Véronique Fau-Vincenti, Le Bagne des fous
Document
444 pages
a paru le 11 janvier 2019
ISBN 978-2-3588-7497-7
Véronique Fau-Vincenti

Le Bagne des fous

Document
444 pages a paru le 11 janvier 2019 ISBN 978-2-3588-7497-7
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444 pages a paru le 11 janvier 2019 ISBN 978-2-3588-7497-7

Un « quartier de sûreté, réservé aux aliénés criminels, vicieux, difficiles, habitués des asiles », a ouvert au sein de l’asile de Villejuif le 3 mars 1910. Plus de 2 500 hommes y ont été internés entre 1910 et 1960.
Regroupés sous le qualificatif d’aliénés difficiles par commodité et par euphémisme, l’internement de ces hommes dénote de l’appréhension médico-judiciaire d’individus reconnus aliénés. D’aucuns de ses médecins-chefs qualifiaient la section de première réalisation en France d’une « idée grandiose », soit « l’alliance de la criminologie et de la médecine », révélant la porosité entre ces deux domaines. Délinquants multirécidivistes, criminels d’occasion, simulateurs de troubles mentaux, collaborateurs, fils de bonne famille dévoyés, mais encore désaffiliés au ban de la société se sont ainsi côtoyés dans cet espace à la fois établissement de défense sociale à la française, infirmerie pénitentiaire et survivance de l’Hôpital général.
L’histoire de la 3e section de l’asile de Villejuif, surnommée « le bagne des fous » dans la presse – puis baptisée section Henri-Colin en l’honneur de son concepteur – permet de dévoiler un pan méconnu de l’histoire de la prise en charge psychiatrique dans un espace où mandat sécuritaire et mission hospitalière ont rivalisé.

  • Véronique Fau-Vincenti est docteure en histoire, elle travaille sur l’histoire de la psychiatrie médico-légale et sur l’imprégnation sociétale de l’aliénisme.
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    « Vous avouerez que mon aspect pathologique était une raison bien vague pour m’arrêter et le délit de vagabondage un motif bien incertain pour me retenir, vérification faite de mon identité […]. Il m’est impossible de pactiser avec les psychiatres, impossible de souffrir des geôliers. Si dans l’affirmation de ma révolte, je ne vais pas jusqu’au meurtre c’est qu’alors, je me trouverais définitivement votre prisonnier. […]. Je n’ai rien à vous dire de mes sentiments à votre égard, sinon toute mon admiration pour le malade D. qui, après avoir passé une douzaine d’années dans des maisons de fous, essaye périodiquement d’assommer ses gardiens. »

    Ainsi s’adressait le 4 février 1950 le jeune poète surréaliste Stanislas Rodanski au médecin-chef de la section Henri-Colin de l’hôpital psychiatrique de Villejuif où avait ouvert le 3 mars 1910 un « quartier de sûreté » réservé aux « aliénés criminels, vicieux, difficiles, habitués des asiles[1] ».

    Centenaire désormais, ce lieu eut diverses appellations. À commencer par une dénomination pragmatique soit « la 3e section de l’asile de Villejuif » avant d’être baptisée le 16 mars 1932, lors d’une cérémonie officielle et festive, « section Henri-Colin » en hommage à son concepteur et médecin-chef de 1910 à 1921.

    Désignée depuis le 5 juin 1950 comme service pour « malades mentaux difficiles » par le Ministère de la Santé publique, la section fut alors appelée à accueillir trois « catégories distinctes de malades » à savoir « les malades agités [...], les déséquilibrés antisociaux, médicaux-légaux ou non [...] » et les « grands déséquilibrés antisociaux, généralement médico-légaux [...] à condition qu’ils présentent des troubles graves du comportement ».

    Puis, suite au décret n°86-602 du 14 mars 1986 relatif à la lutte contre les maladies mentales et à l’organisation de la sectorisation psychiatrique et à l’arrêté du 14 octobre 1986 relatif au règlement intérieur des unités pour malades difficiles, l’appellation Unité pour malades difficiles – sous l’acronyme UMD – a conforté plusieurs décennies d’approches et de prise en charge de « l’aliéné difficile », devenu au fil du temps un « malade difficile ».

    Missionnée dès sa conception comme devant renfermer des aliénés criminels, vicieux, difficiles et habitués des asiles, la 3e section a été rapidement surnommée « Villejuif le bagne » par les internés eux-mêmes dont les dires ont été relayés dans deux articles parus dans L’Humanité des 19 juillet et 15 août 1925. Évocation médicalisée d’un bagne qui, à partir des années 30, vaut à la section devenue Henri-Colin, le surnom invariable de « bagne des fous ». Ainsi du questionnement avancé par Giulio Ceretti[2] qui, sous le pseudonyme de Paul Allard, consacra le 16 juin 1937 un article aux « 99 morts vivants internés aux portes de Paris » : « La section Henri-Colin, annexe de l’asile de Villejuif, qui porte ce nom pudique section des malades difficiles, est-ce un asile ? Est-ce un bagne[3]? ». Interrogation à laquelle répondra le journaliste Louis Roubaud qui, dans un article paru le 1er août 1937, avance « Les fous ont leur bagne[4] ».

    Peu médiatisée ou en des termes sensationnels laissant le lectorat partagé entre effroi et voyeurisme, la section Henri-Colin a eu l’honneur, dans les années 1950, de deux romans documentés par d’anciens internés au point qu’il est possible d’appréhender ces deux romans comme des fictions renseignées ou des témoignages à peine romancés. En 1949, Hervé Bazin y situa ainsi une partie de l’intrigue de son roman La Tête contre les Murs, puis, en 1955, le romancier et médecin André Soubiran faisait découvrir une Ile aux fous singulière.

    Dans les années 1970, dans le sillage de l’antipsychiatrie, Le Nouvel Observateur du 21 mai 1973 consacra sa Une à cette unité psychiatrique désormais désignée comme une « prison de fous ». Sous le titre « lettres de l’enfer », ont été reproduits des témoignages d’internés décrivant le quotidien « dans ce qu’on appelle un hôpital psychiatrique et qui est en fait une prison pour fous ». Cette publication dans un hebdomadaire largement diffusé suscita émoi et indignation et la « vie des malades mentaux dans les hôpitaux de sûreté » se trouva sous les feux de la rampe ; et la brûlante question de se poser : « s’agit-il de patients ou de prisonniers ? » pour reprendre les termes d’un article paru dans le journal Le Monde des 17 et 18 juin 1973[5].

    La section a fait également l’objet d’un supplément au numéro 11 de Recherches[6] en juin 1973. Dans ce numéro, titré « Clés pour Colin[7] », Gilles Deleuze et Félix Guattari estimaient que « l’hôpital de force porte à une nouvelle puissance les méfaits conjugués de l’asile et de la prison[8] » et cette parution a suscité des réactions au-delà des murs de l’asile. En effet, la publication de ce numéro consacré à la description des conditions de vie dans le service Henri-Colin s’était fait avec la collaboration de deux infirmiers de l’établissement et se solda par leur licenciement[9], et, la lumière portée sur l’établissement inspira, dans la foulée, au parolier Sylvain Lebel une chanson intitulée Villejuif « fourrière des humains » interprétée par Serge Reggiani.

    De plus, d’anciens internés évoqueront également leur séjour, et si certains taisent à dessein le nom de la section[10], René Girier revendiquera et relatera dans ses mémoires parues en 1952 et en 1988, son internement, fruit d’une simulation habile. Lui-même aura l’occasion de revenir à la section : en effet, en 1976, le cinéaste Francis Girod réalisa le film « René La Canne », dont deux scènes furent tournées dans les locaux même et René Girier - interprété par Gérard Depardieu sous le nom de René Bordier - y tenait également un rôle de figuration dans une très brève scène où se déroule une évasion par le plancher d’une voiture cellulaire.

    Plus récemment, le groupe Bérurier Noir a chanté, en 1991, Pavillon 36 – « quartier des crimes thérapeutiques » – et en 2002, quelques scènes du film Tais-toi !de Francis Weber ont également été tournées dans la cour de l’UMD, dont celle de l’évasion réussie des deux héros. Puis, en 2005, le romancier Régis Descott a publié un roman policier intitulé Pavillon 38 alors que de réguliers articles de presse font état de la section, « dernier maillon de la chaîne humaine et de la prise en charge médicale [...] connu[e] pour abriter un essaim de terreurs médiatiques. Maxime Brunerie, le régicide chiraquien, Georges Cipriani, l’icône d’Action directe, ou le Japonais cannibale Issei Sagawa en ont été les hôtes[11]. »

    Régulièrement dénoncée comme un lieu inhospitalier, mais présentée comme un mal nécessaire, l’UMD Henri-Colin a longtemps fait figure d’exception dans le tissu asilaire français et, bien qu’il ait été écrit et questionné sur le type de patients attendus et internés à la section, le quartier a été un non-objet d’histoire, tant il est demeuré et demeure un sujet d’actualité illustrant une problématique dont il est né. Car ces aliénés, puis ces malades difficiles, ont toujours été pressentis comme dangereux, d’autant que certains sont passés à l’acte. Aussi, est-il assez récurrent, en particulier sur les ondes, d’entendre traduire l’acronyme UMD comme Unité pour malades dangereux au lieu de « difficiles ». Que fait-on des fous dangereux ? interrogeait en mai 2009 la journaliste Carine Fouteau dans une série d’articles donnés pour Médiapartet intitulés « La tête dans les murs[12]» et dont les deux premiers concernaient l’UMD Henri-Colin. Cette question débattue durant tout le xixe siècle l’est tout autant en ce début de xxie siècle et a abouti, portée par la volonté politique du pouvoir exécutif[13] , à la mise en œuvre de nouvelles UMD. En effet, alors qu’existent aujourd’hui sur le territoire national dix Unités pour Malades Difficiles[14] dont quatre ont été créées après janvier 2008, il convient de se demander si la 3e section de l’asile de Villejuif peut être considérée comme l’aînée ou l’ancêtre des UMD françaises et de s’interroger à propos du concept de malade difficile, à savoir : s’est-il « modifié au gré des décennies, au fil des évolutions de la psychiatrie, tant dans ses termes que dans ses pratiques professionnelles ou son organisation mais aussi sous l’influence des législations et politiques de santé mentale successives, et également du regard que porte la société sur la maladie mentale[15]. » ?

    C’est ce à quoi tend ce recueil issu d’une thèse de doctorat[16] réalisée grâce à l’autorisation de consulter un fonds d’archives non inventorié et jusqu’alors inaccessible aux historien-e-s et je tiens, particulièrement à remercier ceux et celles qui ont autorisé l’accès aux dossiers des patients internés à la section Henri-Colin entre 1910 et 1960[17].

    [1] Dr Henri Colin, « Le quartier de sûreté de Villejuif - aliénés criminels, vicieux, difficiles, habitués des asiles », Annales médico-psychologiques, 1912, 2, p. 370.

    [2] Journaliste et militant italien communiste réfugié en France.

    [3] « 99 morts vivants aux portes de Paris », Paul Allard, Vu & Lu, 16 juin 1937. Est signalé que 66 de ces « morts vivants » sont les hommes auxquels s’ajoutent 33 femmes pour lesquelles un pavillon a été construit dans l’enceinte de la section et qui a ouvert le 16 octobre 1933.

    [4] « Les fous ont leur bagne », Le Petit Parisien du 1eraoût 1937.

    [5] Francis Cornu, « La vie des malades mentaux dans les hôpitaux de sûreté patients ou prisonniers ? La peur du fou », Le Monde des 17 et 18 juin 1973.

    [6] La revue Recherches publia de 1967 à 1987, les réflexions émanant du Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles (CERFI) fondé par Félix Guattari.

    [7] « Clés pour Colin » Recherches, N°11, juin 1973 (paru en mai 1973).

    [8] Gilles Deleuze, Félix Guattari « Une brèche qui ne pourra plus être colmatée » dans « Clés pour Colin » Recherches, N°11, juin 1973, non-paginé.

    [9] Dans Libération du 12 juin 1973 sont relatés brièvement les incidents du 3 juin, date à laquelle six vendeurs « ont été embarqués par la police, alors que le journal n’était pas interdit et était proposé devant l’hôpital de Villejuif. L’un d’entre eux s’est débattu, Patrick D. a été gardé à vue 24 heures et aurait été inculpé selon un schéma désormais classique pour coups et blessures et il serait, d’après des sources fiables mais non de première main, puisque sa famille elle-même n’a pu le voir, dans le pavillon de Ville-Évrard […] où il se trouve désormais. »

    Ailleurs est signalé : « Deux-infirmiers du service Henri-Colin sont licenciés par le directeur de l’hôpital. Ils étaient à l’origine de révélations sur les conditions de vie des malades », Le Monde du 23 juillet 1973.

    [10] D’ex-internés dont le nom était connu ont en effet souhaité taire leur internement, ce qui faisait dire au Dr Brousseau, médecin-chef de la section, le 20 août 1948 : « Je regrette que le secret professionnel m’interdise de vous dire certains noms de personnes ayant vécu trop longuement chez nous et qui ont repris rang dans la société. Certaines avec les manifestations d’une qualité morale que l’on n’osait espérer si hautes.» (Lettre à Hervé Bazin, Fonds Hervé Bazin, BU d’Angers, R740-308.)

    [11] « Voyage au bout de la folie », L’Express du 31 janvier 2005.

    http://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/voyage-au-bout-de-la-folie_487159.html

    [13] Voir Cécile Prieur, « Le président de la République engage l’hôpital psychiatrique dans un tournant sécuritaire », Le Monde du 3 décembre 2008.

    [14] Après les UMD Henri Colin (1910), Hoerdt (1912), de Montdevergues-Montafvet (1947), de Sarreguemines (1957) et de Cadillac (1963), ont été ouvertes en 2008, l’UMD du centre hospitalier de Plouguernével dans les Côtes-d’Armor puis celles en 2011 de Monestier-Merlines en Corrèze, de l’UMD du centre hospitalier Le Vinatier à Bron dans le Rhône ainsi que celle d’Albi dans le Tarn. En 2012 ont été également ouvertes les UMD de Châlons-en-Champagne dans la Marne et de Sotteville-lès-Rouen en Seine-Maritime.

    [15] Marion Azoulay, Cent ans de prise en charge à l’unité pour malades Henri Colin. Quelles évolutions ? Quelles perspectives ? Thèse pour le doctorat de médecine, Université Paris 7 Diderot, 2012, p. 13. 338 p.

    [16]Aliénés criminels, vicieux, difficiles, habitués des asiles. Du quartier de sureté de l’asile de Villejuif à la première unité pour malades difficiles, sous la direction de marc Renneville, EHESS, novembre 2016.

    [17] Mes plus grands remerciements vont donc au Docteur Bernard Lachaux, médecin-chef de l’UMD Henri-Colin, à la direction de l’hôpital Paul-Guiraud ainsi qu’à Claudine Bellamy, archiviste de l’hôpital qui, les premiers, ont permis cette étude. Remerciements également à la Direction des Archives de France qui m’a accordé une dérogation afin de consulter des dossiers médicaux qui ne sont pas librement consultables au titre de la circulaire 271 du 21 août 2009 relative à la communicabilité des informations de santé concernant une personne ayant été hospitalisée.