Martin Huc, Marseille interdite
Document illustré
400 pages
a paru le 20 juin 2024
ISBN 978-2-3855-3100-3
Martin Huc

Marseille interdite

1878/1943 : histoire du Quartier Réservé
Document illustré
400 pages a paru le 20 juin 2024 ISBN 978-2-3855-3100-3
Document illustré
400 pages a paru le 20 juin 2024 ISBN 978-2-3855-3100-3

En 1878, le « Quartier Réservé de Marseille », sur la rive nord du Vieux-Port, devient la seule zone de la cité phocéenne où la prostitution est autorisée. Dans une quinzaine de rues étroites, plus de cinq cents filles attendent dans une centaine d’établissements. Ce « ghetto de l’amour » vit au rythme du jazz, du bal musette et des pianos mécaniques. Dans des bars malfamés, des bordels de luxe et des cinémas pornographiques, on croise un petit peuple venu de tout le pourtour méditerranéen : tirailleurs, marins, touristes, maquereaux, gangsters… Célèbre dans le monde entier, le Quartier réservé attire de nombreux peintres, poètes, cinéastes et écrivains. Mais il est aussi un véritable « Far West marseillais » où près de 300 meurtres furent commis. En 1943, Hitler ordonne le dynamitage du quartier, avec l’expulsion de 20 000 personnes, la destruction de 1 500 immeubles et la déportation de 800 « suspects » dans des camps de concentration. Cette fin brutale marque la ville au fer rouge.

Premier ouvrage sur ce quartier historique, Marseille interdite nous révèle un pan méconnu de l’histoire de la cité phocéenne sur plus de quarante ans.

  • Martin Huc est chercheur indépendant. Marseille interdite est son premier livre.
  • Ce Far West marseillais est ressuscité avec précision, rigueur, sens de l’épopée et du pittoresque : on se croirait chez Kessel. Applaudissements.
    Étude passionnante sur une époque et un quartier foisonnant de vies et d’aventures entremêlées.
  • Laissez-vous porter par ce tourbillon que peut-être la “face cachée” d’une ville, car Martin Huc, en nous racontant les soixante-cinq ans de ce quartier marseillais qui va naître “officiellement” en 1878, va nous plonger dans une épopée incroyable mêlant prostitution, musique, opium, gangsters, militaires, artistes, touristes et immigrés.
  • téléchargez l’extrait
    Bienvenue au quartier

    Bienvenue au Quartier Réservé

    Le 13 octobre 1878, l’article 12 du nouveau « règlement des mœurs » de la ville de Marseille stipule :

    Aucune maison de prostitution ne sera tolérée dans les rues de commerce, ni au voisinage des établissements publics, des casernes, des maisons d’éducation et des édifices consacrés au culte. Aucune maison publique ne pourra être tolérée ailleurs que dans le périmètre compris entre les rues de la Reynarde, à l’est ; la rue Radeau, à l’ouest ; les rues de la Loge et Lancerie, au sud, et la rue Caisserie, au nord, dans le deuxième arrondissement de police.[1].

    Voilà l’acte de naissance officiel du Quartier Réservé de Marseille[2]. 300 mètres de long, 100 mètres de large, une quinzaine de rues étroites, 500 filles, une centaine d’établissements louches, et un flux continu de voyageurs venus des cinq continents. Un petit rectangle d’amour clos sur lui-même, trois hectares de luxure accolés au Vieux-Port, en plein cœur de Saint-Jean, le plus vieux quartier de Marseille. Pour les intimes ce sera « la Fosse », ou tout simplement « le Réservé ». D’autres appellations, plus géographiques, auront également cours : le quartier « Derrière-la-Mmairie », le « quartier de la rue Bouterie », du nom de son artère principale, ou encore « le Coin de Reboul », du nom de l’une des rues qui lui sert de porte d’entrée. Pour les habitants de la vieille ville, on dira plus généralement « les Brics » ou « le quartier des Brics », nom argotique désignant alors les maisons closes[3]. Les littérateurs, enfin, s’en donnent à cœur joie : ce sera « L’Envers du Port » pour Albert Londres, le « Ghetto de l’Amour » pour Horace Bertin, le « Grand Lupanar » pour André Suarès, le « Maquis de Marseille » pour Georges de Lavarenne, les « Ruelles impures » pour Louis Brauquier, le « Quartier de la honte » pour Níkos Kavvadías.

    65 Soixante-cinq ans durant, le Réservé fera la gloire de Marseille sur les navires du monde entier, et la honte des honnêtes bourgeois de la cité phocéenne. De fait, ceux-là ne pleurèrent pas beaucoup lorsque, en plein dans la période de l’Occupation, le général Karl Oberg, chef supérieur de la SS et de la Police pour la France, fit cette déclaration tonitruante, le 14 janvier 1943 :

    Marseille est un repaire de bandits internationaux. Cette ville est le chancre de l’Europe et l’asile de la pègre internationale, et l’Europe ne pourra pas vivre tant que Marseille ne sera pas épurée. C’est pourquoi l’autorité allemande veut nettoyer de tous les indésirables les vieux quartiers, et les détruire par la mine et le feu.[4].

    C’est l’annonce de la mise à mort du Quartier Réservé. Le 23 janvier 1943 toutes les rues de Saint-Jean sont évacuées, 27 000 personnes sont expulsées, 12 000 internées dans des camps de l’arrière-pays. Le 1er février le dynamitage des immeubles commence. Le 17 février, Saint-Jean et son Quartier Réservé ne sont plus. 1500 immeubles ont été démolis, 50 rues rayées de la carte, 800 personnes déportées dans des camps de concentration en Allemagne.

    Derrière ce drame humain et urbain, c’est aussi un morceau de l’histoire de la Marseille interlope qui disparaît. Entre ces deux dates de 1878 et de 1943, le Quartier Réservé a en effet connu son apogée et son déclin, ses drames et ses joies, la réprobation publique et la gloire internationale. Près de 300 meurtres y furent commis, plus de 15 000 femmes y vendirent leur corps.

    Tous les chemins mènent au Réservé

    Marseille offrait cependant un charme barbare et international qui incarnait de façon étonnante le grand flux de la vie moderne. Peu étendue, avec une population manifestement trop nombreuse, porte de service de l’Europe, chargeant et déchargeant son commerce avec l’Orient et l’Afrique, port préféré des matelots en bordée sans permission, infestée de toute la racaille des pays méditerranéens, grouillante de guides, de putes, de maquereaux, repoussante et attirante dans son abjection aux longs crocs sous ses dehors pittoresques, cette ville semblait proclamer au monde entier que la chose la plus merveilleuse de la vie moderne était le bordel.

    Claude McKay, Banjo, 1929

    « Marseille est l’une des villes les plus mystérieuses au monde, et les plus difficiles à déchiffrer », selon Blaise Cendrars, qui en a pourtant vu d’autres[5]. Il faut alors imaginer cette Canebière rieuse et bruyante, plongeant en pente douce vers le Vieux-Port, noire de monde, avec ses grands cafés aux terrasses bondés, ses salles de spectacle renommées et ses grands magasins, son va-et-vient continu de voitures, de camions, de tramways, de calèches et de charrettes. À l’opposé, de l’autre côté de la ville, sur la rive nord, les bassins de la Joliette connaissent un autre type de flux, celui des cargos arrivant des quatre coins du monde, déversant continuellement leurs cargaisons luxuriantes sur les docks, et les paquebots au long cours remplis de voyageurs, d’émigrés, de marins et de soldats, débarquant avec enthousiasme dans le port phocéen. Il ne leur reste plus qu’à descendre la longue rue de la République, balafre haussmannienne coupant les vieux quartiers en deux sur plus d’un kilomètre, pour arriver de la Joliette au cœur de la ville, dans la baie du Lacydon.

    Voici donc le bassin du Vieux-Port, où les peuples du monde entier se sont donnés rendez-vous, à l’ombre de l’imposante masse métallique du Pont Transbordeur, qui enjambe le port d’une rive à l’autre. « Un bariolage de races, une mêlée d’existences comme sans doute on n’en pouvait rencontrer de semblable qu’en une ou deux autres villes prodigieuses », écrira Eugène Montfort en 1925 à propos du Vieux-Port[6], « un capharnaüm, une Babel de toutes les nations », l’avait précédé Gustave Flaubert dès 1840 [7].

    Sur la gauche du Vieux-Port c’est la Rive-Neuve, le côté bien famé, les cafés chics, les petits restaurants à coquillages, les ateliers d’artistes, le quartier de l’Opéra, et Notre-Dame-de-la-Garde en surplomb qui veille sur tout ce petit monde. Sur la rive droite voilà en revanche les Vieux Quartiers, le fameux bagatóuni[8] à la réputation sulfureuse. Il regroupe le quartier du Panier, au sommet de la butte, et surtout le quartier Saint-Jean juste en dessous, le quartier des pêcheurs et des Italiens, que l’on surnomme parfois « la petite Naples ». C’est là que se trouvent les bas-fonds de la ville dans l’imaginaire marseillais. Un entrelacs de ruelles sombres et d’immeubles vétustes dévalant vers le Vieux-Port, une casbah miséreuse avec sa marmaille bruyante, son linge aux fenêtres et ses ruisseaux au milieu de la chaussée, ses petits commerces, ses artisans, sa population laborieuse. C’est au cœur de ces ruelles sinueuses, dans la Marseille médiévale, que les autorités préfectorales ont décidé d’instaurer un quartier réservéun quartier réservé en 1878.

    Tout autour, quelques bâtiments se démarquent : à l’ouest, tout au bout du port, le fort Saint-Jean et ses garnisons de légionnaires, à l’est, l’Hôtel-de-Ville, au nord, la masse imposante de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu. Non loin de la mairie, ouvrant directement sur le Vieux-Port, voilà la spacieuse place Victor- Gelu, qui permet une certaine respiration dans cet enchevêtrement d’immeubles en escaliers. C’est, pour ainsi dire, la succursale du Quartier Réservé, « rendez-vous diurne et nocturne des mauvais garçons de Marseille »[9] », à 200 mètres des premiers bordels de la Fosse, que semble pointer du doigt la statue du célèbre poète félibre ayant donné son nom à la place. Il suffit alors de longer le Quai du Port, puis de s’introduire dans l’une des étroites ruelles qui séparent les immeubles les uns des autres, la rue de la Reynarde, la rue Lancerie, la rue Coin-de-Reboul, la rue Radeau, la rue de la Loge, pour pénétrer dans le célèbre Quartier Réservé de Marseille.

    Dans le ghetto de l’amour

    Situé à l’écart du centre-ville, le Quartier Réservé – en ce sens qu’il est « réservé à la prostitution » – est alors l’objet de tous les fantasmes, un monde à part, bruyant et mouvementé, plein de vie, de tumulte, de vice et de violence. C’est ce qui en a fait la célébrité dans le monde entier. Il y a bien eu, à la même époque, le Chapeau Rouge de Toulon, le Barrio Chino de Barcelone, Bousbir à Casablanca, Storyville à la Nouvelle-Orléans, le Mango à Rio de Janeiro ou Yoshiwara à Tokyo, qui sont autant de quartiers réservés à la renommée mondiale. Mais de mémoire de voyageurs et de marins, celui de Marseille, qui étrangement n’a jamais eu son nom propre, reste le plus remarquable d’entre tous. « C’était tout simplement le port dont parlaient tous les marins du monde – le grand port merveilleux, dangereux, fascinant, où tout était possible », écrira l’Afro-Américain Claude McKay en 1929[10].

    Ce succès unique tient en grande partie au spectacle tumultueux et obscène que le quartier avait à offrir, dans une ambiance toute méditerranéenne de vie populaire, dense et théâtrale, au milieu des plus vieilles rues de la plus vieille ville de France. De la célèbre rue Bouterie, qui traverse la Fosse de part en part sur plus de 200 mètres, à la distinguée rue de la Reynarde, siège des plus belles maisons closes du Vieux-Port, voilà donc le cœur des nuits interlopes de Marseille. Tous les soirs, c’est un flux continu de jeunes hommes qui déambulent dans les rues chaudes du port, chantant, dansant, buvant, riant, se rendant d’un établissement à un autre en groupes tapageurs, enlacés à des femmes de mauvaise vie, au milieu d’une foule compacte et cosmopolite. Un indescriptible fourmillement multiethnique qui va et vient, toutes les races du monde au coude- à- coude dans les étroites ruelles, marins, soldats, vagabonds, maquereaux, bourgeois, prolétaires, touristes, artistes, et toute la marge de la Méditerranée, qui zigzaguent entre les « cagoles » appuyées aux murs, le tout sur fond d’accordéon, de piano mécanique ou de jazz américain. « Sacré tonnerre, s’écria Banjo, quelle chouette ville pour se donner de la joie ! », exulte ainsi le personnage de Claude McKay[11].

    Pendant 65 soixante-cinq ans, le Quartier Réservé tiendra donc le haut du pavé de la fête crapuleuse dans le cœur des marins et des gangsters du monde entier. Il connaîtra la première guerre des gangs de l’histoire de Marseille en 1902, les vagues d’immigration corse et italienne de la Belle Époque, l’âge d’or de la Première Guerre mondiale, le Far West des Années Folles, l’invasion du jazz, des touristes, de la drogue, du cinéma porno et des populations coloniales dans les années 1920, l’engouement artistique et intellectuel international, la foisonnante bohème des peintres et des écrivains, la naissance du Milieu marseillais, les prémices de la French Connection, les premiers gangs de hold-uppers du pays… Mais aussi la crise de 1929, le déclin des années 1930, l’occupation allemande, et la destruction pure et simple en 1943. Bienvenue au Quartier Réservé de Marseille.

    [1] Règlement général du Service des Mœurs de la police de Marseille, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 4 M 891

    [2] Une erreur courante veut que ce soit le baron de Charlemagne de Maupas, préfet des Bouches-du-Rhône, qui ait instauré le Quartier Réservé en 1863. En réalité, Maupas a bien promulgué un arrêté en 1863, interdisant la prostitution hors du secteur des Vieux Quartiers, délimité par le Vieux-Port, la rue de la République et le bassin de la Joliette. Mais le Quartier Réservé stricto sensu, avec les limites étroites qu’on lui connaît, n’a été instauré qu’en 1878.

    [3] Claudette Castelli, Nicole Coulomb et Anne Sportiello, « Dans les vieux quartiers de Marseille : Saint-Jean et le Panier  », in Richesses orales du monde populaire dans la région PACA, étude réalisée par le CREHOP, 1979-1982

    [4] Jacques Delarue, « La Gestapo travaille à Marseille », Historia n°193, novembre 1962

    [5] Blaise Cendrars, Lhomme foudroyé, Denoël, 1945

    [6] Eugène Montfort, La Belle-Enfant ou lamour à 40 ans, Arthème Fayard & Co, 1925

    [7] Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves, G. Charpentier et Compagnie, 1886

    [8] Cette expression marseillaise désignait alors la vieille ville historique, et viendrait du terme de dialecte italien méridional bagasciuna (prostituée), lui-même dérivé de l’ancien français bagasse. Par extension, bagatóuni désignera par la suite un quartier en décrépitude, voire un bidonville.

    [9] Henri Danjou, « Les bas-fonds de Marseille », Détective n° 43, 22 août 1929

    [10] Claude McKay, Banjo, André Dimanche, 1999

    [11] ibid

  • Martin Huc présente son livre sur BFM.

    Sur les lieux, Martin Huc présente son livre.
Rencontres