Jean Périé, Tout l’or de l’Eldorado
Récit
340 pages
a paru le 28 février 2019
ISBN 978-2-3588-7272-0
Jean Périé

Tout l’or de l’Eldorado

Récit
340 pages a paru le 28 février 2019 ISBN 978-2-3588-7272-0
Récit
340 pages a paru le 28 février 2019 ISBN 978-2-3588-7272-0

Au début du XXe siècle, Georges Pommot décide de partir à l’aventure. Embarqué sur un navire comme menuisier, il traverse l’Atlantique et aborde les côtes de l’Amérique du Sud. Au Brésil, c’est la ruée vers le diamant : des villes naissent et meurent en huit jours ; on vit le revolver à la ceinture, il faut tirer vite et savoir choisir son clan. Georges choisit le sien : il décide de partir, seul, explorer des territoires oubliés en quête des vestiges enfouis de l’Eldorado des légendes, siège d’une mystérieuse civilisation pré-inca.
Tout l’or de l’Eldorado est le récit incroyable de la destinée de ce français ivre de liberté qui fit de sa vie le plus formidable des romans d’aventures.

  • Jean Périé a vécu en Amazonie. Diplômé de Préhistoire à l’École Pratique des Hautes Études, il a étudié les grottes ornées d’Amazonie, au Mato Grosso, pour livrer un inventaire des paysages et de l’art rupestre témoins d’une occupation vieille de plus de 20 000 ans.
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    1 JANOS DERICKZ, ALIAS JORGE VILLAS ALIAS GEORGES POMMOT


    Un triste matin de mai 1897, mon père m’appelle :
    - Georges ! Rentre vite…
    Quelques minutes plus tôt, les fenêtres et les portes de notre maison s’étaient refermées, lourdes et froides, plongeant l’intérieur dans un silence lugubre. Le corps de mon frère Albert était là, inanimé et pâle. Il n’avait que douze ans ; la mort nous le prenait.
    Cette disparition me faisait héritier de ce qu’il avait de plus cher au monde, son violon. Un magnifique violon que mes parents avaient réussi à acheter au prix de beaucoup de sacrifices pour préparer Albert à une carrière de musicien.
    La musique était chez nous une « folie ». Mes frères et sœurs savaient tous jouer du violon. Quant à moi, mes parents me jugeaient encore trop petit et je n’avais jamais eu droit de toucher l’instrument que l’on gardait dans une armoire comme une relique : sur une pile de draps.
    De rage, je m’en fabriquais avec quelques planchettes et des crins que j’arrachais à la queue de l’âne qu’on allait chahuter tous les ans, dans la petite ferme de ma grand-mère.
    La musique avait sur moi un effet hypnotique. Ma mère chantait remarquablement bien, et sa voix douce me captivait au point que je restais des heures à côté d’elle, pour l’écouter.

    Je suis né le 20 août 1887 ; j’ai dix ans quand mon frère meurt…
    Le jour où j’hérite de l’instrument d’Albert, j’étonne toute ma famille. Je reçois le violon des mains de ma mère et aussitôt je joue Frère Jacques. Mes parents en restent bouche bée.
    Pendant toute la semaine suivante, ils racontent aux voisins que je suis un génie.
    - Mais comment as-tu appris à jouer ? m’avait demandé ma mère.
    J’avais appris en cachette, quelques années plus tôt, en écoutant attentivement les cours que ma sœur Pauline recevait d’un professeur particulier qui venait chez nous deux fois par semaine. J’y assistais, assis dans un coin, cherchant à graver le maximum de choses dans ma mémoire. Ensuite, je chipais sans que l’on me voie l’instrument de mon frère, et je m’enfermais dans ma chambre qui, par un heureux hasard, se trouvait dans une aile isolée de notre immense demeure campagnarde. Là, avec une obstination farouche, je répétais ces cours. Ma précision me surprenait moi-même.
    À quinze ans, j’avais déjà acquis, seul, une base musicale et une pratique suffisante pour entreprendre enfin des études sérieuses. L’année précédente, des difficultés financières avaient contraint mes parents à me retirer de l’école pour me placer chez un épicier. Comme presque aussitôt un autre de mes frères, plus âgé que moi, perdait son emploi, j’avais été obligé de lui céder le mien. Mes parents me placèrent alors comme apprenti menuisier. Je ne touchais pas de paie, mon seul revenu provenait de la vente des copeaux que le patron me donnait. Je transportais des planches souvent très lourdes, durant des heures. Je défaisais des tas pour en faire d’autres. Je passais mes journées à transbahuter du bois, j’en ai certainement soulevé dans cette période plus que dans tout le reste de ma vie ! Le soir, je remplissais mes sacs de copeaux et je partais les vendre. Ils étaient parfois si lourds et encombrants que je titubais comme un ivrogne, bousculant involontairement les passants qui gueulaient comme des veaux. Il m’arrivait ainsi de faire plusieurs livraisons après une journée de travail, en rouspétant sous mon fardeau. « Mais, bon Dieu ! pensais-je. Tu ne vas pas passer ta vie à trimbaler ces foutus sacs pour ces pauvres types qui te donnent à peine la pièce ! » Je ne songeais qu’à la musique, mais mes parents tenaient à ce que j’apprenne un métier.
    Pour acquérir l’indépendance indispensable à la poursuite de mes études, je fis part à mes parents de mon projet de quitter la région autunoise qui m’avait vu grandir, pour la capitale. Mon père, amusé, sourit ironiquement et me dit :
    - Je ne suis pas contre, fiston, mais il faudra attendre que nos moyens te le permettent.
    J’insistai, cherchant à le convaincre :
    - Je suis prêt à partir, à pied s’il le faut…
    Mon père était socialiste, la règle de la maison était : discipline, solidarité, et surtout pas de curé. Ses idées révolutionnaires nous plaçaient à l’index de la société. Mon père était contremaître dans une fabrique de chaussures. L’usine fonctionnait toujours très bien l’hiver, mais l’été il fallait que ma mère mette la main à la pâte. Elle était obligée de passer les belles journées penchée sur une vieille machine à coudre, pour arrondir le budget familial.
    Tu veux partir à pied ? fit mon père. Eh bien, soit !
    Il se tourna vers ma mère et lui dit :
    Prépare-lui une musette, qu’il parte tout de suite.
    Je ne devais plus jamais les revoir.

    Je marche pendant dix jours. À Paris, je cherche un professeur et j’entre au Conservatoire, où personne ne veut croire que j’ai appris à jouer du violon seul.
    À vingt ans, je joue dans mes premiers orchestres, j’effectue mes premières tournées, d’abord dans les grandes villes de France, puis en Belgique, en Allemagne, en Suisse.

    Quinze ans après la mort de mon frère, son violon et moi étions devenus inséparables. Je le trouvais magique, capricieux comme une femme, je cédais à tous ses désirs. Quand les premières rumeurs de guerre circulèrent au début de 1914, je ne pouvais déjà plus m’en passer.
    Un soir, à Paris, assis dans un coin encombré des coulisses d’un théâtre, je le tenais sur mes genoux. L’idée de la guerre proche commençait à me démoraliser. Soudain, un homme en costume à rayures passe devant moi et me marche sur la pointe des pieds. Confus, il cherche à s’excuser.
    Pardonnez-moi, jeune homme ! Je ne vous avais pas vu…
    Certainement frappé par ma tristesse, il engage la conversation.
    - Ça ne va pas ? Un chagrin d’amour ?
    Et il essaye d’inventer une histoire pour me faire rire.
    - Non, ça va très bien !
    Il s’accroupit à côté de moi.
    Qu’est-ce qui ne va pas, mon gars ? insiste-t-il.
    J’en avais déjà assez de ce type.
    - Fichez-moi la paix.
    - Écoute petit, me dit-il, tu es musicien ? C’est la guerre qui te chagrine ? J’ai quelque chose pour toi. Les artistes ne sont pas faits pour la guerre. Si tu veux, je te donne de faux papiers, pour t’éviter de la faire.
    - Des faux papiers ?
    Quand on est jeune, il faut apprendre à se méfier de tout. Pourquoi ce type me faisait-il cette proposition sans même me connaître ? Je ne trouvais pas cela très sérieux et j’étais persuadé que cet homme voulait m’escroquer. Je fis pourtant un rapide examen de conscience.
    La guerre allait briser les débuts de ma carrière de musicien à laquelle j’avais tout sacrifié. Et puis au cours de mes premières tournées, je m’étais fait des amis dans beaucoup de pays, même en Allemagne. J’avais décidé de passer ma vie à faire danser les gens, pourquoi tout d’un coup aller leur tirer dessus ? Réflexion faite, je décidai de marcher dans la combine du type.
    Quelques jours plus tard, dans un bistrot de la rue de Rome, il me tendait des papiers au nom de Janos Derickz, croate.
    - Mais je ne parle pas croate…
    Ça n’a aucune importance. Dis que tu as été élevé chez un oncle en France…
    Ils m’avaient coûté dix francs, une somme astronomique.

    Le jour où la guerre éclate, je joue à Saint-Étienne. Je cours dans ma chambre, fourre mes affaires dans une valise, et me précipite à la gare pour essayer de prendre un train pour Paris. Je veux revoir mes parents et ma petite amie Andrée.
    Pour avoir un train, il faut se battre. Tout le monde veut aller retrouver quelqu’un dans la capitale.
    Je me rendis directement à Montmartre, où Andrée et moi habitions une petite pièce mansardée. Elle pleure. Comme elle était malade, atteinte de tuberculose, je lui faisais suivre un régime de fortune : cent grammes de viande de cheval hachée dans du bouillon. À cette époque, la viande de cheval était introuvable et il fallait cavaler dans tout Paris pour en avoir un bout. Je ne gagnais pas des montagnes d’argent, mais nous en avions assez pour nous deux. Le jour même, je la conduisis chez ses grands-parents qui avaient une fermette dans la région de Saint-Germain-en-Laye, en lui promettant de venir la rechercher dès que ce serait possible. Grâce à ma fausse identité, j’évitais la mobilisation, mais la guerre me jeta sur le pavé, tous mes contrats résiliés. Je glanais quelques petits boulots en vadrouillant dans tous les coins.

    Peu de temps auparavant, j’avais été témoin d’un crime qui m’avait profondément marqué.
    Je remontais les boulevards. Les gens formaient des files interminables devant les boutiques pour acheter quelques provisions. La foule criait des slogans hostiles aux rumeurs de guerre.
    J’enfilais la rue du Faubourg Montmartre, lorsque des coups de feu éclatèrent. Affolement. Des gens criaient, des enfants perdus pleuraient, un attroupement se forma à quelques mètres de moi. Je m’approchai. Sur le sol, gisait un homme ensanglanté, assassiné… C’était Jaurès. Il était environ 21 h 30. Il y avait là son fidèle compagnon, le vétérinaire Pierre Renaudel. Et je me souviens que Jaurès tenait encore à la main la photo en couleurs d’un journaliste du Bonnet Rouge. Je connaissais bien Jaurès qui était venu plusieurs fois rendre visite à mon père.
    Les premiers coups de canon m’incitent à quitter Paris pour une ville de province où la guerre sera moins présente.
    Je passe prendre Andrée, et nous partons ensemble pour Nice où je travaille comme vendeur dans une boutique de vêtements. Nous vivotons. Pour ne pas perdre espoir, nous changeons souvent de quartier… Cela nous donne l’impression de revivre à chaque fois.
    De Nice, nous filons sur Marseille où je suis embauché comme matelot sur un petit cargo qui passe du vin d’Algérie en France, pour les troupes.
    Février 1916. Vers 3 heures du matin, nous naviguons sans feux, profitant d’une belle lune. Soudain, le matelot qui se tient avec moi près de la barre me crie :
    - Janos, regarde ! Un sous-marin allemand.
    Il était à une soixantaine de mètres de nous, lui aussi tous feux éteints.
    - Vite ! Préviens le commandant, me dit-il.
    Notre commandant était un vieux loup de mer en retraite, que la guerre avait rappelé à son poste. Il vint à la barre avec un sang-froid remarquable, sachant pertinemment que nous n’avions aucune chance de nous en sortir. Il nous donna l’ordre de préparer le canot de sauvetage, mais nous n’avions même pas eu le temps de le descendre que la première torpille partagea le cargo avec un bruit infernal. Affolement général… Une deuxième torpille emporte l’arrière. Celle-ci nous a bien touchés, la proue se dresse aussitôt. Le vin se répand dans l’eau. Juste le temps de sauter sur le canot, et notre petit cargo disparaît.
    Un chalutier nous récupéra aux premières lueurs du matin.

    Marseille m’avait porté la poisse… Ma petite amie Andrée allant beaucoup mieux, je décide de la raccompagner chez ses grands-parents où elle sera en sécurité. Je retourne à Marseille d’où je repars aussitôt, profitant de l’offre d’un matelot qui me fait monter clandestinement sur son bateau en partance pour Bordeaux. Je me terre cinq jours dans sa cabine et arrive sans encombre à Bordeaux. Quelques mois plus tard, on réclame un matelot un peu musicien, pour un aller et retour jusqu’au Nouveau Monde. L’Amérique du Sud…
    Nous n’étions pas nombreux à nous disputer la place et j’étais confiant dans mes chances. Je correspondais exactement au type qu’ils recherchaient puisque j’avais déjà travaillé sur un bateau, et que j’étais menuisier et musicien. Pourtant j’ai failli rater cette aubaine !
    - Janos Derickz, vous êtes né où ? me demande l’officier chargé du recrutement.
    - À Dougozelo, en Croatie, le 20 août 1887.
    Il me tend mes papiers, sans même me regarder :
    - Tenez ! On ne peut pas vous prendre ; vous êtes réfugié… Je regrette, mais c’est impossible.

    Depuis mon arrivée à Bordeaux, je travaillais dans une manufacture où l’on fabriquait des boîtes en carton pour des médicaments. Dans mon atelier, tout le personnel était féminin. Comme les types étaient rares, je m’envoyais les femmes pour maintenir l’équipe en forme, et ça tournait très rond. Elles butinaient comme des abeilles. Ce soir-là, j’étais avec Violette, une petite aux allures de mec, qui prisait du tabac…
    - Tu as des ennuis, mon coco ? me demanda-t-elle.
    - Oui…
    Je ne voulais pas lui dire que j’avais cherché du travail sur un bateau. J’inventai donc n’importe quoi.
    - La police. Ils m’ont demandé mes papiers aujourd’hui. Et ils ont tiqué en les voyant.
    - Et alors, t’as peur de la police ?
    - Non, mais si j’avais une autre identité que celle de réfugié, peut-être ce serait mieux pour moi…
    Le lendemain, sur mon bureau, je trouvai une enveloppe sur laquelle était écrit : « Pour toi, mon petit Janos chéri. »

    Dans l’enveloppe, des faux papiers au nom de Jorge Villas, né à Barcelone.
    Violette a disparu sans que je sache comment elle s’était procuré les papiers aussi vite, si elle les avait volés ou si elle les avait achetés. Je ne l’ai jamais su, mais, quelques jours plus tard, mon violon sous le bras, je montais à bord du Sequana, ce petit vapeur qui allait partir pour les tropiques…