Philippe Durant, L’étoile sombre
Biographie
272 pages
a paru le 5 mai 2022
ISBN 978-2-3588-7875-3
Cahier photo 4 pages
Philippe Durant

L’étoile sombre

L’égérie sacrifiée de la mode et du cinéma
Biographie
272 pages a paru le 5 mai 2022 ISBN 978-2-3588-7875-3
Cahier photo 4 pages
Biographie
272 pages a paru le 5 mai 2022 ISBN 978-2-3588-7875-3
Cahier photo 4 pages

Qui aujourd’hui se souvient encore de ce visage ? Elle n’était qu’une jeune femme comme les autres, plutôt sage, repérée par un grand couturier alors qu’elle venait pour un poste de secrétaire. En quelques mois, celle qui fuyait les mondanités devint un mannequin à la mode qui affola le Tout-Paris des années 30. Les aventures amoureuses de cette éternelle romantique qui s’abandonnait dans les bras des plus grands firent rêver les jeunes filles. La presse suivait pas à pas son arrivée sur le grand écran, notamment aux côtés de Jean Gabin dans Pépé le Moko… Mireille Balin fut une star, presque malgré elle. Et comme tant d’autres, elle paya cette gloire fugace au prix fort. Car les années filaient, emportant sa jeunesse. Car elle faisait passer son cœur avant sa carrière. Car il y a des choses qu’on ne pardonne pas aux femmes. En temps de guerre, il faut des exemples.

Grand spécialiste de l’histoire du cinéma français, Philippe Durant, dans cette biographie sensible, redonne vie à une femme oubliée et à une époque sans pitié.

  • Philippe Durant est critique de cinéma. Biographe de Jean-Paul Belmondo, de Simone Signoret, spécialiste de Michel Audiard, Lino Ventura, Alain Delon, il est l’un des meilleurs connaisseurs français de l’histoire du cinéma populaire.
    • Philippe Durant, Le Fantôme du cinéma français
  • Revue de presse
    Philippe Durant écrit avec lucidité et précision cette période, celle des soubresauts où chacun luttait pour garder ou retrouver une place.
    Philippe Durant raconte cette vie brisée et cette carrière d’étoile filante qui se termina dans la misère, destinée bouleversante.
    L’histoire émouvante d’une star en déclin.
    C’était une partenaire de Jean Gabin, et une très grande actrice.
    Une chronique à découvrir à partir de 25:14
    Retrouvez, au fil de ces pages, celle qui fut une des stars du cinéma français.
    Chronique intégrale
    Dans cette intéressante biographie Philippe Durant nous brosse le portrait d’une actrice ambivalente, écartelée entre sa nature farouche et directe et son environnement glamour.
    Chronique intégrale
  • téléchargez l’extrait

    Septembre 1944.

    Le soleil enrobe de sa douce quiétude le dernier printemps de guerre. Les Allemands ont abandonné le sud de la France, ne laissant derrière eux que des mauvais souvenirs et des familles broyées. Rares sont ceux à regretter le départ de ces uniformes vert-de-gris qui n’ont jamais réussi à se fondre vraiment dans le décor. En reprenant le chemin d’un Reich désormais déliquescent, ils favorisent la renaissance d’une notion que l’on croyait à jamais enfouie : l’espoir. La France se prend déjà à rêver de lendemains qui chantent, même si les notes restent discordantes. Car, pour certains, c’est une toute autre musique qui assaillent leurs tympans, celle du doute, trop souvent accompagnée par celle de la peur. Ces airs-là n’ont rien de mélodieux et se rapprochent trop des orages wagnériens.

    Mireille Balin est dans le doute.

    Depuis qu’elle a quitté sa villa cannoise, elle est envahie par des questions qui la taraudent et gâchent ce bon sourire qui, il y a peu, continuait d’illuminer les écrans européens. La star n’est plus qu’une étoile chancelante. Elle sait qu’on va lui faire payer le prix de sa liaison avec l’officier allemand Birl Deissböck. Elle le sait, mais elle n’en connaît pas encore le montant.

    L’amour est-il punissable ? Oui, quand il concerne l’envahisseur, répondent d’une même voix ceux qui ont souffert du joug allemand, mais aussi les autres, tous les autres. Elle aurait pu s’éprendre d’un repris de justice, d’un pilleur de banques, ou même d’un assassin de vieilles dames, on lui en aurait moins tenu rigueur. Les compagnes de tous les guillotinés de l’Histoire de France ont rarement été inquiétées par la justice. L’amour a en commun, avec la justice, d’être aveugle.

    Pour l’heure, Mireille n’a aucune idée de son avenir. Elle s’est installée dans un modeste appartement situé dans une bâtisse de Monaco pompeusement nommée château Périgord. Mais de château il n’en a que le nom. Quant au Périgord, il est bien loin…

    Le choix de Monaco ne doit rien au hasard. Mireille espère que le statut privilégié de cette principauté la protégera. Elle joue gros, mais espère empocher la mise.

    Birl est à ses côtés. En tant qu’officier allemand il peut soit se constituer prisonnier, soit tenter de regagner son pays natal. Il préfère rester auprès de cette femme dont la beauté l’a fasciné. Depuis plusieurs jours, il tente une ouverture auprès de l’armée américaine. Les soldats de l’oncle Sam ont pris pied en Provence et sur la Côte d’Azur, sans avoir aucun compte à régler. Hélas, ils sont débordés par le nombre d’actions à mener en même temps et de prisonniers à gérer. Pour eux, il ne s’agit plus seulement de libérer un pays, de traquer les soldats nazis, mais aussi d’installer une sorte d’autorité de transition pour éviter que la chienlit n’envahisse les rues. Pour efficaces qu’ils sont, ils ne peuvent tout contrôler. Ils sont plus préoccupés par le sort de la France que par celui des Français.

    Birl leur a fait savoir qu’il était prêt à leur offrir son aide. Parlant plusieurs langues, il peut épauler les GI’s dans leur gestion des prisonniers, voire accomplir des missions plus ou moins diplomatiques. Il espère se placer sous leur protection et, par extension, faire de même avec Mireille.

    En ce mercredi d’apparence calme, le couple attend des émissaires américains. Les négociations devraient bientôt débuter. Une issue pourrait se dessiner dans la grisaille de l’incertitude.

    On frappe à la porte de l’appartement.

    Birl va ouvrir, le cœur empli d’espoir. Le petit groupe d’hommes qui lui fait face n’a rien d’américain. Ils portent des armes mais point d’uniformes. Leurs tenues sont hétéroclites, presque débraillées. Des brassards sur les bras de quelques-uns indiquent qu’ils font partie de la Résistance. Mot magique qui, depuis la débâcle allemande, regroupe bien des engeances disparates.

    Ils bousculent Birl sans aucun ménagement, le repoussant dans l’appartement. Ils crient, menacent, ordonnent. Ils se disent chargés des arrestations des collabos. Mais ils ne disposent d’aucun mandat, d’aucun papier officiel. Rien. Seuls leurs brassards, façonnés à la hâte, leur servent de sauf-conduit. Mireille et Birl n’ont nul besoin d’être fins psychologues pour comprendre que ces messieurs ne sont que des ordures qui s’arrogent un pouvoir exorbitant. Sous prétexte de laver l’honneur de la France, ils souillent les plus élémentaires droits de l’homme et singent les agissements de la tristement célèbre Gestapo française de la rue Lauriston.

    Ces porteurs d’une mâle assurance qui leur convient si peu savent à qui ils ont affaire. Ils savent que la femme qui se tient devant eux est Mireille Balin. La Balin! Une star de cinéma offerte à leurs pires turpitudes. Ils en salivaient déjà en montant les marches, ils sont désormais prêts à l’hallali. Armes dans les mains et vengeance dans les yeux, ils vont franchir les frontières de la dépravation en se soutenant les uns les autres. Même les loups les plus affamés gardent une certaine dignité.

    Birl est roué de coups.

    C’est leur manière à eux d’appliquer la justice. Une justice expéditive, qui n’a de justice que le nom. Ils ne savent rien sur cet homme mais le seul fait qu’il soit Allemand suffit à le condamner. Il échappe de peu à une balle dans la tête, mais non aux coups de poings, de pieds et de crosses. Ces courageux résistants français prennent un plaisir visible à cette destruction.

    Mireille est traînée à l’écart. Elle craint le pire. Il va se produire, se décupler, se déchaîner… et s’acharner.

    Ces hommes bestiaux lui arrachent ses vêtements, trop fiers de voir nue devant eux l’une des plus belles actrices de France. Ils se gaussent. Ils se gargarisent. Puisant dans le plus ordurier des vocabulaires des mots qu’aucune femme n’aime entendre. Mais ils ne s’arrêtent pas là. Ce serait trop facile. Trop rapide aussi. Ils veulent leur vengeance. Elle va voir ce qu’elle va voir la salope, la passionnée des nazis.

    Mireille ne fait pas que voir, elle subit. Elle subit le viol de tous ces hommes qui se ruent sur elle, se la renvoient les uns aux autres avec des rires de hyène. Ils sont fiers de leur toute-puissance, fiers de leur virilité, fiers de transformer une femme en loque inhumaine. Après tout, elle l’a bien mérité, non ?

    La violence efface le temps. Combien d’heures dure cette abomination ? Nul ne le saura jamais. Il faut que chacun aille au bout de son acte, c’est-à-dire de sa jouissance. Et encore, cela ne suffit pas à certains. Les plus bravaches, les plus odieux. Ils en redemandent. Les bêtes en rut sont des abruties…

    Brisée de partout, dans son cœur, dans son honneur, dans ses os et dans son intimité, Mireille Balin est incapable de résister. Elle n’a plus de larmes dans son corps, plus de force dans son esprit.

    Une fois leur forfait accompli, leur appétit de vengeance momentanément rassasié, ces soi-disant représentants d’un nouvel ordre français ordonnent à Mireille de se rhabiller. Ils ne la regardent même plus. Elle n’est plus qu’une épave malmenée par un ouragan.

    Ils la relèvent et la poussent devant eux comme devaient l’être les sorcières sous l’Inquisition. Puis, ces valeureux héros ramassent ce qui reste d’Aloïs Deissböck, tombé dans le coma sous la violence des coups.

    Ils traînent ce couple jusqu’à Nice où il est jeté en prison. Certains regrettent que les culs-debasse-fosse n’existent plus. Ah, ils ont bien travaillé. La France devrait les remercier. Pourquoi pas les décorer ? Car ces humanoïdes ne cachent pas leur fierté. Et ne vont pas manquer de s’en vanter.

    Le destin de Mireille Balin s’est, ce jour-là, transformé en tragédie. Quel mot pourrait résumer son état physique et psychique ? Il n’en existe aucun. Même les dictionnaires ont leurs limites.

    Lorsque la nuit vient mettre un terme à cette journée déplorable, Mireille Balin est effondrée. Elle ne s’en relèvera jamais.

    Il n’était pas prévu qu’elle apparaisse pendant l’été. Sa naissance était programmée pour les premiers jours de l’automne. Presque à la fraîche après les mois qui chauffent à blanc le rocher monégasque. Mireille aurait dû être une fleur de nouvelle saison, elle sera une anthémis d’été.

    La faute incombe à un accident de voiture survenu sur la corniche reliant Nice à Menton. Rien de bien grave, mais la jeune Anita, qui n’affiche que dix-neuf ans, en sort sévèrement secouée. Au vu de son état de grossesse, le médecin ne veut prendre aucun risque : il faut sauver l’enfant.

    L’événement a lieu dans la demeure familiale du boulevard de l’Ouest. Le désormais grand-père, Charles-Eugène Balin, du haut de ses cinquante ans, s’empresse d’aller déclarer cet événement à la mairie de Monte-Carlo. Il en profite pour dévoiler les prénoms complets de la nouvelle née : Blanche Mireille Césarine. Qui a poussé son premier vagissement le 20 juillet de l’an de grâce 1909.

    Sa mère se prénomme, donc, Anita. Née Locatelli à Turin. Du sang italien coule dans les veines de Mireille. Et l’on sait que ce sang-là bout plus vite que les autres.

    Anita travaille en tant que repasseuse. Son mari, Charles-Joseph Balin, affiche vingt-trois ans et exerce la profession de typographe. Il est né à Miramas, à l’ouest des Bouches-du-Rhône. S’ils se sont retrouvés à Monaco, c’est à cause de Charles-Eugène qui a constaté, avec justesse, que la principauté était en pleine mutation. À l’heure où fiacres et diligences continuent d’encombrer les rues, lui tient les fonctions très modernes de camionneur.

    Les Balin se sont installés dans la partie ouest de Monaco, occupée par une faune très populaire, c’est-à-dire essentiellement prolétaire. Ce quartier est traversé par la ligne de chemin de fer et il n’y a pas beaucoup à marcher pour se retrouver en France.

    Monaco n’est pas encore l’espèce d’écrin pour rupins qu’il finira par devenir. Bien qu’il soit déjà un lieu de villégiature recherché par les nantis. L’endroit est placé sous la haute autorité du Prince Albert Ier – qui s’apprête à fêter ses vingt ans de règne et qui, de plus en plus, cherche à imposer son autorité. D’ailleurs, quelques jours seulement avant la naissance de Mireille, il a lancé une réforme en profondeur de la police monégasque et de l’organisation des commerces.

    Sur l’ensemble du rocher, on cultive l’art de vivre et on veille à la tranquillité des habitants. Un arrêté fraîchement publié rappelle qu’il est «absolument interdit aux navires amarrés ou mouillés dans le port de faire marcher les sirènes, sifflets à vapeur ou tout autre instrument analogue, à quelque moment que ce soit du jour ou de la nuit ». Qu’on se le tienne pour dit.

    Tout Monaco est en pleine mutation. Depuis l’ouverture du casino, en 1863, et la suppression des impôts personnels, fonciers et mobiliers, c’est toute une nouvelle faune qui année après année se rapproche de la principauté. Le travail n’y manque pas.

    Charles-Joseph et Anita veulent ce qu’il y a de mieux pour leur fille. Ils visent une éducation de princesse. Par chance, les établissements scolaires monégasques bénéficient d’une excellente réputation. Chaque fin d’année, les concours mettant en valeur les capacités des jeunes élèves sont très prisés par la population locale.

    Pourtant la petite famille, qui compte désormais trois enfants (un garçon et deux filles), doit plier bagage pour remonter plus au Nord. CharlesJoseph s’est vu proposer un poste intéressant au quotidien La Tribune de Genève. La douceur de vivre monégasque cède le pas à la discipline helvétique.

    Mais les Balin restent peu dans ce décor un peu trop montagneux à leur goût. Un événement de dimension mondiale va décider de leur sort. Le 1er août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 4 août, le Royaume-Uni déclare la guerre à la France. Le 6 août, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Russie. Le 11 août, la France déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie, etc. Bref, c’est la guerre. Charles-Joseph juge plus prudent de rentrer en France, le plus au sud possible, c’està-dire le plus loin de ce qui s’annonce être comme la ligne de front.

    Les Balin s’installent au Cap d’Ail, commune française qui jouxte la Principauté de Monaco. La plupart des habitants y sont des ouvriers franchissant quotidiennement la symbolique frontière, car, de l’autre côté, les prix des loyers commencent déjà à flamber.

    Mais Charles-Joseph n’a guère le temps de chercher un nouvel emploi. Il est mobilisé. Il retrouve son grade de sergent, acquis lors de son service militaire, et s’en va bouter les Teutons hors de France. Il a vingt-huit ans.

    Peu sensible à ces vicissitudes, Mireille continue de grandir. C’est une élève méritante, attentionnée. Elle s’intéresse à de nombreux sujets et sait se faire discrète. Son avenir semble prometteur, soutiennent ses professeurs. Si elle persévère dans cette voie elle peut aspirer à un poste de secrétaire voire de responsable de boutique. De quoi faire rêver. En secret, autour d’elle, tout le monde espère qu’elle fera un beau mariage, ce qui signifie non pas qu’elle épouse un bel homme, mais, au moins, un monsieur aux finances solides.

    L’idéal serait qu’elle poursuive ses études à Paris. Compliqué, mais non impossible. Contacts et relations permettent d’inscrire Mireille à l’école Saint-Honoré-d’Eylau qui compte en son sein un Cours professionnel pour jeunes filles, tenu par la Communauté des Filles de la Sagesse. La jeune Balin pourra à la fois y apprendre les langues étrangères, le piano et découvrir comment se tenir en société. De quoi faire d’elle une demoiselle tout à fait comme il faut. Le tout sous l’égide d’un enseignement rigoureusement catholique.

    Mireille y entre en 1917.

    Pour la première fois, elle est confrontée aux rigueurs de la pension. Loin des siens, loin du soleil de Monaco, loin des bains de mer. Elle s’y plie. Elle n’a guère le choix.

    Sa famille finira par la rejoindre. Non au sein de l’école, mais à Paris qui se retrouve en pleine effervescence au lendemain de l’armistice. Il y a tout à faire et, sans doute, beaucoup d’argent à gagner. Charles-Joseph se lance dans les affaires et y réussit plutôt bien.

    En grandissant, le caractère de Mireille s’affirme. L’élève discrète et attentive se meut en une adolescente turbulente. Elle n’est pas à proprement parler rebelle – ses professeurs et les Filles de la Sagesse ne l’accepteraient pas – mais elle tient à marquer ses différences.

    Cela commence par ses tenues vestimentaires. Alors qu’il est de bon ton de s’habiller de manière élégante, mais discrète, elle refuse tout en vrac. Elle préfère s’attifer en garçon manqué, découpe ses bas à hauteur de chaussettes, ricane quand on lui montre certaines tenues. Sur le plan scolaire aussi elle change. Autrefois appliquée, elle semble ne plus s’intéresser à rien. Les cours magistraux la rebutent. Seule la musique offre un certain attrait à ses fines oreilles.

    Toutefois, Mireille sait ne jamais dépasser la limite. Sa petite révolution est une révolution de salon, voire de boudoir. Elle manifeste son mécontentement et ses refus, mais prend soin de ne jamais risquer le renvoi. Ni corsaire ni pirate, elle se contente de monter sur le pont pour clamer son indépendance avant de rentrer dans le rang. Interrogée sur son avenir, elle n’affiche aucune certitude. Tout juste si elle consent à dire qu’elle se voit bien en concertiste. Piano soliste dans un orchestre lui conviendrait bien.

    Les années passent.

    La France fait mine d’oublier les millions de morts dans les tranchées et tourne son regard vers un avenir qu’elle espère plus rose que garance. Trop avide de revivre, elle en oublie de se préoccuper de ce qui se passe outre-Rhin.

    Paris se réveille, Paris s’amuse, Paris s’encanaille. Mireille n’en profite pas, mais en entend de vagues échos. On sait se distraire dans la capitale. Que ce soit au cinéma – toujours muet –, au théâtre – toujours enjoué – ou au music-hall – toujours léger. On appelle cela les années folles. C’est vrai que souffle un vent de folie sur la capitale, devenue capitale des plaisirs. Une forme d’aveuglement aussi. Les grandes vedettes du moment sont Maurice Chevalier, Mistinguett, Joséphine Baker. Les postes de radio, qui se vendent comme des petits pains un lendemain de disette, diffusent des refrains joyeux, enjoués. Et puis, si l’on veut rire, on se rend dans les salles obscures où l’inusable Charlot impose un style incroyablement moderne.

    Pourtant Mireille ne s’intéresse pas à cette industrie qui tente de devenir un art. Elle ne lit pas les revues évoquant les vedettes à la mode, ne se pâme pas en admirant des photos de jeunes premiers, n’envie pas les manières de ces dames du grand écran.

    Elle quitte son école et repasse sous la coupe de sa mère, qui la surveille de près. Anita veille à ce que sa fille ne manque de rien, mais refuse tout excès. Elle n’est pas du genre à lui confier un pécule pour aller faire la fête avec ses amies. Puisqu’elle a tout ce dont elle a besoin à domicile, pourquoi chercher ailleurs ? Jeune fille de bonne famille elle est, jeune fille de bonne famille elle doit rester.

    Alors, voguant sur son indolence, Mireille se cherche un avenir. Elle a tout son temps, estimet-elle.

    Hélas, il est écrit que toute chose a une fin, y compris les plus belles folies. Une tempête de force mille va balayer les années folles. On craignait de la voir souffler de l’Est, elle provient de l’Ouest. Elle traverse l’océan Atlantique, portée par les alizés, certaine d’atteindre son but. Elle emporte dans ses sombres bagages le krach de Wall Street, le jeudi noir, la crise économique et la cohorte de tragédies qui en découlent... Sa puissance est telle qu’elle réussit à mettre l’Europe à genoux. Finies les joyeuses balades, il faut désormais retrousser ses manches, s’user la santé pour survivre.

    Charles-Joseph Balin, qui a pourtant survécu aux tranchées, compte parmi les victimes. Ses affaires s’écroulent comme un château de cartes, l’argent fond dans les banques, les restrictions s’imposent. La ruine approche à grands pas.

    Il doit réduire son train de vie et celui de sa famille. Cela signifie fermer les robinets, surveiller les dépenses, repartir quasiment à zéro. Mireille compte parmi les visées. Il n’est plus question de lui payer des cours de musique. Il n’est même plus question qu’elle reste à ne rien faire. Elle doit se trouver un métier sans tarder. Sa formation la dirige vers un emploi tout désigné : secrétaire.