Priscille Cuche
Le nazi de ma famille
Enquête sur un SS français
Un nazi dans sa famille : c’est la découverte que fait Priscille Cuche en exhumant, des tréfonds d’une maison familiale, des documents sans équivoque. Qu’est-il advenu du docteur Philippe Joubert, mort en Allemagne sur le front russe en 1945 ? Comment ce jeune Français a-t-il cédé aux sirènes du nazisme, au point d’aller mourir sous sa bannière ? Il lui faudra se confronter dans sa famille au déni de ce passé dérangeant. Accepter de suivre les traces de cet ancêtre, jusqu’à côtoyer l’extrême droite contemporaine. De lecture en discussion, des pistes se dessinent, des soupçons s’avèrent. Il s’agit de comprendre le parcours de Philippe Joubert, tant géographique qu’idéologique. Et de trancher : est-ce une foi ignorante et désinformée, prétexte idéal à la Collaboration, ou un intellectualisme poussé et assumé qui a fait de lui un SS ? Enquête historique, politique et familiale, Le nazi de ma famille exhume une France collaborationniste et nous met face à l’évidence : le nazisme a trouvé dans notre pays des récepteurs convaincus, quoi qu’en disent les polémiques récentes sur le rôle de Pétain. Un témoignage douloureux, mais nécessaire.
- Née en 1972, après un parcours en Lettres supérieures, Priscille Cuche entre à l’école de la comédie de Saint-Étienne et se consacre au théâtre. En 2017, elle se tourne vers le métier de professeure. Depuis, elle enseigne en lycée professionnel.
- Revue de presseLe nazi de ma famille est un livre à lire et à méditer. D’urgence.
Retrouvez ici l’intégralité de cette chroniqueUne plongée au cœur du nazisme et de la pensée d’extrême droite dans un livre à la langue remarquable.Le livre éclaire finement un pitoyable destin et un type de bourgeoisie finalement peu honteuse du passé qu’elle dissimule.Ce livre qui vacille entre mémoire et histoire est une puissante enquête sur un secret de famille.Le nazi de ma famille est le fruit d’une enquête minutieuse menée par Priscille Cuche qui va découvrir que la fascination de son ancêtre pour l’idéologie hitlérienne et le modèle allemand ne devait rien au hasard. - téléchargez l’extrait
Toussaint 2013. Avec une bande d’amis, nous nous retrouvons dans une ferme de la famille, près de Luc-en-Diois, au bord de la vallée de la Drôme, cernée des prodigieuses falaises du Vercors. C’est la fin de l’après-midi. Il fait presque nuit, et froid. Je cherche quelque chose à lire. J’ouvre les lourdes portes en chêne de la bibliothèque murale du salon. Traînent là sur les planches de bois des polars et des romans de gare, des vieilles BD et des livres pour enfants. Je n’arrive pas à voir les titres en hauteur, au dernier étage de la bibliothèque. Je prends une chaise dans la cuisine. Je monte sur la chaise. Je trouve quelques classiques et des auteurs inconnus. En tirant quelques livres aux titres devenus illisibles, je remarque, à moitié obstruée par le linteau de chêne de la bibliothèque, une deuxième rangée de bouquins encore plus anciens et poussiéreux. Cet agencement, deux strates géologiques, réveille en moi un plaisir enfantin, une vocation enfouie. Les livres ont été laissés tels quels au fond de la bibliothèque, recouverts au fil des années par d’autres.
Je frémis en déchiffrant, un à un, chacun des titres que je sors du fond de la bibliothèque, Les sept couleurs, En ce temps-là, Suzanne et le taudis, Le mensonge d’Ulysse… J’ai entendu parler de leurs auteurs : Robert Brasillach, Pierre-Antoine Cousteau, Maurice Bardèche, Paul Rassinier, écrivains de la Collaboration, ou négationnistes des années 50. Il y a aussi des plaidoyers pour Pétain, des livres des années 30 sur la politique internationale dénonçant la décadence européenne. À qui appartiennent ces livres ?
Et là, je fais le lien. Nous sommes à table. J’ai 17 ans. Toute la famille est réunie. Mon père nous raconte des histoires de la famille – les pères évoquent souvent à demi-mots des récits que les enfants écoutent sans vouloir les comprendre. Mon père nous parle d’une armée sur le front russe, la division Charlemagne. Ça doit dater, cette armée, vu son nom. J’imagine que c’est une armée lors de la campagne de Russie, au temps de Napoléon. C’est loin. Je ne fais pas attention. Mon père parle d’un cousin de la famille mort là-bas, dans la division Charlemagne. Ça ne m’intéresse pas vraiment. Mon père raconte encore que ce cousin est allé combattre les communistes sur le front russe. Je comprends que la division Charlemagne ne peut pas, donc, être rattachée à l’armée napoléonienne ; c’est forcément une histoire du xxe siècle. J’écoute d’une oreille distraite. J’interprète sans poser de questions : je situe maintenant cette histoire après 1945, pendant la guerre froide ; le cousin a sûrement tenu la frontière contre le bloc communiste du côté des Américains. Ça ne m’intéresse pas. Je ne comprends toujours pas que la division Charlemagne soit une armée SS. Mon père ne le dit pas explicitement. Après le repas, je feuillette des albums photos. Je vois le visage de Philippe Joubert, le cousin mort sur le front Russe dans la division Charlemagne.
C’est en ouvrant la bibliothèque de cette ferme du Diois que j’ai commencé à comprendre. Il m’en a fallu du temps. Je dois maintenant ressusciter ce jeune homme, Philippe Joubert. La distance entre lui et moi, dénuée d’affect, va me permettre de convoquer sa mémoire sans trop de risque. Je suis une fille de la fin du xxe siècle ; je suis une fille de la Ve République et de l’Europe, épargnée par les totalitarismes. Le passé n’a plus d’incidence.
Éduquée fille avec le goût pour les portes verrouillées et interdites d’accès, attirée par l’absence de traces, car elles permettent de laisser librement l’imaginaire en cavale aussi puissamment qu’un cheval au galop, et courant le risque d’être désarçonnée et ridiculisée, je démarrai donc une enquête : j’avais un récit à ressusciter, moi qui appartenais jusqu’alors au temps morne de la fin des idéologies.
Personne ne comprenait pourquoi je m’intéressais à cette histoire : elle ne concernait pas ma génération. Cependant, la présence d’un nazi français dans la famille irradiait une vérité qu’il fallait découvrir ; cela faisait peur d’approcher de trop près cette vérité… Qu’est-ce que cette présence allait raconter de moi, de nous ?
Peu à peu, je me suis mise à avoir mal au cœur en me penchant sur le passé. Cette histoire entachait ma famille de honte, sans parler de la douleur que représentait la disparition d’un fils honni. Mais il fallait avancer. J’avais peu d’éléments. Je ne pouvais rien lâcher avant d’avoir compris. J’ai fait des recherches pendant deux ans. J’ai fouillé partout, cherché des témoins, trouvé des archives. Et forcément, je me suis rapprochée du temps présent. Cette enquête m’a menée à l’extrême droite du xxie siècle. Je n’étais pas assez armée pour l’affronter. J’ai alors tout abandonné, car j’ai eu peur. La réalisation d’un documentaire radio a ravivé mon courage, pour retracer ce parcours anonyme et exemplaire, celui d’un jeune nazi français, un jeune homme au destin… si commun.
Un court poème de Bonnefoy me revient et pourrait servir d’exergue à ce récit si j’en étais le personnage principal : « Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte / Que faire d’une lampe, il pleut, le jour se lève. » Comme dans ces vers, j’ai ouvert la porte avec entre les mains quelques archives et des livres sur la collaboration française, en me croyant dans la nuit, alors que le jour était déjà là et qu’il fallait maintenant faire face à ce présent pluvieux, avec Zemmour, le RN, et le reste des héritiers de cette histoire française.
Un jeune Français de bonne famille nommé Philippe Joubert disparaît dans les plaines froides de Poméranie aux premiers jours de mars 1945, alors qu’il combat sous l’uniforme SS dans la division Charlemagne. C’est un jeune homme de 27 ans, il a tout juste l’âge auquel s’épanouissent et se brisent les idéaux.
Je devrais m’intéresser à des héritages plus glorieux, rêver de mythologies plus héroïques pour construire des récits plus inspirants, n’est-ce pas ? Pourquoi plonger dans les eaux sombres de la mémoire, et non me contenter de sauver du passé ce qui pourrait servir de socle et d’horizon positif ?
Constituée dans la déroute de l’automne 1944 alors que le gouvernement de Vichy est en exil à Sigmaringen, composée de plus de 7 500 Français qui avaient prêté serment à Hitler, la division Charlemagne sera décimée en à peine trois mois, face aux Russes.
Je n’avais pas d’attirance pour l’idéologie nazie, ni le goût préalable de l’artillerie et des récits de bataille. Me pencher sur la pensée nationale-socialiste dans sa forme la plus extrême, la collaboration armée, était somme toute rebutant. Fouiller ce passé allait peut-être m’entraîner sur une pente glissante, qui finirait par créer en moi une admiration pour le nazisme, qui sait ? Je risquais de me compromettre en m’approchant trop près de ce jeune homme. En recomposant son passé, j’allais justifier ses choix, peut-être même l’absoudre ? Finalement, il ne méritait que l’oubli. Pourquoi ne pas passer mon chemin ? Il valait mieux faire table rase, désencombrer le passé de toutes ses tares, et le monde serait ré-enchanté.
Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penser à lui, sous le joug d’une espèce de nécessité morale. Il m’obsédait, car son histoire trop longtemps tenue secrète irradiait le présent de ses sombres rayons.
Issu d’une famille de notables protestants du sud de la France, rien ne semblait prédisposer Philippe Joubert à cette destinée. Mais il fut traversé par son époque. Jeune étudiant en médecine à Montpellier, il fut mobilisé en 1939, car il avait eu le malheur de naître en 1918. Il venait d’avoir vingt et un ans et dut alors interrompre ses études. Il rejoignit le front et, très vite, fut fait prisonnier. Jusque-là, il connut le même sort que les quelques millions de mobilisés, sonnés par la guerre-éclair. Libéré en tant que personnel sanitaire en février 1941 dans le cadre des accords conclus entre Vichy et Berlin sur le sort des prisonniers, il rentra alors à Montpellier pour reprendre l’université. En octobre 1942, le voilà qui s’engage dans une organisation ralliée officiellement à la Révolution nationale de Vichy, le Service d’ordre légionnaire (SOL), organisation créée par Joseph Darnand quelques mois plus tôt, à Nice. Philippe Joubert est ensuite versé dans la Milice. À la Libération, après sa fuite avec les troupes collaborationnistes vers l’Allemagne, il combat les Russes avec l’uniforme SS. Il est tué, son corps disparaît dans un bois sous la neige en Poméranie. Fin de l’histoire.
Un jour, V., une voisine réalisatrice, croisée dans la rue par hasard, me propose de rencontrer un historien américain qui vit pas loin, dans son village. Il s’appelle Robert Paxton. Ah oui, ce nom me dit quelque chose… Je ne vois pas bien l’intérêt d’aller embêter un historien avec ce petit récit personnel. Il habite juste à côté de chez elle, c’est son voisin, insiste mon amie, en me donnant un numéro de téléphone. Elle m’encourage à le contacter.
Je renonce dans un premier temps à appeler lorsque je prends conscience, honteuse, de la renommée de Robert Paxton. L’auteur de La France de Vichy transforma le regard que notre pays portait sur la Collaboration en montrant que le gouvernement de Pétain n’avait pas servi de bouclier contre le nazisme – c’était la thèse qui avait circulé pendant l’Occupation et qui fut défendue par l’écrivain Robert Aron – mais qu’au contraire, la France avait mené une politique de collaboration active avec son projet de « Révolution nationale » calquée sur le modèle Allemand. Le gouvernement français avait multiplié les signes d’allégeance à Hitler, devançant parfois la politique nazie, en particulier à l’égard des juifs. Jusqu’à la thèse de Paxton, certains historiens français, par souci de réconciliation nationale ou par omission, minimisèrent le rôle de Vichy pendant la guerre en soutenant la théorie suivante : le gouvernement avait été contraint de jouer un double-jeu dans un seul but, épargner les Français des conséquences de l’occupation nazie. L’ouverture progressive de l’ensemble des archives de la Seconde Guerre mondiale à partir de 1979 conforta encore la thèse de Paxton, avec des éléments qui prouvaient que l’État français avait appliqué avec zèle la politique nazie lors de la promulgation des lois antisémites de 1940 et 1941, et au moment de la rafle du Vél’ d’Hiv’ à l’été 1942. La « révolution paxtonienne » qui révélait le rôle actif de Vichy dans la Shoah mettait également au jour l’indifférence complice des Français.
Comment se fait-il que Robert Paxton vive à quelques kilomètres de chez moi, dans ce coin perdu des collines du sud de la Bourgogne ? Impressionnée par sa célébrité, je n’ose pas le contacter : je ne me sens pas légitime avec ma petite histoire de nazi ; je suis juste une débutante, sans arme ni bagage devant l’aura qui entoure ce chercheur au sein de l’historiographie française. Mais portée par mon ingénuité, et encouragée par la proximité géographique, je me décide un jour à l’appeler.
Je parviens donc au seuil d’une maison de campagne isolée et difficile d’accès. Le vieil homme aux cheveux blancs qui me reçoit est accueillant. Il est très beau, a un regard bleu pensif, qui lui donne un air préoccupé. Je suis dans mes petits souliers. J’ai préparé quelques questions, mais je n’ai pas grand-chose à proposer à cet éminent historien que j’ai la sensation d’ennuyer un peu ; il a sûrement accepté de me recevoir par égard pour mon amie, poussé par la curiosité peut-être. Mes questions ne sont pas très élaborées ; je ressens subitement une grande honte à cause du contenu d’un article lu quelques jours auparavant, ironisant sur l’égocentrisme des récits personnels sans aucun intérêt historique.
Robert Paxton reste poli. Il semble compatir en observant avec un léger sourire mon ignarerie. Sa réaction devant les quelques documents que je lui présente me fait comprendre que Philippe Joubert est un représentant de la minorité « dure » de la collaboration. Robert Paxton lit quelques lettres et regarde quelques photos sans oser me congédier. Il semble étonné qu’un jeune homme issu d’une famille protestante française ait choisi d’aller défendre Hitler avec l’uniforme SS. Il éprouve de la commisération pour mon dénuement. Si, en effet, me dit-il, je n’ai pas de documents supplémentaires ou de correspondances, il est peu probable que j’arrive à tirer quoi que ce soit d’intéressant de cette histoire. Tout ce que je possède est trop maigre pour bénéficier d’un quelconque attrait. Je n’ose pas lui avouer que ce n’est pas tout à fait un travail historique que je souhaite faire, que je ne sais pas exactement ce que je cherche. Je voudrais juste comprendre le vertige qui me prend chaque fois que je pense à cette histoire. Je voudrais comprendre ce qui a mené ce jeune homme au nazisme, car tout le monde a l’air d’avoir oublié son histoire dans ma famille. Comment un Français peut-il avoir fait le choix de rentrer dans la SS ? Philippe Joubert était fils unique, il était mort sans avoir eu d’enfant, il n’y avait donc plus personne pour comprendre son parcours, l’intégrer – ou le désintégrer. Il fallait bien que quelqu’un comprenne ! Et puis, quoi ? Un nazi dans ma famille ? C’est comme si j’avais une faute à me faire pardonner. Peut-être était-ce une curiosité malsaine, ou bien une sincère volonté de comprendre ? Ou encore une manière d’échapper au présent ?
Je sens bien que toutes les questions que je me pose semblent niaises aux yeux de Robert Paxton.
Je le quittai, dépitée, mais j’avais la confirmation que cette histoire n’était pas anodine, contrairement à la version de mon père dont la propension à minimiser tout évènement gênant l’avait conduit à m’assurer que Philippe Joubert n’y connaissait rien, au nazisme, qu’il s’était engagé uniquement pour se battre contre les Russes qui voulaient imposer le communisme en Europe. J’étais un peu sonnée d’avoir été jusque-là si crédule. J’avais besoin en l’occurrence d’une consolation pour supporter mon sentiment d’humiliation face à Robert Paxton : j’allais pouvoir m’exclamer fièrement dès que l’occasion se présenterait : « Le parcours de Philippe Joubert, c’est du lourd ! » ; j’allais pouvoir parader en famille, détenant l’exclusivité de cette histoire, dont l’aspect sinistre était confirmé par un historien prestigieux.
Sur le chemin du retour, je me sentis tout à coup soulagée d’appartenir à cette époque morne et sans alternative, n’opposant à tout idéalisme politique que le caractère gris, uniforme, despotique, de la démocratie. Je me mis à penser à Tocqueville qui, il y a 200 ans, décrivit dans un chapitre visionnaire les dérives de la démocratie américaine naissante. Je comprenais le sentiment d’impuissance et de tristesse provoqué par l’individualisme, le consumérisme, et la tyrannie de la majorité, capable de conduire à appeler de ses vœux un régime fort, à souhaiter un changement politique radical, guidé par « la nostalgie d’un monde enfin grave, d’un temps moral, d’un temps de valeur ». Pour ma part, j’étais amenée à préférer carrément la faiblesse et la fadeur de la démocratie.
Pour éloigner la honte que j’éprouvais, de m’être présentée ainsi chez cet historien américain réputé avec un petit carton minable d’indices disparates sur Philippe Joubert, je contemplai le paysage vallonné traversé de petites routes de campagne paisibles, renvoyée à mon ignorance, contrainte de me contenter de la satisfaction d’avoir échappé à cette époque, reléguée à jouir modestement de cette modernité confortable. J’étais presque sûre à cet instant que j’aurais fait partie des 80 % d’attentistes soumis aux aléas de l’Occupation qui attendaient que le vent tourne, en cultivant leur jardin ; qui sait ?
Je me fustigeai alors secrètement avec les maximes de cet autre historien, Henry Rousso, spécialiste de la seconde guerre, qui ferait office à mes yeux de figure tutélaire tout au long de cette quête (et qui viendrait à chaque fois me tourmenter pour me rappeler la bêtise de mes approximations et de mes anachronismes) : « L’obsession du passé, de ce passé-là, n’est qu’un substitut aux urgences du présent. Ou, pis encore, un refus de l’avenir. »
Dans le cercle familial ou entre amis, mes allusions à l’engagement de Philippe Joubert dans la division Charlemagne laissaient planer un certain malaise.
Le sujet tombait la plupart du temps à plat, frappé d’incongruité, en particulier pendant les repas de famille, comme si cette histoire ne méritait pas qu’on s’y attarde. Par excès de vanité, je supposais avoir entre les mains enfin un sujet explosif qui allait assouvir enfin ma soif de provocation et mon goût de la polémique ; ça faisait plutôt l’effet d’un pétard mouillé ou d’un galet dans une flaque d’eau boueuse. Ça pouvait aussi susciter la curiosité de ceux de mes amis qui pensaient jusqu’alors que les nazis n’existaient qu’en Allemagne, pauvres naïfs comme moi ayant été nourris à la mamelle résistancialiste. Je savourais alors que mon enquête soit au centre des conversations, me délectant des exclamations (« Oh, incroyable ! », « Comme c’est intéressant ! ») qui me berçaient dans l’illusion que j’étais pendant un instant la vraie héroïne de cette histoire. Mais ce sujet de conversation finissait toujours par se tarir, ce n’était pas si héroïque, tout de même, d’avoir un nazi en héritage.
Bref, que ce souvenir soit maudit, évacué d’un revers de main, ou m’octroie quelques instants de crânerie, son évocation jetait un trouble, au point de rendre mes intentions quasi suspectes. Cela me mettait mal à l’aise. Je me posais la question de l’intérêt que je portais à cette histoire. Une fille d’émigrés espagnols, croisée un soir chez des amis qui m’hébergeaient, à qui je racontais rapidement cette histoire, me lança avec suspicion, après m’avoir écoutée en silence : « Moi aussi, j’ai des franquistes dans ma famille, et pourtant, leur histoire ne m’intéresse pas ! Pourquoi, toi, ça t’intéresse ? » Je m’étais sentie humiliée, j’étais coupable d’honorer un salaud. Je n’avais rien répondu. Seule dans ma chambre, je fus prise de remords car, oui, je gaspillais ma vie à parler d’un nazi, et en parler revenait à le célébrer.
Aujourd’hui, avec le recul, j’aurais répondu avec cette repartie entendue à la radio à propos de Berlusconi, d’un chanteur italien dont je ne me rappelle plus le nom : « Je ne redoute pas tant Berlusconi en soi, que Berlusconi en moi. » Cette phrase aurait fait mouche, j’en suis sûre, il aurait suffi de remplacer le nom de l’ex-chef d’état italien par le mot « nazisme ».
Je construisis ainsi ma défense. Je défiais en outre quiconque, à la recherche d’obscurs cousins, de ne pas découvrir un ou plusieurs spécimens collaborationnistes durant cette période. Je rétorquais à tout venant : « Il y en a eu dans toutes les familles, puisqu’environ un dixième des Français avait participé activement à la Collaboration ! » J’essayais de me rassurer en distribuant à chacun une part de l’héritage.
Mon intérêt était également sujet à caution puisqu’il n’empruntait pas le chemin d’une réelle rigueur scientifique ; je portais des jugements de valeur, je faisais des anachronismes, des analogies confuses ; bref, je jouais sur tous les tableaux. Je craignais d’être prise de remords à l’idée de participer ainsi à la survivance de perceptions historiques floues et périmées à propos de cette période. Je risquais aussi de légitimer les tentations révisionnistes avec cette posture relativiste. J’imaginais mon mentor, l’historien Henry Rousso, me considérer avec réprobation en me fustigeant de ces mots : « L’absence totale de respect à l’égard de la vérité et de la véracité historique est toujours, en la matière, un insigne service rendu aux négationnistes de tous genres » ; il m’apparaissait donc parfois impérieux – ça avait l’allure d’un cas de conscience – de changer d’axe pour me lancer enfin dans un travail historique afin d’éviter toutes sortes de dérives. Certes, mais je souhaitais aussi témoigner du processus de la quête et du mouvement vers la vérité, ce qui, il faut l’avouer, n’était pas une posture très confortable. Je voulais rendre compte des émotions devant le dévoilement des secrets, et des modifications de la perception qu’entraînait la fin du déni ; je voulais déconstruire le roman familial.
Je dois avouer mon ignorance : j’avais toujours entendu parler de l’histoire d’un proche cousin de ma grand-mère Magdeleine engagé dans la division Charlemagne, mort près de la Russie à la fin de la guerre, mais je ne savais pas ce qu’était la division Charlemagne. C’était forcément une armée de libération qui avait combattu avec les Russes pour vider les nazis d’Europe, me disais-je, contresens renforcé par le fait que cela ne semblait choquer personne à table quand mon père racontait l’anecdote.
A posteriori, outre que cela ne correspondait pas aux représentations que je me faisais de la période, je crois qu’il me semblait répugnant de m’intéresser à des Français qui s’étaient engagés du côté de la Waffen-SS ; ces derniers m’apparaissaient comme des combattants en perdition, forcément poussés par une forme d’aveuglement stupide. De fait, les recherches sur la Résistance et la déportation avaient un intérêt mémoriel plus honorable.
J’excusais ma méconnaissance de cet épisode en le mettant sur le compte d’une forme d’oubli nécessaire ; l’oubli n’était pas forcément un ennemi ; l’amnésie était parfois indispensable pour surmonter les tragédies et continuer à vivre. J’avais conscience que notre mémoire historique était structurée par la mise à l’écart de certains éléments, eux-mêmes déterminés par les préoccupations de chaque époque. Ça semblait évident. Par exemple, dans les années 50, on s’était approprié la mémoire de la période du nazisme selon la figure du héros résistant, et dans les années 70, à partir des victimes du génocide juif au moment où le mythe résistancialiste vola alors en éclat avec la mise en lumière de la France « collabo ».
Cet ordonnancement du passé, structuré par l’oubli, donnait des grilles d’interprétation sans reléguer forcément le reste de la mémoire dans les limbes du déni. Il s’agissait peut-être seulement d’une « mémoire faible » selon l’expression de Denis Peschanski, et cela excusait la négligence. Personne n’occultait réellement les faits, ni ne les rejetait volontairement : ce n’était simplement pas le temps de s’intéresser à Philippe Joubert.
Le moment était peut-être venu, alors que deux générations étaient passées et que Magdeleine s’était éteinte en nous laissant à disposition toutes ses archives, de s’approprier la « mémoire d’un vaincu ».
Je lisais alors de nombreux livres sur le nazisme et sur la Shoah, je ne savais pas pourquoi. J’étais obnubilée par l’extermination des Juifs d’Europe, au point de penser posséder des ascendances juives, me sentant appartenir sentimentalement, intellectuellement et intimement à cette culture, comme un miroir inversé, comme une réponse en réparation de l’infamie. Dans la culture protestante, de nombreux aïeuls portaient des prénoms de l’ancien testament. J’avais cru y voir le signe – encore mes élucubrations fantaisistes – que ma famille s’était à une époque convertie de gré ou de force au protestantisme. Bien sûr, cela ne tenait pas debout. Il était très courant que les protestants portent des prénoms bibliques et ç’eût été incongru que des Juifs se convertissent au protestantisme plutôt qu’au catholicisme.
Que Philippe Joubert fût issu de la petite bourgeoisie provinciale sans idéologie, protégé par son « innocence départementale », devenait le centre du débat dès que nous abordions le sujet avec mon père dont les efforts pour amenuiser la responsabilité de ce membre de notre famille ne se démontait pas devant mes objections. Philippe Joubert était, selon mon père, une victime de la « grande Histoire » qui l’avait condamné injustement. Il revenait avec un air docte sur le parcours certes peu commun de Philippe Joubert en toute occasion, comme s’il reprenait sans transition la conversation interrompue la fois précédente, et le prenait pour exemple chaque fois qu’était abordée cette question franco-française :
« Tous les Français n’étaient pas des salauds, c’est plus compliqué que ça ! Il faut que tu comprennes une chose : c’était la guerre, et les communications fonctionnaient mal. Les gens n’avaient aucune information sur ce qui se passait. Imagine les familles ordinaires du fin fond de l’Ardèche ou de la Drôme dont les enfants avaient été faits prisonniers en Allemagne ! Elles avaient enfin des nouvelles d’eux grâce à la signature de l’armistice de 40. La population était pétainiste par pragmatisme : faire libérer les prisonniers, faire cesser la guerre. Aucune idéologie là-dedans. Si l’histoire de ce cousin de ta grand-mère engagé sur le front Russe comporte un quelconque élément politique, c’est l’antibolchevisme seulement, pas le fascisme, ni aucune autre idéologie de la sorte. Il faut te remettre dans l’époque. Le communisme faisait très peur ! Et puis, tu sais, la famille Joubert était germanophile ; Philippe avait eu avant la guerre à l’école un correspondant allemand dont il était très proche, il avait des liens avec les Allemands, ça s’arrêtait là. »
J’écoutais mon père, vacillante mais prête à accepter l’argument du « c’est plus compliqué que ça », le soupçonnant tout de même de se voiler la face. En conclusion de chacune de ces conversations, sur sa lancée, il finissait par me clouer le bec en péchant par excès, se définissant avec un certain lyrisme d’identification comme « anti-communiste » lui-même, concluant sans complexe qu’il aurait fait peut-être la même chose, prendre les armes contre les Russes du côté des Américains, s’il avait fallu le faire, en cas d’une entrée en guerre frontale avec l’URSS ; et même, qui sait, aurait-il agi de même aux côtés des nazis s’il avait été contemporain de Philippe Joubert.
Ces discussions se concluaient par un match nul et je finissais par me taire : c’était un peu gênant ; et puis, ça n’allait pas vraiment dans le sens de mes livres d’Histoire, c’est peu dire, ni dans le sens de son libéralisme habituel. Pourquoi ces conversations se terminaient-elles toujours par l’éternel débat sur l’innocence, ou pas, de Philippe Joubert ?
Je retournais lors de chaque réunion familiale au charbon, posant à mon père la même question pour la énième fois avec d’infimes variations, par exemple : « Pourquoi ce jeune homme avait été pro-allemand ? » J’obtenais encore les mêmes réponses, qui reformulaient toujours les mêmes arguments. Il ne cessait de me répéter : « Tu sais, l’amitié franco-allemande était courante dans les années 30 dans les familles bourgeoises. Il étudiait l’allemand et était allé une ou deux fois en Allemagne dans une famille. Il parlait donc allemand. C’est tout !
– Mais c’était quand même un collaborateur !
– Je te l’ai déjà dit, les gens ne voyaient pas plus loin que la nécessité immédiate : grâce à la collaboration avec les Allemands, ils pouvaient avoir des nouvelles de leurs proches faits prisonniers. La collaboration était utile en ce sens.
– Oui, mais pourquoi aller aussi loin ?
– Il s’est engagé par peur des bolcheviques, je te l’ai déjà expliqué ! Il ne connaissait rien au nazisme. Il ne faut pas oublier que l’URSS était déjà depuis longtemps une dictature ! Il faut remettre les choses dans leur contexte. Aux élections après la guerre, le communisme était le premier parti de France. On a failli avoir un régime communiste, tu te rends compte ! Une dictature équivalente. Un régime totalitaire aussi. On a bien vu ce que ça a donné : Staline était comme Hitler. »
Nous nous disputions alors à chaque fois, ce qui avait le mérite de nous éloigner de Philippe Joubert. Certes, l’antibolchevisme des années 30 pouvait se concevoir, mais la justification anticommuniste pour expliquer l’engagement collaborationniste était fallacieuse : les collaborationnistes français passaient ainsi pour des précurseurs, puisqu’ils avaient vu avant tout le monde les méfaits du stalinisme ; ils devenaient, le comble, des résistants aux régimes totalitaires ! La conversation se terminait par un statu quo, parce que je ne supportais pas que l’on assimile le communisme au nazisme : « lutte des classes » contre « lutte des races ». Je répondais à mon père qu’on ne devait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, que le communisme restait une conception clairvoyante, malgré l’échec total de sa mise en œuvre ; il fallait maintenir, malgré sa faillite, une séparation entre la théorie et la pratique, entre la doctrine et la réalité du terrain, afin de pouvoir continuer à penser. Je me mettais à philosopher pour impressionner mon père : toutes les théories politiques n’étaient-elles pas totalitaires en tant que systèmes clos ? Cela n’empêchait pas qu’elles soient pourtant nécessaires en tant qu’utopies pour penser le monde.
D’ailleurs, le totalitarisme stalinien n’avait rien à voir avec l’idéologie marxiste, poursuivais-je, contrairement à la dictature hitlérienne, dont la mise en œuvre du programme avait reposé clairement sur des théories racistes et bellicistes, sur une symbiose ouvertement violente entre un socialisme de façade et un nationalisme expansionniste. Oui, bien sûr, il n’y avait pas de hiérarchie de la souffrance : les 15 millions de déportés dans les goulags faisaient peser une ombre horrible sur le régime communiste. Les crimes de masse, comme la famine organisée en Ukraine en 1932 ou le massacre de Katyn par les Russes, me donnaient, à moi aussi, envie de mettre toutes les idéologies politiques dans le même panier, de m’assoir sur le bord du trottoir pour pleurer, bref, de désespérer de l’humanité. Mais il fallait laisser une chance à la pensée communiste, tout comme à d’autres pensées politiques, pas au nazisme qui jetait aux ordures les idéaux humanistes. Susan Sontag, en affirmant que le communisme était « un fascisme à visage humain », condensait avec lucidité, c’est vrai, la dérive totalitaire de cette idéologie ; mais le communisme demeurait intellectuellement valable – ce qui rendait la question de son application, je le concédais à mon père, très périlleuse.
D’autres fois, je lui affirmais qu’on ne pouvait pas mettre sur le même plan Le Manifeste du parti communiste et Mein Kampf. Je lui disais fièrement que j’avais lu les deux livres : Mein Kampf n’était – il n’avait qu’à le lire – qu’un ramassis d’idées piochées dans le socialisme et l’anticapitalisme, truffé de propos paranoïaques sur les juifs, responsables selon Hitler de tous les malheurs de l’Allemagne. J’avais lu en revanche le Manifeste du parti communiste comme une poésie économique brillante ; lui ne l’avait pas lu, alors comment pouvait-il en parler ? Il fallait qu’il le lise ! Ne souhaitant pas trop attrister mon père, ah l’amour filial, je concédais n’être pas convaincue de la possibilité d’un renversement de l’Histoire et d’une « dictature du prolétariat » ; car j’étais un peu effrayée par l’intelligence analytique de Marx, qui décrivait sans faille le réel, trop parfaitement à mon goût, c’était suspect ; mais si la lecture marxiste de l’Histoire était un peu trop époustouflante à mon goût, l’idée communiste, elle, pouvait perdurer en tant qu’utopie à lire et à penser, ce qui n’était indéniablement pas le cas du nazisme. Ouf, j’avais réussi à être claire, et j’avais provisoirement le dernier mot, alors que je n’avais même pas lu Le Capital.
Je savais bien que faire de Philippe Joubert un virulent anticommuniste avait pour fonction d’occulter son engagement nazi. Mon père utilisait malheureusement les mêmes arguments que certains collaborationnistes, lorsqu’ils tentèrent de justifier leur engagement après la Libération. L’historien Robert Belot, en analysant la défense de Pierre-Antoine Cousteau et Lucien Rebatet, résume de manière synthétique et brillante leur position : « Le rejet du communisme – qui n’a pas été un facteur déterminant de leur engagement, contrairement à d’autres – remplit une triple fonction : il donne une cohérence et une légitimité à leur parcours ; il offre une explication politique à leur proscription ; et, surtout, il permet de relativiser l’horreur et l’irréductibilité des camps nazis (la comparaison avec les camps staliniens est désormais possible) tout en positionnant Hitler comme le défenseur d’une Europe non communiste.
Priscille Cuche présente Le nazi de ma famille