais bernique t’aurais envoyé la carte quand même avec un mot du style Bons baisers d’ici je vais bien. Car forcément ç’aurait été l’extase d’être à Venise vu que t’attends depuis mille vies d’y aller et que là le compte à rebours s’affole. Le mot fin tu le reluques et il clignote et putain ça te fait plus trop marrer. Les trois quarts du chemin sont salement bouclés comme les trois quarts des peaux caressées et des bouches embrassées et des corps aimés. Grosso modo t’as quasi fait le tour des bouches-peaux-sexes et toujours pas d’alliance au doigt. Ça a pas fait tilt donc faut croire que t’as pas su bousculer le flipper. Tiens si t’allais sur un site Internet qui cause de Venise avec une liste longue comme le bras des artistes qui ont été follement heureux là-bas ? C’est magique et tutti quanti alors que toi la magie que dalle. Niente. Arrivée bonne dernière t’as qu’à te contenter de Google foutaise à gerber où y a même pas de quoi se mitonner un rêve.

    Tu dis ça maintenant que t’es une vieille goudoue asociale mais ado des rêves dodus t’en avais plein. Surtout depuis le jour où t’as enfin pigé que t’aimais les femmes. Avant l’âge de dix-sept ans t’es sortie avec des garçons mais coucher non ça se faisait pas et on risquait de choper un bébé. Alors on se contentait de tripotage de-ci de-là dans des recoins. Tu jouissais pas eux si. Tu sais pas trop si ça te plaisait peut-être même que non c’est pas clair. T’étais comme un mannequin en plastoc creux. Gamine un sale vieux t’avait trifouillée et depuis les mains de mecs tu trouvais ça râpeux. T’as pas pris de pénis dans ta bouche ça non tu pouvais pas. T’en as fait coulisser deux sans faim parce qu’il fallait bien tu pensais.

    Un jour le dernier fiancé que t’as eu (un quelconque Bernard devenu banquier t’as su plus tard) t’envoie une lettre. Dedans il écrit : « J’en ai marre de venir te voir pour te faire deux bises. » Incroyable que tu t’en souviennes encore plus de quarante ans après (parce que la lettre tu l’as jetée illico). Eh ben « Ne viens plus » tu lui réponds aussi sec. Et là tu repasses dans ta tête tout ton émoi pendant des années pour une prof de français que tu vénérais comme une dingue. Et aussi le choc en voyant Marie-Hélène Breillat et la chanteuse Dani s’embrasser dans la série des Claudine tournée par Édouard Molinaro (quel scandale à l’époque mais c’était d’après Colette alors bon). T’en déduis que t’es peut-être lesbienne. On parle pas de ces choses avec tes parents alors tu peux que supposer. Tu sais pas ce que ça peut être aimer une femme. Ça doit ressembler à ce qu’on se fait à soi-même tu te dis alors que non ça n’a rien à voir. Tu te revois c’est toi là environ six mois avant le bac. Dans ta ville y a un établissement en plein centre fréquenté par les gouines. Le Bar d’Orient. Tu t’y incrustes plusieurs après-midis de suite avec tes cours à réviser. Une brune à cheveux courts apporte souvent des livres à la barmaid. De faux airs de la chanteuse Barbara. Les bras longs et sveltes. La démarche dansée. Sûrement une libraire tu penses. Ni une ni deux tu écumes les quelques librairies de la ville. Avenue Gambetta la dame est là. Quand tu entres elle est en train de parler du Cahier volé de Régine Deforges. Dès lors tu fais chaque jour le siège de la boutique après les cours. Collée à la vitrine tu décanilles plus. Maintes fois elle te longe sans ciller. Et puis un midi « Vous voulez prendre un verre ? » elle lance. On remonte l’avenue Gambetta. Le silence tire des coups de canon dans tes oreilles. Chaque mot que tu voudrais prononcer est aussitôt explosé c’est un carnage. Tout en haut en lisière de la vieille-ville y a un autre établissement tenu par des lesbiennes. C’est le bar Quand même. Une dame d’allure masculine demande ce qu’on veut boire. Tu dis un Coca. La dame rit. « Alors Jo, on fait la sortie des écoles, maintenant ? » Ta face écarlate. Tes jambes en pudding. Ça houle. Mais donc la femme s’appelle Jo. Elle te demande ton âge. « Dix-sept ans. Je passe mon bac cette année. » La dame derrière le comptoir s’en mêle encore. « Fais gaffe, Jo, elle est mineure. » Tu t’enhardis. Et elle ? « Trente-cinq ans. » Après elle te demande les notes que t’as eues au bac français. « Quatorze sur vingt à l’écrit ; même note à l’oral. » Elle te félicite. « Et ensuite ? » Tu veux devenir écrivain. « Ah ! mais c’est très difficile ! » Pffuit ta vie sera écrire et rien d’autre tu déclames le menton haut. D’ailleurs t’as déjà publié des poèmes. « Je pourrai lire ? » Pour ça il faudrait se revoir. Jo propose un rendez-vous le mercredi suivant. « Jour où y a pas école haha ! » ironise la dame qui essuie des verres en mâchant quelque chose. Un cure-dent tu supputes. D’accord tu dis très vite. Et tu files.