Cyril Torrès
Les Hiérarchies invisibles
Berg s’est réfugié à Shanghaï depuis qu’un scandale a mis fin à sa vie politique. Mais nous sommes à l’heure de la course acharnée aux matières premières, de la surpopulation, du réchauffement climatique, des mouvements de populations incontrôlés. Et dans ce contexte, le retour de Berg pourrait devenir une option envisageable. Févril est envoyé à Shanghaï pour étudier la situation du politicien, la fiabilité de ses convictions écologiques, explorer ses limites, mesurer ses failles. Mais au fil de l’entretien, le jeune homme se trouve de plus en plus fasciné par son interlocuteur et comprend que les enjeux à l’œuvre ne sont probablement pas ce qu’ils paraissent.
Roman troublant et hypnotique, Les Hiérarchies invisibles met en scène le parcours d’un homme politique exilé et peut-être visionnaire.
- Auteur de romans, de documentaires et de vidéos expérimentales, Cyril Torrès est né à Paris en 1960. Il a écrit Belo horizonte (Sens & Tonka 2002) et Poisson-siège (Sens & Tonka 2004). Il a aussi réalisé la série Façons de voir (I à IX).
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– Duels, meurtres, exils, Caravage mangeait sur la toile de ses portraits qu’il utilisait comme nappe, c’est de ça dont parle sa peinture, ils se détestent ! Observez ces allures, la curiosité de certaines trajectoires, on pourrait les suivre à la vibration de leurs voix intérieures.
Derrière lui quatre hommes s’étaient relevés et se dirigeaient au centre du hall, sous l’immense verrière, comme s’ils avaient choisi d’aller là pour être visibles de tous ; des phrases courtes arrivaient jusqu’à nous, entrecoupées de rires.
– C’est le rire qui sonne le glas, on les reconnaît à leur façon de se couper la parole, à leurs rires brefs au moment de se séparer, un rire de gêne.
Poussin semblait connaître chaque pas, les yeux fermés il pouvait dire qui traverse le hall, qui s’arrête, quel groupe se forme, de quelle tension il s’agissait. Les quatre hommes se serraient la main, l’un d’eux restait figé.
– D’où remonte la haine, il faut écouter ce qu’il se dit en passant, d’où perce la jalousie, cette conscience extrême, il n’y a pas plus concentré qu’un jaloux, plus collé à l’adversaire, il sent chaque souffle. Cela se fera sans lui, il vient de comprendre. Ses collègues le surveillent, savourent sa chute, les yeux s’évitent. Sa tête bourdonne… Les images se bousculent : le compte coupé, les enfants changés d’école, sa femme pressant le corps d’un autre. La jalousie, il n’y a pas plus ressenti, on s’y sent inférieur en tout. Regardez ce décor, cette coexistence tranquille, jamais un mot plus haut que l’autre. Ils sont prêts à tout pour se faire embaucher ici, salaires défiscalisés, système de retraite de haut niveau, toutes sortes de produits de luxe qu’ils achètent hors taxes pour toute la famille, des voyages payés dans leur pays d’origine une fois par an, c’est le nec plus ultra du jeune diplômé. Bien sûr, ils ont le même costume, les mêmes réservations dans les grands hôtels quand ils se déplacent, toutes ces assurances en échange de leur liberté. Ce sont des obligations très précises, il faut être irréprochable, servir au mieux les intérêts de qui on dépend, toujours se montrer dans des costumes impeccables, en gardiens dévoués du temple. Cette bienséance est reposante. Évidemment, ils ne sont pas encore bien hauts dans la hiérarchie mais certains vont devenir insubmersibles, vous les retrouverez bientôt dans d’autres halls, à peine déroutés par d’autres tentations. Bruxelles, la Commission, la grande flaque tourmentée, pour qui aime se perdre ; j’aime cette vue d’ensemble le matin, ce mouvement de corps contrariés, les passions susceptibles s’en donnent à cœur joie. La politique est un vertige vous verrez, si vous aimez les gens, le bien et le mal s’entendent à merveille.
Autour de nous, les silhouettes remuaient à peine, retranchées dans de petits salons disposés en alvéoles autour du hall, des silhouettes attentives, interchangeables, chacun pouvait s’observer de loin, en silence. Les fauteuils avalaient les formes.
– Adrienne vous emmènera faire un tour dans le quartier résidentiel où ils ont leurs maisons. Un climat américain, en plein cœur de l’Europe.
Derrière Poussin, une femme anticipait le moindre de ses mouvements, sans quitter le sol des yeux. Quels étaient leurs rapports ? Poussin avait l’âge d’être son père.
Je me remémorai les informations glanées la veille, avant de venir ; Poussin, des postes flous, sans fonctions précises ; membre du, attaché de, commissaire au, son nom apparaissait partout, comme si on voulait que toute information glisse dessus. Il avait la transparence lisse du haut fonctionnaire, une force qui n’insiste pas, habituée à obtenir, on le sentait capable de s’adapter à n’importe quel interlocuteur.
– Févril, c’est une trouvaille ! Un mélange de fébrilité et de fièvre, l’identification est évidente. L’innocence est un vrai don. L’innocent seul peut servir d’intermédiaire, il voit la réalité telle qu’elle est, ses yeux d’enfant disent la vérité.
Poussin vous faisait sentir toute cette haine qu’il avait du contact. Sur son visage une sensation passait en fraude.
– Il s’agit de traquer des éléments de vie privée, de renforcer des impressions. Détacher ce qui pourrait ressembler à un doute, faire pencher, un peu comme dans vos documentaires ; on favorise certaines scènes, on en minimise d’autres, ce sont de petits changements, presque des impressions physiques. Il suffit que certains faits correspondent, et que cela apparaisse plausible. Un détail par-ci, une image par-là. On arrive à faire évoluer l’idée tout entière par d’infimes variations. Max vous aiguillera. Max s’occupe des traces. Vous n’avez pas idée des lieux où il s’est fait prendre, il y a des répliques qui font mouche. Vous aurez accès à ses conversations, à ses envies les plus inclassables. Téléphone, carte bancaire, rendez-vous, la moindre obsession laisse une empreinte, chaque site visité remonte à la surface, par mots-clefs. Max est à jour des procédés d’intrusion informatique.
Poussin me proposait d’aller chercher Berg, et d’accompagner son retour. On considérait encore Berg comme un candidat potentiel, malgré l’outrage, un candidat dont Poussin avait la charge de ne pas perdre la trace.
– Marnie l’a convaincu de se mettre en contact avec vous, c’est elle qui décide de qui l’approche. Elle est persuadée que vous saurez faire surgir des détails que d’autres n’ont pas vus. Faire évoluer les sentiments, certains artistes ont ce pouvoir, selon elle. Bien que le défi soit plutôt la disparition d’une séquence entière, une séquence bien embarrassante. Se débarrasser de l’image, c’est ce qu’il y a de plus dur. Peu de personnes pensent que Berg puisse revenir. Mais les opinions se retournent, il y a des circonstances ; ce qu’on lui reproche aujourd’hui est déjà si différent des faits qui se sont produits cette fameuse nuit. L’écologie est devenue sa véritable passion, et Marnie a des relations dans le monde entier.
Poussin savait que l’ambition était là, intacte, que le désir n’était pas retombé. Il devait probablement tout connaître de mes dettes et de mon besoin urgent de quitter le trou.
– Ils ont vu votre documentaire sur Lou Reed, ça a beaucoup plu ; s’attaquer à ce genre d’idole, c’est une théorie très intéressante, surtout pour cette génération, commencer par un chanteur un peu bidon... et tous ces va-et-vient avec la littérature. Vous auriez dû travailler directement en anglais. Faire évoluer la perception qu’on a de quelqu’un, c’est exactement de cela dont il s’agit, pour qu’à la fin on trouve le portrait touchant, qu’il sonne juste, que l’on puisse comparer avec sa propre expérience. Berg est quelqu’un d’exceptionnel, démesuré, malgré tout ce que vous avez pu entendre, il va vous surprendre. Personne au sommet du pouvoir n’a été haï à ce point, il faut remonter aux rois de France pour trouver un personnage autant détesté. Addiction au sexe, folie, corruption, chaque fois ses obsessions virent au scandale. Tout est encore pire que ce que l’on raconte. N’ayez pas peur d’être excessif, la réalité elle-même est excessive. Voyez comment Lévy s’y prend, on n’a pas mieux dans le basculement d’opinion. Pas de sueur, quelques interviews, il ne quitte jamais la trame affective, n’hésite pas à modifier les faits à des fins dramatiques. Ses interventions sur Guantanamo et Benghazi sont des références. Son histoire de détenu interrogé sous psychotropes cent quarante jours de suite : il n’a jamais visité la cellule dont il parle ! Il en a pourtant fait l’exacte description. Une vision pénétrante, sur plus de deux cent cinquante pages. Un officier américain a prétendu qu’elle correspondait en tout point à ses descriptions. Il aurait même demandé à visiter la cellule du camp 7, un lieu fantôme, dont personne ne connaît la localisation exacte. Son réseau est exceptionnel. On a toujours l’impression de se trouver au moment culminant du drame... La littérature et la poésie ont lieu en secret ; c’est le plus souvent pris des autres, n’est-ce pas ? La formule sacrée tient en si peu de choses ; quelle est la part du voleur, sait-on jamais jusqu’où il a tendu la main ? Et puis tout ce que l’on se doit à force de se haïr, tout ça ronge, tente, ce sentiment de jalousie nous fait avancer.
Ses yeux étaient posés sur l’homme resté seul au milieu du hall, qui reniflait comme un gosse sur le point de craquer.
– La violence est le mode naturel de l’homme, les jeunes se font mal, c’est dans leur nature, il faut bien débuter. Son visage exprime du tempérament, ne trouvez-vous pas ? J’aime la peinture, la peinture n’est pas systématiquement lestée de sens ; la peinture, la politique... Berg vit au sommet d’une tour, reclus, passe d’un gratte-ciel à l’autre. Qui peut se passer d’un homme d’un tel charisme ? Peut-être arriverez-vous à faire de lui une victime. La présence envahissante de sa femme rend son image encore plus diabolique et confuse, c’est un couple romanesque. Allez à Pudong, pour vous faire une opinion. Max vous fournira tout ce dont vous aurez besoin. Vous n’aurez qu’à ouvrir votre ordinateur. Quelques jours là-bas suffiront. Montrez-le dedans sa tour, scrutant la ville, trouvez les mots qui bousculent.
Une combinaison de délicatesse et de brutalité. Poussin prenait plaisir à vous voir vous tortiller sur votre siège.
– Févril, tout ce tremblé, cette ironie pleine de pudeur, vous ouvrez toutes les portes avec ça. Nous avons besoin de vous à votre meilleur, à votre pire. Et puis vous êtes habitué à travailler dans la hâte, vous saurez quoi faire du décor. Vous connaissez la Chine, bien sûr…
Je voyais ma tête décapitée rouler dans le fossé, la goélette filer à l’horizon, toutes voiles dehors. Envoyer tout dinguer, disparaître, je me visualisai fuyant le hall à grandes enjambées, avalé par le métro. Retrouver la gare, le Thalys, gagner le large ! D’étranges bruits d’estomac parcouraient mes boyaux.
Adrienne avait remonté son sac sur ses genoux, laissant dépasser l’enveloppe kraft. À quelle vitesse se déplace l’œil quand l’envie est là ? Poussin avait capté mon regard, savait que l’ambition n’était pas retombée, probablement tout connaître de mes dettes et de mon besoin urgent de quitter le trou.
– Le manque ouvre les yeux, n’est-ce pas ?
Poussin vous vissait lentement sur votre siège, tout à sa proie.
– Il faut montrer ce que l’on ne voit plus à force d’habitudes, tout le trafic, la chose ; la chose, ce déjà-là qu’est la corruption, comment la représenter ? Le Caravage n’exposait jamais ses figures à la lumière du jour, il s’arrangeait pour installer ses personnages dans la pénombre, plaçait une lampe en hauteur pour que la lumière tombe droit sur la partie qui l’intéresse, laissait le reste dans la quasi-obscurité ; il savait la force que l’on pouvait tirer du clair-obscur, tout l’effet que ses personnages laissés dans l’ombre produiraient. La corruption, quel embarras à décrire, ce plein partout, la chose est là, mais pour la montrer il faut se débarrasser de tout ce qui n’est là que pour divertir. Le travail n’est pas dans ce que l’on montre mais dans ce que l’on isole. Décider où la lumière se pose, où elle ne se pose pas, restreindre l’espace, le rendre si restreint qu’il ne désigne plus que l’endroit vital, la scène : l’homme pris dans la tourmente de ses jalousies, chaque coup d’œil est une décision !
Un écran de contrôle diffusait les images du hall, enregistrées avec un léger décalage, ma silhouette perdue dans les couloirs de la Commission, chemise flottante.
On dirait que je cherchais une échappée, par où retrouver l’air libre, je rétrécissais à mesure que j’avançais, contre toutes les règles de la perspective.
Le train allait partir. J’entrai le nom dans l’ordinateur : Poussin, homme politique français, né à Tarbes... il avait fait fortune chez Rhône, avant d’écrire les discours d’un ancien président. Depuis, sa fortune n’avait cessé de croître. Berg et Poussin ; une photographie les montrait ensemble lors d’une réunion, Berg avec sa conviction sincère, pénétrante, sourire charnel, jouisseur, et l’homme deux rangs derrière, fondu au milieu du groupe, sans expression, dont personne n’aurait trouvé anormal d’ignorer le nom, Poussin. J’essayais de reconstituer l’organigramme de la campagne où son rôle avait été déterminant. Conseillers économiques, attachés parlementaires, directeurs d’instituts de sondage, les visages défilaient sur l’ordinateur. Ces têtes faisaient penser aux Borgia, des Borgia 2.0.
Poussin faisait partie du personnel politique qui reste en place quel que soit le gouvernement. Un article racontait qu’il avait un bureau au dernier étage de la Mairie - la lucarn - un réseau de couloirs sous les combles, avec vue sur Paris, la Place de Grève, rappel de l’époque où l’on amenait les clients en charrette. Tous les fantasmes circulaient à cette évocation. Poussin fuyait le quartier des ministères, la rue Vaneau, même ceux qui connaissaient la Mairie de fond en comble ne savaient rien de ce qui se passait là-haut.
Lucas me surveille dans le rétroviseur, m’évalue ; les fils écrabouillent leur père, ça fait partie du cycle, ils les rétament. Je peux voir qu’il s’ajoute à la liste, les yeux pleins de calculs, fils de personne !
La voiture filait entre les platanes, les fenêtres ouvertes. Le courant d’air soulevait ses feuilles.
– Le premier homme à voler, c’était qui ?
– Difficile à dire, il y en a eu beaucoup, Léonard de Vinci ? Sûr que Léonard était de ceux-là. Tout petit, il épiait les chauves-souris pour copier leurs ailes. Le soir, il s’installait à l’entrée d’une grange et passait des heures à les regarder sortir de leur trou. C’est le premier qui a fait un croquis assez détaillé pour imaginer un avion. Le matin, il racontait à sa mère ce qu’il avait observé : même du regard on a du mal à suivre leur vol ! Il y a eu des types assez cinglés pour courir avec une aile sur le dos et croire que l’élan suffirait à les soulever ; ils traversaient des champs et se balançaient du haut d’une falaise. C’étaient des rêveurs acharnés.
Lucas, c’est le garçon le moins inquiet de la terre. Je le regarde qui crayonne ses pages, on dirait qu’il fouille quelque chose.
Comment avais-je pu les quitter ? Lou, l’expression de son visage. « Tu ne t’attaches à rien, je continue toute seule. Tu me fais penser à ces êtres qui n’ont plus de place à eux et qui errent. »
La maison était vide. Le mot était posé là, en évidence : « Ne repars pas avec le sac, suis à la rivière », ce qui voulait dire : « Lucas sait où me rejoindre, je ne veux pas te voir ».
J’avais l’habitude de déposer Lucas et d’oublier le sac. Au bout du chemin une pente menait à un minuscule cours d’eau. Je savais où Lou était assise et attendait.
L’avion partait à minuit. J’ai commencé à boire après la douane, deux bonnes heures avant d’embarquer, ivre, jusqu’à perdre connaissance dans l’avion.