Luc Chomarat, Le Polar de l’été
Roman
208 pages
a paru le 18 juin 2020
ISBN 978-2-3588-7669-8
Luc Chomarat

Le Polar de l’été

Roman
208 pages a paru le 18 juin 2020 ISBN 978-2-3588-7669-8
Roman
208 pages a paru le 18 juin 2020 ISBN 978-2-3588-7669-8

Il passe l’été sur l’île de Ré. Balades à vélo, crevettes grises, amis et profusion d’enfants, châteaux de sable, jeune fille au pair au corps de rêve… Tout irait pour le mieux, mais une question l’obsède : comment fait-on, quand on est auteur, pour que votre livre se retrouve entre les mains de toutes ces femmes qui bouquinent sur la plage ? Soudain, la réponse s’impose à lui. Bon sang mais c’est bien sûr ! À lui les millions d’exemplaires vendus, les lectrices subjuguées, les honneurs d’Hollywood…
Roman subtil et plein d’humour, Le Polar de l’été nous entraîne à la recherche du livre parfait, et au fil des pages dans une quête bien plus profonde, où il est question du temps qui passe, des amours qui se dérobent et des rêves oubliés de l’enfance.

  • Luc Chomarat a publié à 22 ans son premier roman qui lui a valu de figurer sur la liste du Magazine littéraire des auteurs les plus prometteurs. Il s’illustre d’abord dans la littérature noire et reçoit le grand prix de littérature policière en 2016. Il a publié quatre romans à La Manufacture.
    • Luc Chomarat, Le Livre de la rentrée
    • Luc Chomarat, L’Espion qui venait du livre
    • Luc Chomarat, Le Fils du professeur
    • Luc Chomarat, Le Dernier Thriller norvégien
  • Revue de presse
    Un roman initiatique et réjouissant.
    Cette quête devient prétexte à des considérations littéraires et existentielles captivantes, souvent désabusées, sur un ton à la fois caustique et mélancolique.
  • Suspense, amour torride et humour décapant. LE polar à ne pas rater pour un été réussi.
    La route sinueuse d’un auteur raté avide de succès. Ici il n’est pas du tout question de meurtre ou de gros taux d’hémoglobine, plutôt de recherche de soi et de ses racines. Lors de sa quête de reconnaissance, notre héros nous fera rire, pleurer et frissonner. Quoi de mieux au cœur de l’été ?
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    Mon père rangeait les romans policiers à part, dans une petite bibliothèque munie d’une porte vitrée qui, si ma mère acceptait aujourd’hui de s’en séparer, ferait le bonheur d’un amateur de meubles vintage. Il n’y avait pas là que des chefs-d’œuvre, tant s’en faut. On y trouvait pêle-mêle quelques Carter Brown, deux Peter Cheyney, et même un SAS avec sa jeune dame armée jusqu’aux dents et vêtue d’un simple bonnet de ski. Mais aussi La chambre ardente de John Dickson Carr, Préméditations de Francis Iles, le service des affaires classées de Roy Vickers. Quelques bons James Hadley Chase, dont il était grand fan (Traquenards, Partie fine, Eve) et quelques mauvais James Hadley Chase. Adieu la vie, adieu l’amour, de Horace McCoy, en poche noire, dont la couverture constitua longtemps mon idéal érotique. Le meurtre de Roger Ackroyd aux éditions du Masque, les 10 petits nègres dans Le livre de poche. La dame du lac de Chandler et 1275 âmes de Jim Thompson. Un Arsène Lupin, je ne sais plus lequel. Et Simenon occupait tout un rayon.

    La petite armoire se tenait dans l’ombre d’une haute bibliothèque qui commençait avec Alain en haut à gauche, et se terminait avec Zamiatine, tout en bas à droite. Mais à l’instar du livre de sable de Borgès, elle semblait infinie, interminable en son milieu. Mon père avait lu pratiquement tout ce qui avait été écrit en occident. Moi, rien, ou presque rien (cela m’était beaucoup reproché). Mais j’aimais beaucoup les livres en tant qu’objets. J’aimais les couvertures des livres. J’aimais leur poids, leur odeur. Leur volume. J’aimais les gros livres parce qu’ils étaient gros. J’aimais les plaquettes parce qu’elles étaient minces et souples. J’aimais les formules-choc censées vendre le livre (« un chef-d’œuvre inégalé »). J’aimais la typographie quelle qu’elle fût, et la photo de l’auteur sur le rabat ou la quatrième de couv. C’était avant qu’on voie des écrivains à la télé. Je regardais ces photos et je me demandais qui étaient ces gens-là, quelle pouvait être leur vie. J’aimais le mystère des titres et des illustrations de couverture qui existaient pour ainsi dire « à côté » du livre. Tant qu’on ne lisait pas le livre, il restait le monde merveilleux de tous les possibles : qui était cette jeune femme en chemise de nuit et qu’allait-il lui arriver ? Pour mon père évidemment, les livres appartenaient au monde de l’esprit. Pour moi ils appartenaient au monde physique. Aujourd’hui encore mes habitudes de lecture sont le plus souvent guidées par les couvertures qui me font rêver et les titres qui m’intriguent. Je n’aime pas trop savoir de quoi parle le livre avant de le commencer, et encore moins ce qu’en pensent les esprits éclairés.

    Un autre livre très présent dans mes souvenirs, qui lui se trouve toujours là-bas, à la campagne, dans la petite armoire : Pas de vacances pour les durs, de Paul Terreneuve. Là encore, c’est la couverture qui m’avait attiré vers ce titre. En contraste avec le genre hard-boiled et la prose de l’auteur, c’était un dessin d’inspiration naïve, tout en aplats et formes simples, représentant la mer, le soleil, des petites maisons blanches, un bateau de pêche, une plage doucement incurvée. C’était exactement mon idée des vacances quand j’étais enfant (cela n’a pas énormément changé). Manque de bol, mon père, qui craignait le soleil et l’eau comme il craignait presque toutes les manifestations du monde physique, y compris la nourriture, nous emmenait rarement à la mer. Cette couverture me faisait d’autant plus rêver. Je voulais entrer dans l’image, entrer dans le livre, vivre cette vie-là, heureuse et ensoleillée. Un peu comme, quelques années plus tard, je voulais vivre avec la fille sur la couverture d’Adieu la vie, adieu l’amour.

    Un jour je m’enhardis à aller trouver mon père, penché sur ses mots croisés, avec le bouquin de Terreneuve dans les mains.

    - Papa, c’est quoi ce livre ?

    - C’est pour les grandes personnes. Qui t’a autorisé à regarder dans la petite armoire ?

    Il craignait sans doute que je m’intéresse d’un peu trop près à SAS, avec son catalogue de tortures documentées et ses pratiques sexuelles explicites. Mais j’étais encore un enfant et ce qui m’intéressait vraiment c’était qu’on parte en vacances à la mer, comme la plupart de mes copains.

    - J’aime bien la couverture. C’est où, cet endroit ?

    - C’est juste un dessin. Ce n’est pas un endroit qui existe.

    - Est-ce qu’on part à la mer cet été ?

    - Quoi ? On verra.

    Il me prit le livre des mains, et je sus que cette année encore, on n’irait pas à la mer. Cette année encore, je n’entendrai le bruit des vagues que dans mes rêves. Il se leva pour aller remettre le livre en place dans la petite bibliothèque qu’il ferma à clé.

    Bien plus que les livres aux couvertures suggestives qui l’entouraient, Pas de vacances pour les durs représenta, très tôt dans ma vie, un idéal impossible à atteindre.

    Sans doute parce que nous étions sur la plage, mes pensées revenaient sans cesse à Pas de vacances pour les durs, avec sa couverture estivale, sa mer de cyan pur et son soleil au dessin enfantin. En même temps, ce n’était pas vraiment une raison. Je passais la plupart de mes vacances sur une plage ou sur une autre. Santa Barbara, Santa-Giullia, Punta Cana, pour ne citer que les plus récentes. Et je n’avais pas pensé au livre de Terreneuve depuis des années. Il appartenait au bric à brac d’une autre vie, une vie qui me paraissait aussi ancienne qu’un épisode des Incorruptibles, et qui l’était peut-être.

    - Est-ce que tu vois Tommy quelque part ?

    La voix de Daphnée me tira de ma rêverie. Non, je ne voyais pas Tommy. Étendu de tout mon long sur un paréo, je ne distinguais, à travers mes nouvelles Ray-ban, qu’un nuage isolé et minuscule qui se déplaçait sans conviction dans un ciel par ailleurs absolument vide. La température avoisinait les 35 degrés et une très légère brise soufflait dans le bon sens pour atténuer la clameur diffuse de la plage. J’avais complètement oublié les enfants et pour tout dire, je n’avais aucune envie de bouger.

    - Non, dis-je honnêtement.

    - Tu veux bien regarder, chéri ?

    Je fis l’effort de me hisser sur un coude. Étendue à mes côtés sur un paréo semblable au mien, Daphnée était plongée dans son livre, un best-seller de Douglas Kennedy. Elle emportait toujours tout ce qu’il fallait pour ne pas s’ennuyer, dans ce grand panier en osier : deux livres (au cas improbable où elle en finirait un) Psychologies ou un autre magazine dérobé chez le coiffeur, par étourderie faut-il croire, et le petit carnet à couverture de moleskine sur lequel elle notait les « premières fois » de Tommy, et d’autres trucs que je n’avais en principe pas le droit de lire… En tout cas, personnellement, je n’avais rien pris pour me distraire. Cela lui permettait sans doute de penser, puisque je n’avais rien d’autre à faire, que c’était à moi de surveiller notre progéniture.

    - Et que fait Zara ?

    - Elle est allée chercher des glaces avec les deux grands, dit-elle sans lever les yeux de son livre.

    - OK, je vois. Je fais confiance à cette jeune fille, tout ça pour qu’elle laisse le petit se noyer et passe son temps à s’empiffrer avec les autres mongolitos, qui n’ont pas vraiment besoin de ça.

    - Est-ce que tu vois Tommy ?

    Mine de rien, je ne le voyais pas. C’était idiot, d’avoir fait cet enfant. Des tas de soucis auraient pu être évités, sans parler des implications financières. D’un naturel inquiet, Daphnée semblait décidée à ne pas bouger, pour une fois. Elle était peut-être prise par un passage plein de suspense.

    - Je vais jeter un coup d’œil.

    Je me levai. Tout en m’avançant vers le rivage, je me retournai sur elle. De la voir étendue là sur le sable, plongée dans son livre, me rendit soudain inexplicablement triste. À nouveau, je me remémorai la belle couverture illustrée de Pas de vacances pour les durs. Je fus brusquement submergé par le passé, par mon désir de partir en vacances à la mer, alors que j’étais enfant, me heurtant aux refus répétés de mon père, angoissé qu’il était à la seule idée de prendre la voiture pour un trajet de plus de dix bornes. La satisfaction que j’éprouvais aujourd’hui d’être là, sur une plage de rêve, avec une créature de rêve, n’avait semble-t-il pas suffi à résorber cette tristesse-là. Pour que tout soit parfait, il aurait peut-être fallu que je sois enfin un écrivain célèbre. Que mes tirages atteignent les mêmes chiffres que Douglas Kennedy. Que les jeunes femmes bronzées étendues sur le sable blanc du littoral, le cul tourné vers le ciel, dévorent mes livres et pas ceux de Douglas Kennedy. Est-ce que je pourrais, une fois dans ma vie, juste une, écrire le polar de l’été ?

    Mais je ne pus m’apitoyer plus avant sur mon sort, car je venais d’apercevoir Tommy, très occupé à patauger dans des vagues qui faisaient deux fois sa taille.

    Comme je me demandais si le danger encouru valait la peine que je me mette à courir, Zara me dépassa comme une fusée, cornet à trois boules en main.

    - Je m’en occupe, glapit-elle au passage.

    Regarder Zara courir dans un bikini trop petit pour elle faisait partie des bonnes choses de la vie. Comment allait-elle faire avec sa glace ? Après tout, c’était son problème. Les deux autres enfants venaient de me rejoindre, occupés à se goinfrer d’une saloperie identique. Un doigt docte levé devant lui, Enzo avait visiblement un truc à me dire, mais il avait aussi la bouche pleine et Lou le devança :

    - Qu’est-ce que t’as ?

    - Comment ça, qu’est-ce que j’ai ?

    - Je te jure, t’as l’air bizarre.

    J’avais probablement l’air bizarre. C’est à ce moment que la vision me déchira le cerveau pour la première fois.

    J’étais vaguement déshydraté, le soleil au zénith tapait comme dans une chanson de Gainsbourg, et Zara, impossiblement jeune et pulpeuse venait vers moi en traînant mon petit dernier sous le bras.

    - T’es où ?

    Je lus la question sur les lèvres de Lou, mais je ne l’entendis pas.

    La clameur incessante de la plage s’était tue. Comme si quelqu’un avait coupé le son quelque part. Les gens autour de moi bougeaient au ralenti. Les gros seins de Zara, improbables sur son corps d’ado tiré en longueur, bondissaient mollement à chaque pas. Tommy hurlait silencieusement en la martelant de coups de poing.

    Le livre.

    Je l’avais dans les mains, je tournais les pages avec frénésie.

    Qu’est-ce qui m’arrive ?

    Le son revint, brutalement. Je faillis perdre l’équilibre.

    - Hé ! Ho !

    Je souris à Lou. Un sourire rassurant. Elle fronça les sourcils. Pendant ces quelques secondes, je n’étais plus là. Elle l’avait bien vu.

    - Maman dit que tu ne l’as pas rappelée.

    Je regarde Enzo. J’essaie de comprendre ce qu’il dit.

    - Elle dit ça à qui ?

    - Ben, à moi.

    - Et comment ta mère, qui se trouve à ma connaissance à des centaines de kilomètres d’ici, fait-elle pour te communiquer cette information ?

    - Ben, sur mon portable.

    - Tu as un portable ?

    - Elle m’a laissé un message, mais j’avais plus de batterie. Elle dit qu’elle t’a appelé pour te dire de la rappeler, mais que tu l’as pas rappelée.

    - Ah oui, OK. Je vais le faire.

    Je ne vais certainement pas le faire. Si Nadia appelle, c’est qu’elle a besoin d’argent. Ou qu’elle n’a pas besoin d’argent, mais qu’elle veut mon argent.

    Enzo fait la moue, puis s’éloigne en savourant sa glace. Il a fait le message, il a la conscience en paix, le reste n’est pas son problème.

    - Tout va bien, dit Zara. Je l’ai.

    - Tout va bien, dis-je.

    Lou me regardait toujours avec insistance.

    - Tu es sûr que ça va ?

    - Ouais, je vais me tremper.

    Je m’éloigne en vitesse. Impossible de réfléchir avec tout ce monde qui bourdonne autour de moi.

    J’ai vu quelque chose.

    J’entre dans l’eau avec précaution. Marie qui revient du large, hâlée, longue, musclée, trouve spirituel de m’asperger au passage.

    - Ça va ? Tu as l’air bizarre.

    - Pas du tout.

    Je plonge en avant et me lance dans un crawl effréné en direction du large.

    Stéphane arrive ce soir de Shanghai. Il était temps. Je commençais à me sentir un peu seul.

    Non que je sois seul à proprement parler. Le matin, je prends mon café entre deux femmes séduisantes : une brune, une blonde. Et il y a parfois tellement d’enfants dans cette maison que je ne sais plus trop à qui ils appartiennent. Je suis tenté de leur donner des numéros pour que ce soit plus simple. Il y a les enfants de Marie et les enfants de Daphnée. Dans le tas, deux seulement sont à moi, dont un avec Daphnée. Aucun avec Marie, Dieu merci.

    Daphnée et Marie se connaissent depuis l’enfance. Elles sont comme le jour et la nuit. La première est brune et silencieuse comme une chatte. La seconde est blonde, atteinte de logorrhée, et elle n’a pas hésité une seconde à arracher la rose trémière de l’entrée, qui la gênait pour sortir son vélo. C’est vrai que cette rose trémière était un peu en travers du chemin. Un autre aspect de la réalité, toujours complexe, c’est que c’est moi qui ai signé le chèque de caution pour la maison. Elle a aussi pété un store, j’ai appris ça au petit-déjeuner.

    Je ne connais pas très bien Stéphane, son mari. C’est un homme calme, peu bavard, qui dirige une usine de composants informatiques. Il a dû décaler ses vacances à cause d’un problème survenu à l’usine de Shanghai, et donc il n’arrive que ce soir.

    - Tu pourras causer de trucs avec lui, me dit Marie.

    Il est à peine neuf heures du matin. Elle est déjà sur son smartphone, cigarette électronique en bouche. Je ne dis rien parce que c’est elle qui fait le café.

    Je n’ai rien dit non plus pour la rose trémière, bien que j’en aie ressenti une tristesse diffuse. Dans le livre de James Purdy, Je suis vivant dans ma tombe, le héros défiguré parle à l’élue de son cœur à travers les roses trémières. J’ai lu ce livre à la bibliothèque Beaubourg, au cours de longues soirées solitaires. Il m’a aidé à relativiser mes ennuis à une époque de ma vie un peu compliquée. Les roses trémières ont depuis toute ma sympathie.

    - Lui aussi, il a bien aimé ton bouquin, continue Marie. Moi, je te le dis tout net, c’est des rayons où je ne m’aventure pas. Si c’était pas toi, je l’aurais jamais acheté. Mais Stéphane, il lit tout le temps des polars.

    - Ah bon, quoi comme auteurs ?

    - J’en sais rien, j’y connais rien, ça m’intéresse pas. Tu pourras en parler avec lui, en tout cas, lui, il adore ça.

    En matière de lecture, les gens ne sont pas tous les mêmes, j’ai remarqué ça avec le temps. Je croyais qu’il y avait les gens qui lisent et ceux qui ne lisent pas, et que cela divisait l’humanité en deux clans faciles à identifier, aussi nettement que le mur de Berlin à l’époque de la guerre froide. Mais ce n’est pas si simple.

    Là où j’ai grandi, la lecture représentait une fin en soi. On lit pour lire, comme on joue à la pétanque ou comme on se jette dans une piscine en été. J’étais persuadé qu’il en allait de même pour tout le monde. Nein, erreur. Pour beaucoup, la lecture sert un but autre.

    J’ai connu un type qui ne lisait jamais de fiction, il trouvait cela puéril. Ses étagères ressemblaient au rayon développement personnel de la Fnac. J’en ai connu un autre qui ne lisait que des livres à couverture blanche (ou beige) sinon il n’avait pas l’impression de lire un vrai livre. Je n’ai pas eu le courage de lui avouer qu’il m’arrivait d’acheter des livres pour la couverture (et parfois, de ne pas les lire). C’était tentant, mais bon.

    Et bien entendu, j’ai connu pas mal de gens à qui il ne viendrait pas à l’idée de lire un polar. Et d’autres, presque aussi nombreux, qui ne lisent que ça. D’autres encore, comme mon fils aîné, pour qui le livre est une extension du jeu vidéo, et qui peuvent s’enfiler des pavés d’heroïc fantasy dépassant allègrement le million de signes, mais qui sont incapables de lire autre chose.

    Marie passe dans le jardin avec son bol de café et le dernier titre d’Annie Ernaux. C’est son genre de lecture. Annie Ernaux.

    L’agitation dans la maison ne serait pas complète sans la présence de Steve Jobs, un chaton minuscule qui prend plaisir à me mordre dès l’aube, avec une énergie et une conviction étonnantes. Il lui arrive aussi de s’endormir sur mon ventre avec confiance. Il a tort. J’ai l’intention d’aller le perdre dans la campagne quand tout le monde aura le dos tourné.

    Et puis, bien sûr, il y a Zara.

    Donc nous attendons Stéphane, retour de Shanghai. C’est l’événement de la journée. Pour Marie, bien sûr, qui dort seule depuis dix jours, et pour ses enfants. Mais pour moi aussi, si vraiment il lit des polars. C’est peut-être comme ça que je vais trouver mon sujet, en conversant intelligemment avec ce garçon. Mine de rien, je commence à me sentir un peu fébrile, à force de ne pas trouver. Peut-être que je n’ai plus rien à raconter. Ce serait le bouquet. Je ne sais déjà pas faire grand-chose.

    Bien sûr, je ne suis pas aussi démuni qu’à certaines périodes de ma vie. Je me suis prouvé que je pouvais gagner pas mal d’argent, me sortir de situations compliquées, et élever des enfants, ce qui n’était pas gagné au départ. Mais je me trouve à nouveau à la croisée des chemins. Il est temps d’accomplir quelque chose.

    Zara a entrepris de lire mon bouquin. Ce n’est peut-être pas ce qui pouvait m’arriver de mieux. Elle le tient ouvert d’une main sur la table tout en mastiquant ses corn-flakes.

    - Je suis très choquée par les scènes de sexe, dit-elle comme je passe à portée de tir.

    Je préfère ne rien répondre. Je me sers une deuxième tasse de café et rejoins Marie dans le jardin. Tommy, épée laser en plastique à la main (la double, celle de Dark Maul) effectue un kata compliqué en poussant des cris gutturaux, un peu inquiétants. Enzo n’est nulle part en vue. Peut-être qu’ils se sont disputés ?

    À cet instant Daphnée franchit la grille d’entrée en poussant son vélo. Elle revient du marché. Je pense à nouveau à la rose trémière que Marie a sauvagement arrachée sans prendre l’avis de personne. Daphnée béquille son vélo, m’embrasse. Presque aussitôt, elle se recule.

    - Je peux savoir pourquoi tu fais cette tête ?

    - Quelle tête ?

    - Une drôle de tête. Depuis hier soir tu fais une drôle de tête.

    Je jette un coup d’œil à Marie. Elle est avec Annie Ernaux et ne nous prête aucune attention.

    - J’ai eu une vision.

    - Une vision.

    - Oui. Mais je ne sais pas quoi en penser. D’habitude, quand j’ai des visions…

    - D’habitude ? C’est une habitude, chez toi, d’avoir des visions ?

    - Non, je m’exprime mal.

    - On dirait bien.

    - Il m’est arrivé d’avoir… des moments de grâce. Comment expliquer ça ? Je te rassure, si c’est arrivé trois fois, c’est le maximum. Trois fois dans toute ma vie. D’un seul coup, tu as accès au Réel. Tu vois les choses telles qu’elles sont. Tu vois ce que je veux dire ?

    - Pas du tout.

    Devant mon air probablement consterné, elle éclate de rire. Puis elle me prend dans ses bras, ce qu’elle ne fait plus que très rarement.

    - C’est les vacances. Pas de prise de tête. D’accord ?

    La journée passe, chargée de l’arrivée imminente de Stéphane. Nous allons à la plage, pour changer. Marie est dévorée par le stress. Elle regarde Daphnée qui s’éloigne en direction de la mer, Enzo et Lou bondissant à ses côtés.

    - Elle s’est fait refaire les seins, ta nana.

    Toujours blanc comme un linge, couvert de crème solaire, Tommy traverse la plage en courant sur ses petites cannes de moineau, un seau rempli d’eau de mer dans chaque main. Il rejoint Zara qui s’est lancée dans l’édification d’un château de sable aux dimensions monstrueuses. J’entends ce que Marie vient de dire, avec un léger retard satellite. Je la regarde, surpris.

    - Pas à ma connaissance.

    - Arrête. Pas à moi. Et comment fait-elle pour garder le cul aussi haut ? A son âge ? Après deux grossesses ?

    - Quelque chose ne va pas, Marie ?

    Elle continue de regarder l’horizon, tirant sur sa cigarette électronique.

    - La vie de couple, c’est sans espoir.

    - La vie en général, non ?

    Nous quittons la plage en fin d’après-midi. Stéphane a récupéré sa voiture de location en gare de La Rochelle, il ne devrait donc pas tarder. À la maison, la tension est à son comble. C’est plus que je n’en puis supporter, en tout cas. Les enfants et même le chat ne sont plus tenables. Quant à Marie, qui est probablement responsable de cet état de panique générale, elle est défigurée par l’angoisse. Je décide d’aller faire un petit tour à vélo.

    Lorsque je reviens, Daphnée m’annonce que Stéphane est arrivé. Ils se sont enfermés dans la petite maison avec Marie et nous avons hérité de tous les enfants. L’atmosphère est paisible. On sent que tout le monde s’est calmé.

    Tommy vient me montrer le dessin sur lequel il travaille depuis une heure, chantonnant à mi-voix, prenant les feutres de couleur un par un et les rebouchant soigneusement après usage, ponctuant la soirée de petits cliquetis. Concentré sur sa création, totalement dans l’instant. Lui ne perd pas de temps à se demander quoi faire dans la vie.

    - Lui, c’est Plokoon. Et là, Yoda.

    - Oui, je l’avais reconnu.

    - À quoi ?

    - Ses grandes oreilles et la couleur verte.

    Il est content. J’ai bien interprété l’œuvre.

    - C’est pour toi.

    Daphnée a préparé l’apéritif : crevettes grises, crevettes roses, bulots, muscadet. Elle s’est changée en rentrant de la plage. Un short minuscule dévoilant ses jambes interminables, et les tétons dressés sous un débardeur de soie noire. Je dois décidément être quelqu’un de très tourmenté pour m’inventer tous ces problèmes.

    Encore un appel de Nadia, arrivé en mon absence. J’avais laissé traîner mon téléphone dans le fond d’une chaise longue. Comme d’habitude, elle n’a pas laissé de message. Steve Jobs me saute dessus et plante ses crocs et ses griffes dans mon bras.

    Nous prenons l’apéritif dans le jardin. Stéphane et Marie nous ont rejoints et la soirée passe agréablement, comme une soirée de vacances. Stéphane ressemble bien au souvenir que j’ai de lui. Grand, large d’épaules. La douceur de sa voix et de ses gestes contraste agréablement avec son physique d’équarrisseur.

    - C’est comment, Shanghai ?

    Il m’explique sans se faire prier, insistant sur le chaos qui règne dans les chaînes de production. J’écoute à moitié, j’ai hâte de pouvoir parler polar avec lui.

    - J’ai bien aimé ton bouquin, dit-il au bout d’un moment.

    - Marie m’a dit que tu lisais pas mal de polars ?

    Il me regarde en souriant, reste silencieux un moment.

    - Ça ne m’étonne pas d’elle. Non, je n’en lis pas, ou très peu. Je lis surtout de la science-fiction.

    - De la science-fiction.

    - Oui, de la science-fiction hard (il se met à parler dans une langue inconnue, jusqu’à ce que je comprenne qu’il est en train d’énumérer ses auteurs favoris, dont je n’ai jamais entendu parler).

    La science-fiction, je n’y connais rien. À plus forte raison la science-fiction hard.

    Lorsque je passe au rayon science-fiction, à la Fnac Italie ou ailleurs, je me sens un peu comme un intrus. Je regarde ces trucs qui tutoient couramment les huit cent pages, écrit serré, avec des couvertures qui ressemblent à une pochette de Pink Floyd, ces interminables et mystérieuses sagas que je n’aurai jamais le courage de lire, et je suis soulevé par une grande vague d’admiration pour les types qui trouvent le temps d’imaginer et d’écrire ces choses-là. Parfois un jeune homme me contourne, se saisit d’un des pavés, le soupèse, lit ou non la quatrième de couv, et part vers la caisse la plus proche avec sa prise. Souvent le jeune homme souffre de surcharge pondérale, il se déplace avec la grâce étrange et ralentie d’une créature d’une autre planète, soumise à une gravité plus importante que la nôtre. Pour lui aussi j’éprouve une grande admiration.

    Sur un écran à proximité immédiate, en tête de gondole, une pub pour une liseuse numérique passe en boucle : pour lire cet été, vous pouvez emporter plus de 3 000 titres dans votre sac à dos. Pendant ce temps, des fous furieux continuent d’écrire de la science-fiction sur du papier, et de jeunes cinglés la lisent religieusement en cornant les pages. C’est probablement ce que les anglo-saxons appellent la justice poétique. Même si, nous sommes bien d’accord, la fin est proche.

    Stéphane ne ressemble pas aux jeunes gens que je croise au rayon science-fiction. Je l’écoute me parler de ses auteurs préférés, et m’expliquer la stratégie étrange qu’il a mise au point lorsqu’il se lance dans la lecture d’une trilogie.

    - Je n’achète pas les trois tomes, parce qu’on ne sait jamais, peut-être que je ne vais pas accrocher. Mais si jamais je suis pris par le truc, un tome, ce n’est pas suffisant, ça va me laisser sur ma faim. Donc j’achète les deux premiers. Cela me laisse largement le temps de commander le troisième. Ou pas.

    Il parle d’une voix égale, avec un léger sourire. Aucun doute, en dépit de son calme apparent, il est fou à lier. Il faut être fou de toute façon pour convoler avec une femme comme Marie, qui arrache des roses trémières pour un oui ou pour un non. Et tout ça ne résout pas mon problème.

    Il fait grand beau ce matin, comme tous les matins depuis une semaine. Et ce matin encore, au lieu de me vautrer dans le premier transat venu, de bien écarter les doigts de pied et de profiter de la vie, je me torture à la recherche d’un sujet. En fait, ça m’empêche carrément de dormir, cette histoire. Ce qui explique que je sois le premier levé dans la baraque.

    Mon cerveau se met aussitôt en marche, mais en pure perte. Pour ne rien arranger, les enfants ne sont pas allés chercher le pain hier soir comme ils sont censés le faire. On ne leur demande pourtant pas la lune. En fait, c’est la seule chose qu’on leur demande, ça et mettre la table. Eh bien non. C’est encore trop, semble-t-il.

    La boulangerie est à un jet de pierre, cela dit. Et on réfléchit mieux en marchant. Poursuivi par Steve Jobs, je m’habille, passe dans le jardin, puis dans la ruelle, veillant à ce que cet imbécile de chat ne me suive pas jusque-là. Je prends par la piste cyclable, qui longe la mer. Je ne croise pas grand monde à cette heure excessivement matinale. Dans l’ensemble des gens plus âgés que moi. Ça existe.

    Est-ce que la vie de couple est sans espoir ?

    Peut-être. Mais ce n’est pas un sujet. Ce n’est pas un sujet pour moi, en tout cas.

    La boulangère m’accueille en souriant aux anges. Je connais mon texte par cœur :

    - Deux du pêcheur. Merci.

    La baguette du pêcheur. Spécialité locale. Je note mentalement qu’il faut que j’apprenne à me servir de ces petits trucs qui font vrai, pour mon prochain bouquin.

    Je passe par la maison de la presse, qui fait aussi tabac, à moins que ce ne soit le contraire. L’objectif reste le même : prendre des clopes, feuilleter les magazines. J’en profite pour jeter un coup d’œil aux livres. Très instructif. C’est ici qu’on trouve ce que lisent les gens qui ne lisent pas. Gaston Leroux aurait souligné cette phrase merveilleuse d’un de ces italiques retentissants qu’il affectionnait : ce que lisent les gens qui ne lisent pas.

    Les tendances lourdes du marché sont bien visibles : feel good books (en légère perte de vitesse, peut-être que les gens en ont assez de se sentir bien) chick-lit plus ou moins évoluée, et les polars de l’été. Je dois me rendre à l’évidence : si je ne suis pas doué pour écrire des polars, j’ai encore moins de dispositions naturelles pour les autres catégories à succès. Je suis incapable d’accoucher d’un truc qui pourrait s’appeler, au hasard, la plus belle façon d’être heureux. Et je le regrette bien.

    Bon, le polar de l’été. C’est bien joli, mais il me faut un sujet. Rien de plus facile. C’est quoi, le problème?

    Le problème, c’est qu’il y a des gens qui sont doués pour écrire ce genre de littérature, et ce n’est pas mon cas. Il y faut une grande rigueur d’esprit qui me fait défaut. Et un travail de recherche qui est loin d’être négligeable. En ce qui me concerne, le travail de recherche prendrait des proportions homériques, parce que je suis plus désinformé que la plupart de mes concitoyens. Quand d’aventure j’apprends ce qui se passe dans le monde, c’est par l’intermédiaire des gens qui vivent avec moi. Je ne regarde pas les infos, les considérant comme un objet de consommation déprimant, et qui inhibe ma faculté d’agir plus qu’elle ne la stimule. De ce côté-là, d’ailleurs, les plus surinformés de mes contemporains sont comme moi. Que nous reste-t-il ? Le droit de vote. Mais nous savons tous pour qui nous allons voter, et je ne vois pas trop quelle information va nous faire changer d’avis.

    Imaginons qu’un flic arrive sur une scène de crime, comment se comporte-t-il ? Comme les flics dans les séries télé ? Pas très intéressant, tout ça. Et toutes ces nouvelles technologies qui nous encombrent, et dont je sais à peine me servir, comment les intégrer intelligemment à un scénario ?

    Paul Terreneuve devait avoir la vie plus facile, à l’époque.

    Je n’ai lu Pas de vacances pour les durs qu’une seule fois, et j’en ai un souvenir assez vague. Je ne suis même pas sûr de l’avoir terminé.

    L’intrigue, si l’on peut parler d’intrigue, est minimale. Le héros court après un mystérieux « colis » censé représenter des mille et des cents, qui bien sûr n’est qu’un prétexte. C’est le tout début de l’été sur la côte, le héros passe son temps à boire des coups en terrasse. Il y a très vite des filles en bikini qui interviennent dans l’intrigue.

    Il y a des livres qu’on dévore, et des livres qu’on a du mal à finir. Ce n’est pas forcément les premiers qu’on préfère, d’ailleurs. Il y a des récompenses secrètes et tardives à certaines lectures arides. En tout cas, le bouquin de Terreneuve se situait quelque part entre les deux. Je l’ai lu paresseusement, perdant parfois l’intrigue de vue, ce qui me semblait également le cas de l’auteur. On avait très nettement l’impression qu’il s’arrêtait en terrasse en même temps que son héros. Par ailleurs il ne s’y passait pas grand-chose, les scènes entre le héros et les méchants étaient assez répétitives, ainsi que celles avec les personnages féminins, et ne menaient finalement nulle part.

    À nouveau, je vois le livre dans la petite bibliothèque à vitrine de mon père. Sa couverture simple et joyeuse. Je ne sais pas pourquoi cette image du passé revient avec une telle insistance. Plus étrange encore, je ressens une certaine excitation. Comme s’il allait se passer quelque chose d’important.

    Mon portable vibre dans la poche de mon jean. Encore un texto de Nadia. Appelle-moi. Ni bonjour ni rien. Qu’est-ce qu’elle veut ? C’est peut-être le moment idéal. Je suis tranquille, en pleine nature. Si on doit s’engueuler, ce qui est presque inévitable, c’est mieux ici qu’à la maison devant les enfants. Mais je n’ai pas l’énergie. La dernière fois qu’on s’est vus, j’ai cru que j’allais l’étrangler. Je remets le portable dans ma poche.

    C’est absurde. C’est Nadia qui m’a fait découvrir l’île de Ré. J’ai encore une photo d’elle quelque part, que j’ai dû prendre à deux pas d’ici, avec mon vieux Canon argentique. Elle avait une robe bleue, et des yeux bleus.

    C’est absurde.

    Après le déjeuner, nous décidons qu’il n’y aura pas de plage, aujourd’hui. Trop de vent. Daphnée et moi en profitons pour nous réfugier dans la chambre, à l’abri des enfants. Marie et Stéphane font probablement la même chose de leur côté. Divers échos de disputes nous arrivent en provenance du jardin, mais il semble que Zara parvienne à chaque fois à y mettre bon ordre.

    Daphnée a commencé à se déshabiller mais elle s’est arrêtée en route. Je la surprends à déchiffrer la quatrième de couv de je ne sais quel blockbuster, en soutien-gorge de dentelle noire, ses Spring Court encore aux pieds. Plutôt sexy, mais ce n’est pas une raison pour tolérer n’importe quoi. Je lui arrache le livre des mains et la fais mettre en position, à quatre pattes sur le lit les fesses bien écartées, qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur ce que nous allons faire cet après-midi.

    - C’est si gentiment demandé, murmure-t-elle, la tête dans l’oreiller.

    Vers cinq heures je croise Marie en allant chercher une bière dans le frigo. Elle est en train de recharger sa cigarette électronique, assise toute seule à la grande table. Comme je m’apprête à regagner la chambre avec ma prise, elle m’arrête :

    - Tu es bizarre, toi, sexuellement ?

    - Bizarre ?

    - Tu veux tout le temps des trucs et des machins ?

    - À mon âge ? Un peu moins qu’avant. Je peux supporter beaucoup de normalité.

    Elle ne m’écoute absolument pas.

    - J’aurais dû m’en douter. Avec ses polars.

    - C’est de la science-fiction.

    - On s’en fout.

    Je me détourne à nouveau, pose un pied sur la première marche de l’escalier. Elle dit encore :

    - C’est curieux, la vie. Tu fais toutes ces choses, tu en attends le bonheur, ou un truc comme ça. Les enfants.

    - Oui, pourquoi pas ?

    - Nous allons mourir.

    - Pardon ?

    - J’ai compris que nous allons mourir.

    Elle se met à pleurer, tout d’un coup. Deux larmes soudaines et silencieuses qui dévalent le long de ses joues.

    J’hésite sur la conduite à tenir. La prendre dans mes bras, ce genre de chose. Avant que j’aie le temps le prendre une décision, elle se lève et disparaît dans le jardin.

    L’après-midi s’achève sans autre incident notable. Le vent est tombé. Je pourrais peut-être me faire un verre. Mais peut-être aussi qu’il y a mieux à faire. Il est encore tôt.

    - Un petit tour de vélo avec moi ?

    Daphnée est en train de lire dans le jardin. Le dernier Jo Nesbo. Encore un de ces trucs venus du nord qui cartonnent. Elle tourne la tête vers moi, sourit mystérieusement (mystérieusement à cause des Ray-ban).

    - Non, je ne crois pas. Je suis dans mon livre.

    - OK, tu es dans ton livre. Restes-y.

    Quand la femme que vous aimez montre qu’elle se suffit à elle-même, il n’y a malheureusement rien à faire. Pleurer, peut-être, en pensant à cette époque pas si lointaine que ça où vous aviez encore du sex-appeal, zéro pivot dans les dents et des cheveux de couleur uniforme.

    Je n’obtiens pas davantage de succès avec les légumes que nous continuons à considérer comme nos enfants. Entassés dans leur minuscule chambrette dans des positions réprouvées par tous les ostéopathes du monde, leurs yeux vides rivés à différents terminaux dont la taille diminue étrangement avec l’âge, leurs neurones absorbés par le réseau avant d’être parvenus à maturité biologique, ils n’émettent même pas un son en réponse à ma proposition. Ils doivent penser que je plaisante.

    Ils sont fous. L’heure est magique. La température est devenue supportable et la lumière rasante transfigure le paysage. Ma tête se vide de mauvaises choses et mon cœur s’emplit de silence. La piste que j’emprunte avance entre deux plans d’eau étales, orange et noir. Je croise un héron, m’arrête pour l’observer. Il déploie ses ailes et quitte la surface presque sans bruit. Je pense à tous les écrivains japonais que j’admire, Kawabata en tête. Il y a longtemps que je n’ai pas pris de vacances tout seul, maintenant que j’y pense.

    Je remonte en selle et mets le cap sur les Portes. Je décide de m’autoriser une bière en terrasse, pour profiter jusqu’au bout de cette bienheureuse solitude.

    Je trouve un anneau où attacher le vélo et me dirige vers les cafés du centre. Les rues sont bondées. Ce n’est pas désagréable. Je suis dans un de ces moments rares où l’existence me semble non seulement supportable, mais carrément agréable. Un de ces moments où votre âme s’ouvre, prête à accueillir le bon et le mauvais avec une égalité d’humeur presque impersonnelle. Mon ego, dans ces moments-là, moments rares que je savoure, est comme un molosse assoupi dans un coin, inoffensif. Je n’écrirai jamais le polar de l’été, mais après tout, même cette modeste ambition est dénuée d’importance. Les cimetières sont pleins d’auteurs à succès, de lecteurs invétérés, de criminels de guerre et d’admirables philanthropes. Et tout ici bas est vanité, si ce n’est la douceur de l’air et les couleurs du couchant.

    Et puis, je n’ai pas d’idée.

  • Luc Chomarat - Le Polar de l’été - Trailer

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