Négropolis
Chacal est un dealer de Guadeloupe associé à deux frères, les Bertrac : Joris et JC. Ce dernier est en charge de la vente en banlieue parisienne. Les affaires marchent bien pour lui. Trop bien. Et quand le réseau parisien devient le plus important débouché de Chacal, JC prend une ampleur qui menace l’autorité du dealer. Lorsque JC meurt assassiné, tous les regards se portent vers Chacal, mais aussi vers son frère. Les hommes de JC attendent de celui-ci une vengeance toute naturelle. La compagne de JC, Nadia la Kabyle, supplie Joris d’éviter le bain de sang. Les « négropolitains », Antillais de la région parisienne et les compatriotes de Guadeloupe sont-ils condamnés à s’affronter sur le sol francilien ? À trop vouloir jouer les rôles stéréotypés d’un film de gangsters américains, les acteurs de cette tragédie ne voient pas qu’ils sont les jouets d’une manipulation plus obscure encore que leurs crimes. Il ne connaissent pas encore Manian, l’ambitieux avocat qui vise la mairie et l’étrange « Personne », son vieux mentor qui lui sert parfois malgré lui d’homme de main.
Avec Négropolis, Alain Agat nous propose un roman noir rythmé par les tragiques destinées de deux frères de sang, mais aussi de celles des « soldats » du trafic, à la fois bourreaux et victimes. Alors que la fatalité semble scander la progression de l’intrigue, l’auteur nous conduit sur des pistes inattendues avec une grande maîtrise. Des mangroves tropicales à la jungle des cités, Alain Agat prend le prétexte du commerce des stupéfiants pour parler d’une culture qu’il connaît bien : celle du peuple antillais des îles et de la région parisienne. Voyageant dans les communautés antillaises de Guadeloupe et Martinique mais aussi chez les « négropolitains », il rend compte de leur destin et d’une identité en perpétuelle construction.
Plus encore, il parle sans complaisance de ces jeunes qui, vivant leur vie sur fond de gangsta rap américain, s’approprient une violence qui les détruit peu à peu. À travers le destin de personnages très forts comme Chacal, Joris ou Damien, il s’interroge aussi sur les rapports familiaux, la tradition et la morale, renouvelant ainsi les codes du « polar social » dans un roman s’inscrivant dans la lignée des grands écrivains antillais.
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- Fous-moi le camp !
La voix de Chacal avait perforé la musique dance-hall pour retentir tel un hurlement dans la villa en fête. Une chabine en slip de bain détala effrayée, fendant d’une ligne droite la masse de corps ondulants. La chair mouillée de ses fesses débordait de son triangle de tissu dans un ballottement qu’une nuée de regards lubriques s’empressa d’escorter. A sa disparition, des sourires réjouis se tournèrent vers Chacal comme pour le remercier. Le Dominiquais n’avait rien vu. À vrai dire, il se moquait éperdument du spectacle d’un corps aussi bien balancé fut-il. Ce qu’il voulait, c’est être entendu par l’un de ses soldats qu’il tentait de noyer d’injures. Or, dans la liesse générale émoussée par les longueurs de la nuit, personne ne l’avait remarqué. Le volume de la musique avait certes baissé et la piste dansante s’était clairsemée suite à son cri animal, mais une fois la silhouette disparue et l’écho du rugissement noyé dans le tumulte, la basse du hit jamaïcain avait de nouveau résonné dans un rythme aussi régulier qu’écrasant, faisant vibrer d’émoi les murs de la villa en béton. Enervé, Chacal se redressa du tambour sur lequel il était assis, et fit signe au DJ d’arrêter la musique. Ce dernier s’exécuta dare-dare, et ce fut comme si un faisceau de lumière policière avait été braqué sur le monde de la nuit. Rude boys et African queen d’un soir détalèrent tels des cafards chassés par la lumière. Le sound system fut éteint en une poignée de secondes sous l’effet de l’étrange sortilège. En son lieu et place, une véritable nature morte fut offerte en décor au maître de maison. Et au bout du petit matin, dans le calme de la terrasse désormais désertée, seules des pelures de mangue balancées quelques heures plus tôt par Chacal dans la piscine, donnaient encore un peu de légèreté flottante à l’ensemble.
Le Dominiquais avait maintenant choisi de s’adresser à ses hommes avec le sérieux d’un directeur commercial face à ses nouvelles recrues. Et eux, en auditeurs attentifs, se tenaient debout, rigides, comme s’ils avaient été les seuls à avoir pu s’extraire de la torpeur caraïbe.
- Check moi ça en douceur, les hommes ! Montrez-moi que vous n’êtes pas des pitbulls enragés mais des outils bien filés.
Quatre bad boys se tenaient au garde-à-vous devant lui. Malgré le cellulaire collé à son oreille, il n’y avait pas de confusion possible. Le chef de bande au cou bardé de chaînes en or s’adressait bel et bien à eux. Un silence d’obéissance témoignait de son emprise.
- Tikal, prends Lucas avec toi, et montre-lui notre savoir-faire made in Gwada. Fais gaffe au contrôle des babylones à la sortie de Grand-camp. Depuis qu’on a coupé les pieds-bois, ils n’ont plus d’ombrage et le soleil leur fend la tête.
- Je prends le 4X4 ? Enchaîna Tikal.
- Non man, check l’une des Twingo. Pas de free style, aujourd’hui, c’est pas carnaval.
Tikal était pourtant habillé pour. Maillot rouge des Chicago Bulls, baggy noir écrasé sur des baskets dorées, les couleurs de son accoutrement auraient mieux convenu à un défilé de la mi-carême dans la cité pointoise. L’air enjoué sous sa casquette aurait même pu rappeler la bouille d’adolescents déboulant derrière les chars de carnaval s’il n’y avait pas eu dans sa silhouette chétive, cette raideur peu commune à l’âge tendre. Le jeune homme se sentait bienheureux. Nommé pour la première fois à la tête des opérations, il se trouvait enfin en mesure de montrer son sens du management. Tant pis si on lui avait collé un géant martiniquais débarqué de l’île sœur, avec pour seul bagage un corps de deux mètres à l’intérieur duquel une petite cerise s’efforçait de pointer en guise de cerveau. Le nouveau promu s’élança d’un pas décidé suivi de son lieutenant, laissant Chacal continuer de s’adresser au reste de ses hommes. Ce dernier conservait toutefois un regard que Tikal aurait trouvé étrange s’il l’avait remarqué. Chacal observait son départ d’un air amusé, et son coup d’oeil ironique fut bientôt imité par celui de ses deux acolytes restés pourtant près de lui comme des enfants privés de leur droit de sortie.
D’un pas dansant, Tikal avait pris le commandement dans la parfaite ignorance des regards posés sur lui.
- On va se la prendre à la cool ti-mâle, lança t-il au Martiniquais. Suis-moi, et tu n’auras qu’à écouter ce que je dis.
Les deux hommes s’étaient dirigés vers un vieux modèle de Twingo couleur framboise, une des nombreuses teintes exotiques importées sur l’archipel.
- On m’a dit que t’es un as de la jactance bien dosée ? Fit Tikal en plongeant dans le véhicule. T’as raison, un lyrics bien balancé vaut mieux que vingt mille coups de pompe dans le derrière. Par contre, quand est venu le temps de distribuer des calottes, là, faut en distribuer en pagaille dans un gwadada style, si tu vois ce que je veux dire.
Lucas ne voyait pas du tout ce qu’il voulait dire. Il le lui aurait sans doute fait savoir si son partenaire lui en avait laissé le temps, mais le bad boy continuait.
- Ici à Gwada, avec notre réseau, y’a pas un seul milligramme de roche qu’on contrôle pas. Notre gang est de basedans tous les secteurs de notre papillon. Un vrai cauchemar pour la bande de Gaza…
- C’est qui Gaza ? réussit-il à demander.
- Un Libanais qui veut monter un biz sur la côte sous le vent. Chacal va te chiktailler ça avant même que sa came sorte de Deshaies… ! On est les meilleurs sur la place ! Y’a rien ici pour inquiéter des Grands Genres De Nègres comme nous ! GGDN Represent !
Il ponctua son cri d’un démarrage en trombe. Lucas surpris, bloqua ses pieds au plancher et se raidit. Ses mains s’agrippèrent à la poignée trouvée au-dessus de lui comme à une corde de sauvetage.
- Yes I ! enchaîna Tikal tout en accélérant de plus belle, tu vas voir ti-mâle, Joris, on va se le faire easy, man ! Le bougre, il va rien comprendre à ce qui lui arrive.
*
Sa main frappa d’un coup sec. L’écho retentit telle une explosion et fit détaler un anoli sur le bord de la fenêtre. Joris s’assit sur le cuir vieilli et avala une dernière rasade de rhum. Son gosier s’agita en secousses sous l’effet d’un alcool descendu aussi brûlant qu’une tige de feu dans son corps. Le rhum provoqua des grimaces qui se creusèrent en rigoles sur sa peau fatiguée. Un furieux hoquet le fit se redresser, approcher sa face de la vitre qui lui servait de miroir, et découvrir le visage d’un homme sale et mal rasé. Des gouttes de sueur se dessinaient en cicatrices rituelles sur ses joues. Joris ne se contentait pas de les voir. Il les sentait couler, s’écouler lentement et puis s’échouer sur le carrelage dans la régularité d’un tic-tac. La chaleur humide de l’hivernage s’était levée tôt dans la nuit. Elle avait essoré son corps et s’alliait maintenant à la lumière du jour pour brûler ses dernières forces. Tout était presque fini. Il avait pu revenir enlever les derniers meubles quelques heures plus tôt. Dans la pièce désormais vide, les valises se dressaient alignées contre le mur comme des wagons de cannes en partance vers l’usine. Une photo disparue du mur. Autour de lui, des traces noires sur les surfaces de béton rappelaient le décor dans lequel il avait vécu.
Des images défilaient.
Soixante-douze heures s’étaient écoulées sans qu’il ait pu fermer l’œil. Resté aux aguets, il avait cherché à se cacher nuit et jour de Miko et des siens. Mais alors que les derniers jours étaient arrivés, et qu’aucun signe de la bande ne lui était apparu, il avait fini par apprendre qu’ils avaient été informés de son départ pour Cayenne. Alors pourquoi se cacher ? s’était-il dit. Ce qui devait arriver arriverait. Il se sentait d’ailleurs trop fatigué pour essayer davantage de leur échapper. Joris n’aimait pas Miko. Ce dernier se prénommait en réalité Mike mais avait été surnommé Miko pour son sourire froid qui s’ouvrait de travers et laissait tout interlocuteur de glace sous le soleil. Sans oublier son corps sec et longiligne que l’on comparait le plus souvent à un bâtonnet de frozen. Ses traits anguleux, ses cheveux dispersés en pagaille, véritable nid d’insectes rendant toute proximité nuisible, son baggy trop lourd, trop gonflé pour ne pas lui servir de cache d’armes et enfin son fameux sourire qui donnait froid dans le dos, tout plaidait contre lui et présageait d’une vengeance imbécile. Malgré cela, l’homme n’était pas encore apparu, et l’heure du décollage pour Cayenne approchant, Joris continuait à penser à la probabilité d’un départ sans heurt. L’alcool sans doute.
Une dernière frappe de sa main sur la valise fit retentir un cliquetis. Il se releva, empoigna le bagage, et de sa seule main droite, dans le geste d’un lanceur de marteau, le balança en direction des autres contre le mur. Le mouvement de son corps balaya l’air et croisa au passage un parfum inconnu. Un parfum d’homme. Les yeux de Joris se braquèrent aussitôt en direction de la porte d’entrée. Là, sur le seuil, Lucas était en train de l’observer d’un air paisible, comme s’il s’était tenu là depuis de longues heures à le contempler. Son immobilité silencieuse marquait l’avantage acquis. Une sale gueule pour une âme de démon, se dit Joris en plantant son regard droit dans les yeux du Martiniquais. Le géant se tenait appuyé contre le chambranle de la porte, sa couleur ébène contrastant avec la clarté du jour. Joris voulut le défier en arborant un sourire décontracté, mais il se ravisa. Il était chez lui après tout, et son regard avait le droit de questionner. Les yeux des deux hommes remplirent dès lors le lot de formalités de défiance nécessaire à leur rencontre, puis ils se sourirent ouvertement, comme s’ils avaient ainsi convenu de l’impasse à laquelle aurait pu conduire un affrontement.
- Chacal a su que tu prenais la vol….
- Je ne l’ai jamais caché.
- Il veut te causer avant que tu bouges.
- Causer !
Joris avait affiché son verbe dans une sonorité claquante, un rythme parfait pour rétablir l’équilibre d’une conversation tronquée. Le géant lui faisait face, toujours impassible. C’était un gars de Paris, assurément. Son accent l’indiquait. Il faisait sans doute partie du dernier arrivage de négropolitains recrutés sur l’île sœur. Une esquisse de sourire moqueur parvint à servir un regard trahissant une froide indifférence chez le bad boy. Joris n’avait jamais vu Lucas auparavant. Le Martiniquais avait sans doute intégré la bande depuis peu mais il affichait déjà les mauvaises habitudes de ses nouveaux proches. Les hommes de Chacal témoignaient d’une aisance grossière dans les situations les plus folles. Leur habitude de côtoyer la mort les laissait sans manière face aux vivants. Joris aurait pu en finir en plongeant sur lui, mais d’autres l’attendaient certainement au-dehors. Et puis une sale histoire avec Miko venait d’arrêter de manière brutale sa vie en Guadeloupe. Alors ne rien faire, ne rien tenter, constituait le comportement le plus sage à adopter. Après, la violence arrivait toujours avec son cortège d’invités.
- Tu passeras prendre tes bagages plus tard, lui dit le géant soudain pressé tout en s’écartant et lui faisant signe d’avancer.
Joris le frôla dans une tension qu’aucun des deux n’osa trahir. Le moindre geste de nervosité aurait créé une étincelle que seul un combat aurait été capable d’éteindre, et ils n’en avaient pas envie, tout du moins pas dans l’instant. Ils se dirigèrent vers la Twingo au volant de laquelle Joris reconnut Rudy Anastase, alias Tikal. Signe de confiance extrême dû au pouvoir acquis par les hommes de son gang, il était confortablement installé dans l’ancien modèle imposé par Chacal. De vieilles Twingo étaient régulièrement assignées à des convoyages pour lesquelles les habituelles motos perdaient toute utilité. Grâce à elles, nul problème ne devait être posé par la police. Elles roulaient toujours en règle, et ni les hommes qui les conduisaient, ni leurs passagers, ne devaient faire l’objet d’avis de recherche. Après y avoir vu quelques années auparavant, les touristes métropolitains sillonner les routes du pays, le caïd dominiquais avait considéré qu’il fallait trouver là le meilleur modèle possible. L’exemple des métropolitains servait de référence à la plupart de ses réflexions économiques sur l’art de vivre aux Antilles. Ils trouvaient en eux l’avarice favorable à l’entretien de son magot. Chacal était donc persuadé que plus la voiture était petite, plus il saurait cacher à l’instar des touristes, sa condition d’élu en terre antillaise. Une discipline morale à l’intérieur du mal, en quelque sorte. Rien à voir avec le luxe affiché par les chauffeurs de 4X4 rutilants qui avaient pour coutume d’épuiser leurs derniers centimes dans un plein d’essence.
Quand il les vit tous deux approcher, Tikal bondit de la voiture et tel un acteur de série B ouvrit la portière dans une révérence exagérée.
- Tiens-toi tranquille Joris, fit Tikal après avoir achevé son mouvement, notre ami vient de débarquer de Nina, il s’agirait juste de lui montrer nos bonnes manières. Tu sais combien ils sont comparaison, là-bas. Faudrait surtout pas qu’ils nous prennent pour des bolocosou les blédards de service.
Joris ne savait pas s’il fallait sourire ou se lamenter d’une tentative d’esprit aussi pitoyable. Une ambiance légère paraissait pourtant le meilleur moyen de rester lucide. Il essaya de penser à d’autres lieux, à d’autres temps. Son regard circulaire ne s’arrêta pas sur le cadavre d’une bouteille de bière offert au décor comme une proposition d’arme blanche, mais sur le feuillage des arbres agité en musique. Les notes lui parvenaient en chant de salut provenant d’une nature sur laquelle il n’avait pas encore daigné poser un seul regard d’adieu. Une pluie fine commença à tomber. Caché derrière les cases, le soleil embrasait chaque souffle d’air d’une chaleur que la pluie ne parvenait pas à chasser. Les oiseaux piaillant une mélodie accompagnée par le bruissement des arbres, auraient pu donner un air paradisiaque à l’ensemble. Pourtant il ne fallait pas s’y tromper, pensait Joris, haussant les yeux en direction d’un arc-en-ciel naissant, ce pays était tout comme lui-même. Malade jusqu’au plus profond de ses entrailles. Et toutes les pluies de la terre, tous les cyclones ne suffiraient pas à effacer ses blessures séculaires. Une violence sourde avait été larguée ici des siècles auparavant. Depuis, il n’y avait pas eu de trêve, pas de répit. Sournoise et malicieuse, elle s’était peu à peu nichée dans le silence et la parole sans que l’on puisse la reconnaître. Puis, elle était devenue aveugle et tapageuse, s’abattant pêle-mêle entre parents et enfants, entre frère et sœurs, entre chaque humeur de sentiment que le pays respirait. La violence frappait partout. S’était propagée sur les différentes îles comme des cendres de volcan charriées par les alizés. Joris, l’un de ses destinataires, avait essayé de résister au virus transmis en lui ainsi qu’à des lignées de générations blessées, mais il avait échoué. En ce jour, devant sa maison, sur la terre silencieuse de son quartier, une particule descendue de la Soufrière s’animait à l’intérieur de son corps et lui commandait d’exploser. Sa tête eut dès lors un violent mouvement de recul qui la fit percuter le nez du gorille dans un bruit d’os cassé. Le coup de boule en arrière fit le géant hurler sa douleur dans un geyser de sang. Joris balança son pied en arrière dans l’entrejambe de Lucas, ce qui arrêta le cri de manière aussi brutale. Un silence assourdissant enveloppa la douleur du bad boy. Joris lui envoya alors un second coup de pied au même endroit, cette fois avec la toute puissance qu’une position de face pouvait lui permettre. L’homme reçut le second coup immobile, absent, les yeux tournés vers le ciel. Un Tikal ahuri voulut s’emparer d’une arme à l’intérieur, mais Joris l’en empêcha en écrasant la portière sur lui. La tôle couleur framboise se rabattit dans le balancement d’une porte western qui fit la vitre voler en éclats. Joris ramassa alors la bouteille de bière par terre, la fracassa contre la voiture et marqua de l’arme scintillante un long trait rouge sur la cuisse du bad boy. Le verre traça sa route dans un bruit de vêtement déchiré. Autant que le baggy, ce fut la chair de Tikal qui s’ouvrit, et de la blessure, le sang gicla comme d’une rivière déchaînée. Le bad boy hurla la mort. Son cri fendit l’air chaud du matin et provoqua pour seule réaction l’aboiement solitaire d’un chien. L’animal situé à quelques mètres de là les regardait tel un œil ancestral surgi du passé. Un observateur des temps créoles venu s’assurer que les confrontations sanglantes avaient toujours bien lieu.
Joris se tourna alors vers le géant qui se pinçait les lèvres de douleur, les deux mains agrippées sur son sexe. Il voulait lui dire de renoncer, mais l’homme se redressait, chancelant, essayant d’oublier sa douleur en se mettant en garde. Sa danse ressemblait à celle d’un boxeur pour qui il était devenu désormais temps de compter. Résigné, comme pour lui faire honneur, Joris lui fit face en entamant une posture de sové vayan ,art de combat guadeloupéen revenu lui aussi des temps anciens. Les figures ne durèrent pas longtemps. Dans une rage aveugle que ses dernières forces lui permirent de brûler, Lucas fonça sur lui. Ce dernier l’esquiva avec aisance et lui frappa la tête d’un coup de pied voltigeur. La masse ébène resta en suspend quelques secondes, refusant de tomber. Elle entama une nouvelle danse, celle-là nullement ancestrale mais sauvage, démontée, vaincue, essayant de le maintenir contre la Twingo. Mais le géant finit par s’effondrer sur le bitume dans le fracas d’un fruit à pain doux.
Joris ne le regardait plus. Il semblait même avoir oublié les deux hommes devant lui. Tranquille, il se mit à contempler la façade muette de sa maison. La pluie avait cessé. Une brise légère chargée de l’humeur rafraîchie de la terre aurait pu apporter un soulagement à la scène, mais la chaleur s’abattait plus lourde. C’était fini. Il ne lui restait plus qu’à rejoindre son véhicule stationné près d’un manguier, quelques centaines de mètres plus bas. Joris retira les clés de la Twingo sous le regard vide des deux hommes. Il ne regarda pas davantage ses victimes quand il s’en alla, ne s’inquiéta même pas d’éventuels gestes derrière lui. La foulée de ses pas devint simplement plus rapide.
*
Des mégots, cadavres de bouteille et autres restes du sound system jonchaient le carrelage brûlant de la villa. Réfugiée à l’ombre des différentes chambres, la foule avait définitivement déserté la terrasse pour se reposer d’une nuit trop agitée. Seule la voix de Gregory Isaac échappée du salon dans une douceur plaintive, parvenait aux oreilles de Chacal.
Il marchait le long de la piscine, son portable à la main. L’objet habituellement si bruyant dormait d’un silence suspect. Il en vérifia le réseau, puis les batteries, s’assit sur le rebord de la piscine et provoqua un flot d’éclaboussures par la mise à l’eau de ses pieds. Un égal plaisir l’incitait chaque fois à répéter son geste. Il aimait frapper l’eau de ses pieds, regarder ses Nike s’y débattre, provoquant par leurs mouvements désordonnés la dérive de ses lacets défaits. Peu importe si le cuir prenait l’eau et s’il fallait ensuite attendre plusieurs jours pour sécher la paire, au fil de son jeu de jambes, les lacets serpentaient de plus en plus rapides et ressemblaient à deux couples de poissons carnivores à la poursuite de leur morceau de chair. Chacal réfléchissait. La suite des événements devait se mettre en place, c’était capital. La présence des deux frères Bertrac au sein de son organisation lui donnerait une occasion en or de conforter son assise dans le nouveau biz parisien. Avec toute la came que Chacal lui envoyait, JC assurait déjà pas mal à Paris. Il demandait régulièrement des livraisons supplémentaires depuis le début. Cette nouvelle affaire de Joris contre Miko se présentait comme une véritable aubaine pour le développement de ses affaires en Guyane. Avec le petit frère Bertrac à Cayenne, c’était la possibilité d’une connexion idéale pour de futurs arrivages en provenance d’Amérique du sud. Ainsi une augmentation considérable de ses envois vers l’Europe serait à prévoir.
Des bruits de pas vinrent interrompre ses réflexions. Gros Djo, l’un de ses hommes les plus imposants, accourait vers lui. Son corps d’ours brun pressé par la chaleur avait inondé de sueur ses vêtements. Une sale odeur de transpiration vint fouetter l’air pur du Dominiquais.
- Chak, j’ai un macchabée dans le coffre, lui lança Gros Djo
- Quoi !!
- Marienna a failli se faire étouffer par un client qui lui est tombé dessus !
- Qu’est ce qui est arrivé ?
- Je ne sais pas. Elle l’a trop bougé, son cœur a lâché.
- Il avait du cash ?
- Haak, pas plus que la caillasse qu’il devait payer. Qu’est ce que j’en fais ?
- Remets le où tu l’as trouvé.
- Sur elle ? demanda un Gros Djo dont l’humour n’était pas la dernière qualité, du moins selon son propre avis.
- Mais non tèbè, dans le ghetto.
L’homme fit demi-tour et s’éloigna d’un pas rassuré, encore souriant de sa mauvaise blague. Mais il n’avait pas encore dépassé la piscine que Chacal, pivotant sur lui-même, sortit rageusement ses Nike de l’eau.
- Attends ! Reviens un peu !
Gros Djo essaya de revenir au trot mais sa corpulence lui ordonnait un pas contenu.
- Regarde, tu as toujours ton appareil photo ?
- Ouais…
- Approche un peu alors.
L’homme se pencha vers Chacal qui n’avait pas pris la peine de se lever. Le Dominiquais s’appliquait à se déchausser de ses Nike gorgées d’eau. Lorsqu’il eut fini, il sourit à Gros Djo tout en le fixant droit dans les yeux, donnant l’air de se réjouir à l’avance de ce qu’il s’apprêtait à lui dire. Noyé dans sa sueur, l’homme de main attendait. Chacal le fixa encore de longue secondes puis se redressa pour lui parler à l’oreille, attitude qui étonna d’autant plus Gros Djo que personne ne se trouvait autour d’eux. Chacal chuchotait. Le visage de l’homme de main du Dominiquais se figea dès ses premiers mots. Puis Gros Djo grimaça d’un air de dégoût, ses traits d’ours brun se transformant en ceux d’un ours polaire jeté en pleine chaleur sur le bord d’une piscine.
- Do you feel me ? Lui demanda Chacal dès qu’il eut fini.
- Yes I Boss, lança Gros-Djo, évitant d’offrir son regard effrayé au Dominiquais.
C’était fini. Le big boss avait déjà retourné son air soucieux vers ses Nike gorgées d’eau pendant que Gros Djo repartait, son souffle animal pour seul refrain. Le Dominiquais releva toutefois les yeux pour assister à son départ, voulant plus certainement vérifier le poids de ses mots sur la démarche de son homme de main. Au premier vacillement de Gros-Djo, son visage se fendit d’un sourire crapuleux.