Franck Bouysse
Glaise
Prix Libr'à nous 2018
Au cœur du Cantal, dans la chaleur d’août 1914, les hommes se résignent à partir, là-bas, au loin. Joseph, tout juste 15 ans, doit prendre en charge la ferme familiale avec sa mère, sa grand-mère et Léonard, vieux voisin devenu son ami. Dans la propriété d’à-côté, Valette, tenu éloigné de la guerre en raison d’une main atrophiée, ressasse ses rancœurs et sa rage. Et voilà qu’il doit recueillir la femme de son frère et sa fille venues se réfugier à la ferme. L’arrivée des deux femmes va bouleverser l’ordre immuable de la vie dans ces montagnes.
Roman d’amour et de fureur, Glaise confirme l’immense talent de son auteur à mettre en scène des êtres humains aux prises avec leurs démons et avec les fantômes du passé. De livre en livre, Franck Bouysse s’impose comme une voix incontournable de la littérature française contemporaine.
- Franck Bouysse, né en 1965 à Brive-la-Gaillarde, se lance dans l’écriture en 2004. Son œuvre publiée à La Manufacture avec Grossir le ciel en 2014, puis Plateau, Glaise et Né d’aucune femme en 2019 rencontrent un large succès et remportent de nombreux prix littéraires.
Une nouvelle édition pour ce roman de Franck Bouysse, lauréat du prix Libr’à nous 2018 du Meilleur roman francophone.
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Ce qu’il advint cette nuit-là, le ciel seul en décida. Les premiers signes s’étaient manifestés la veille au soir, quand les hirondelles s’étaient mises à voler au ras du sol. Dans la cour, un vent chaud giflait les ramures du grand marronnier et une cordillère de nuages noirs se dessinait sur l’anthracite de la nuit. Le tonnerre grondait, et des éclairs coulissaient au loin en éclairant le puy Violent. Assise sur le rebord du lit, Marie attendait, redoutant le moment où l’orage serait au-dessus de la ferme. Elle enflamma la mèche de la lampe à pétrole posée sur le chevet, chaussa ses lunettes rondes au cerclage rouillé, puis se leva pour effacer la distance qui séparait le lit de la commode en chêne, sept pas de vieille femme. Ouvrit le tiroir du haut, et en sortit un coffret métallique fermé à clé. Tout ce qu’elle aurait pu faire les yeux fermés. Elle quitta la chambre avec le coffret, referma la porte pour éviter les courants d’air et rejoignit la cuisine à la lueur de la lampe, puis déposa le coffret et la lampe sur la table, s’assit, contrariée de voir que les autres ne fussent pas déjà debout.
La pâle lueur faisait danser les rides dans l’écorce de son visage et, derrière les verres de ses lunettes, on devinait ses petits yeux dirigés sur ses mains jointes. Les roulements du tonnerre devinrent de plus en plus distincts, faisant comme des mots se carambolant dans une même phrase dénuée de ponctuation, répétée à l’infini. Maintenant que l’orage avait passé la rivière, plus rien ne pouvait l’arrêter. À chaque détonation, une violence invisible affaissait les épaules de Marie, pendant que la confusion et la peur bataillaient au plus profond d’elle. Victor et Mathilde entrèrent, enjambèrent le banc et s’assirent face à la vieille femme, sans un mot. Marie releva la tête sur son fils, le regard dur.– Pourquoi il est pas là ? demanda-t-elle sèchement.
– On n’a pas voulu le réveiller, dit Victor.
– T’aurais dû. Victor lança un regard las à sa mère.
– Il dort, il sera bien temps, dit-il. Marie déplia ses mains et avança le buste, comme si elle eût voulu donner plus de poids à ses paroles.
– Qu’est-ce que t’en sais ? interrogea-t-elle.
– La… elle peut pas tomber deux fois au même endroit, tout le monde sait ça. Marie crocheta ses doigts autour du coffret, petits bouts de corde noués de phalanges zébrées de crevasses
brunes.– Parce que c’est toi qui décide où elle tombe ?
– C’est pas ce que je voulais dire…– S’il était à cette table, je suis pas sûr que t’aurais osé.
– Excuse-moi. Mathilde ne disait rien, n’écoutait pas, apparemment insensible à l’orage maintenant suspendu au-dessus de la ferme. Elle semblait absente, son joli visage sali par la peur, une autre peur engendrée par un autre orage à venir. Un premier éclat de lumière empli de bruit transperça la fenêtre. Tout le monde se tut. D’autres suivirent en une série de flashs assourdissants qui allongeaient sporadiquement les ombres dans la cuisine, avant de les réduire à néant, puis de les révéler à nouveau. Visages hébétés, tour à tour enflammés puis éteints, faces de cire figées dans la prière, cherchant quelque présage salutaire par-delà le tonnerre. Une déflagration assourdissante fit trembler les murs et, l’instant d’après, la pluie se mit à frapper les vitres, pareille à des graviers lancés contre. L’orage passait. Le grand danger était écarté. Victor regarda sa mère reprendre vie peu à peu. Les mains de la vieille femme tremblaient encore quand elle sortit une clé de sa poche, l’inséra dans la serrure du coffret et la tourna deux fois. Puis elle fit basculer le couvercle, jeta un coup d’œil à l’intérieur et le referma, et rangea la clé dans sa poche en se penchant légèrement de côté, sa tête peinant à retrouver une stabilité, comme une bulle d’air agacée sur un niveau. Victor ne quittait pas sa mère des yeux.
– Va te recoucher, maintenant, dit-il. Elle ne bougea pas.
– Cet orage, dit-elle en haussant le ton par-dessus la pluie qui s’abattait sur le toit.– C’est bon, il est passé.
– Là où tu vas, ça sonnera pareil, dit-elle, comme si elle parlait au coffret. Victor jeta le revers de sa main en direction de la lampe et la flamme vacilla dans le courant d’air.
– T’en fais pas, on mettra pas bien longtemps à renvoyer les boches chez eux, la queue entre les jambes.
– Ils doivent penser la même chose, les boches.
– Le sergent recruteur a dit que c’était l’affaire de quelques semaines, ajouta Victor en se forçant à sourire. Marie leva la tête, et les reflets de la lampe sur les verres de ses lunettes semblèrent creuser ses orbites.
– Parce qu’il sait le futur, ton sergent ! lâcha-t-elle dans un souffle. D’un mouvement de tête, Victor encercla sa mère et sa femme dans le même regard. Il ne souriait plus.
– J’ai pas le choix, dit-il. La vieille femme approcha machinalement le coffret plus près encore de sa poitrine.
– Te fais pas esquinter, c’est tout ce qu’on te demande.
– Je sais…
– Et prends garde à la foudre. Marie inspira longuement.
– Tu donneras des nouvelles, reprit-elle.
– J’écrirai dès que je pourrai.
– C’est demain que tu pars.
– Je dois être à la gare dans la matinée, avec César. Marie cala ses poings de part et d’autre du coffret.– Il faut aussi qu’ils nous prennent notre cheval, comme si ça suffisait pas.
– Léonard a dit qu’il vous donnerait un coup de main avec sa mule.
– Une vieille mule peut pas remplacer un percheron. S’ils en ont pas voulu, c’est qu’elle peut pas aider à grand-chose. Victor laissa s’installer un silence, espérant que sa mère continue d’évacuer cette colère légitime qu’il contenait lui aussi. Mais elle ne le fit pas.
– Ils y connaissent rien, c’est rudement résistant, une vieille mule… et puis, ils nous rendront César quand la guerre sera terminée, dit-il. Marie hocha la tête avec dédain.
– Parce que tu crois qu’il va retrouver le chemin tout seul, peut-être ?
– Ils vont le marquer, comme ça, ils sauront qu’il est à nous. Elle haussa les épaules.
– J’imagine qu’ils vont faire le tour de toutes les fermes pour nous ramener notre bien, dit-elle sur un ton cynique. Victor leva un bras en l’air et laissa violemment retomber sa main sur la table.
– J’y suis pour rien à la fin, dit-il.
– T’as parlé au petit ? demanda la vieille femme, sans prêter attention aux dernières paroles de son fils. Victor tressaillit, posant un regard voilé d’incompréhension sur sa mère.
– Il sait où je vais, dit froidement Victor.– Tu devrais prendre un peu de temps avec lui.
– Je sais ce que j’ai à faire.
– Et moi, je peux encore te dire ce que je pense. Marie leva les yeux sur sa bru toujours prostrée.
– Qu’est-ce que t’en penses, toi ? Mathilde tourna lentement la tête vers Marie, rassembla
ses mains, comme si elle allait applaudir, ou prier, nul n’aurait su dire.– Je sais pas ce qui vaut le mieux, répondit-elle.
– Y a des choses qu’il faut dire pour qu’on les entende.
– C’est toi qui dis ça ! coupa Victor.
– Et alors ? c’est mon droit.
– Tu crois que j’ai besoin qu’on me fasse la leçon, en plus du reste ! lança Victor excédé. Marie soupesa le coffret, prête à se lever.
– Après tout, vous ferez bien comme vous voudrez, dit-elle.
– Comme on peut, rétorqua Mathilde d’une voix sentencieuse. Victor fixait toujours sa mère et il y avait de la défiance dans son regard.
– Tu m’as jamais dit ce qu’y avait dans ce coffre ? observa-t-il. La vieille femme stoppa son mouvement.
– Tout ce qui doit jamais brûler, dit-elle. Puis, elle se leva pour ne pas avoir à donner d’explications supplémentaires et regagna sa chambre en emportant le coffret. Le rangea dans le tiroir de la commode qui grinça en frottant sur le socle massif.
Assise sur son lit, Marie écouta la pluie qui faiblissait de minute en minute, attendant que pointe le jour. La pluie cessa bien avant l’aube. Plus tard, une lueur contourna les volets et se figea, sans vraiment pénétrer à l’intérieur. Une tourterelle se mit à chanter quelque part sur le faîtage, accompagnant l’égouttis. Marie était prisonnière de funestes pensées qui se propageaient dans sa tête comme une coulée de boue glacée. Si Victor ne devait pas revenir de la guerre, elle perdrait tout, s’affaisserait à la manière d’une herbe cisaillée par la faux, et rien n’y ferait contre une telle douleur, pas même la présence de ce petit-fils qui lui ressemblait tant, qu’elle chérissait sans honte, à croire que ce genre de manifestation sautait les générations. Elle pensa aussi à Mathilde, si effacée, si fragile. Marie ne la sentait pas armée pour faire face à la place vide dans le lit, ce désespoir qui saisirait sa bru, ce désespoir dont elle savait tout. L’expression tangible de sa peur n’avait rien à voir avec un vide quelconque, mais plutôt avec son propre effondrement de mère. Une paralysie intérieure dont elle ne voulait surtout rien montrer, et qui l’avait prise depuis que
les cloches de Saint-Paul s’étaient mises à sonner à contretemps. Marie se sentait vieille. Bien trop vieille pour se suffire du labeur. Son cœur et son corps fatigués auraient eu besoin d’être ménagés, mais elle haïssait le repos et le haïrait infiniment plus lorsque son fils serait parti pour la guerre. Elle savait ce qu’une femme peut finir par accepter. Une mère, jamais.
Les nuits d’orage, d’habitude, on réveillait Joseph pour
qu’il s’habillât en hâte et se tînt prêt à partir, au cas où la foudre tomberait, que l’incendie prendrait. Son grand- père était mort de cette façon, foudroyé au beau milieu de la cour pendant qu’il bâchait le puits qu’il venait de maçonner. Depuis ce jour, le moindre coup de tonnerre terrorisait sa grand-mère. Joseph avait sept ans quand elle lui avait froidement raconté le drame sans préciser la date, ni plus détailler les circonstances de l’accident ; il y avait huit années de cela. Sans jamais oser poser la question, Joseph s’était toujours demandé ce qu’il était resté de ce grand-père après l’impact, ce qu’on avait bien pu mettre de lui dans son cercueil. Il avait vu plus d’une fois ce que la foudre pouvait faire à un arbre, imaginant alors les désastres sur un corps humain. Cette nuit-là, Joseph se leva sans faire de bruit, résistant à l’envie de rejoindre le reste de la famille dans la cuisine. L’oreille collée à la porte, il écouta la conversation, persuadé qu’ils n’en auraient pas dit autant en sa présence. Une suite de mots endoloris par le grondement du tonnerre. Quand l’orage se fut éloigné, des pieds de chaise raclèrent le plancher gauchi, puis ceux du banc, et Joseph retourna vite se coucher. Des pas discrets se rapprochèrent de la porte de sa chambre, ralentirent et continuèrent. Ses parents regagnèrent leur chambre. De l’autre côté du mur, leurs voix étouffées lui parvenaient à peine.Sa mère se mit à renifler et sangloter, couinant un peu comme une bestiole malheureuse.
Le silence revint, mais Joseph ne put se rendormir pour autant. L’orage était loin, balayant d’autres contrées vers la chaîne des puys. Il entendit les grincements du sommier, d’abord imperceptibles, puis de plus en plus distincts, le souffle rauque de son père, les râles retenus de sa mère, la houle de leurs masses comprimées, comme s’ils luttaient chacun à leur manière contre la nuit au cœur d’un même feu bruyant et reconnaissable entre tous. En de tels moments, quand il était plus jeune, Joseph avait souvent eu envie de voler au secours de sa mère, mais pour la première fois il voulut secourir son père.
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