Albert Spaggiari
Faut pas rire avec les barbares
Albert Spaggiari est connu pour avoir été le cerveau du « casse du siècle» survenu à la Société Générale de Nice en 1976. Ancien soldat, partisan de l’OAS, écrivain et photographe, après une évasion spectaculaire, il aura nargué la police française durant sa cavale qui durera jusqu’à sa mort en 1989.
Faut pas rire avec les barbares ne parle ni du casse de la Société Générale, ni du grand banditisme, mais de la guerre d’Indochine. Ce n’est ni une autobiographie, ni un roman, mais un récit. Spaggiari, ancien para d’Indochine, pioche dans ses souvenirs et dans ceux des soldats qu’il a connus là-bas. Ce livre, rédigé à la prison de la Santé où ses activités OAS l’ont envoyé plusieurs années après l’Indo et bien avant le casse de la Société Générale de Nice, sera publié par Robert Laffont en 1977.
L’Indochine de Spaggiari, c’est un mélange de Schoendoerffer, de Platoon et du Malraux de La Voie royale. Une guerre de soudard. Un opéra-bouffe de jungle qui finit en Golgotha, les fines blagues du médecin qui planque les amputations dans la gamelle du capitaine, les bouges, les filles, les bagarres, l’alcool, l’opium, les menus trafics et un casse qui le mènera au bagne militaire. Un des rares témoignages vécus de cette guerre oubliée.
- Né en 1932, Albert Spaggiari est rendu célèbre par le cambriolage des coffres de la Société Générale de Nice, rebaptisé par les médias le casse du siècle. Il sera arrêté, emprisonné, mais s’évadera et sera en cavale pendant douze ans. Il mourra en 1989 en Italie.
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BERT
Ça n’a pas traîné : paquetage, armement, formation définitive du bataillon, tir, et direction la R.C.6., la route coloniale de Hoa Binh.
Le « Grand Soleil » nous a fait un beau discours d’où il ressortait qu’il espérait nous ramener en France en parfaite santé. Le lendemain, boum ! Obus de mortier : un mort, sept ou huit blessés. Salaud de menteur ! Paraît que c’est notre faute ! Celui qui veut survivre doit toujours faire son trou. Ça porte bonheur, les trous. C’est notre Sécurité Sociale. Nous ne sommes plus des paras, nous devenons bataillon de sapeurs… Cause toujours, beau merle ! Moi, je creuse. Je tiens à rentrer en France. In petum, je gueule que j’aime mieux montrer mes fesses que ma tête.
La deuxième règle de survie consiste à respecter les distances avec ses proches voisins, because danger possible. Ça varie entre trois et dix mètres.
Cette partie de la R.C.6. où nous avons échoué est une vallée lugubre à souhait. En cette saison : brouillard et crachin. Putains de pays tropicaux ! Je rigolais parce que dans le paquetage il y avait un pull-over ; je ne ris plus, je caille.
On saute des camions et, cinq cents mètres plus loin, on s’installe provisoirement. Sur quoi, tir de mortier visant la 5e compagnie. Un gradé se couche dans l’herbe à quelques pas de moi. Un ruisseau m’épargne de creuser mon trou et, comme j’ai idée que les gradés meurent moins souvent que nous, je reste à côté du mien. Mauvaise inspiration ! Il m’aperçoit et m’envoie garder le dépôt de vivres et de munitions de la compagnie, au poste de Mô Ton, à trois cents mètres en arrière, juste au-dessus de la route.
Là-haut seulement, j’apprends les raisons de tout le remue-ménage. C’est la retraite de Hoa Binh ; le bataillon protège la route et ne décrochera que lorsque tout le reste des forces sera évacué. Avec nous, une section de Sénégalais attend l’ordre de déménager.
Le dépôt que je garde s’élève sur la place d’armes, à côté d’une dizaine de fûts d’essence. Un poste de radio débite à plein tube sa friture et semble statufier les gars qui écoutent, juchés sur leurs chars alentour. Ça sent la tragédie. Je m’efforce d’écouter. Que dalle ! Je ne suis pourtant pas sourdingue, mais j’ai besoin de m’habituer à saisir les paroles au milieu du vacarme, et ce n’est pas rien !
Tout à coup, ça y est. Le haut-parleur diffuse des appels au secours et l’agonie de quelques gars dans un poste voisin. La frousse tombe sur moi comme la vérole sur le bas clergé breton. La plus terrible des frousses, celle qui paralyse les jambes et le cerveau, celle de la nausée de l’existence, du chaos de la vie. Je ne tremble pas, mais ça va venir. J’essaie d’avoir l’air de m’en foutre, comme si moi, para, j’étais loin des contingences, et je vais m’asseoir près des munitions.
À environ un kilomètre de là, autour d’un poste tenu par des nègres de la même unité que celle de mes voisins, les Viets donnent : l’assaut et utilisent, pour la première fois en Indochine, le lance-flammes. D’où les hurlements à la radio.
Des rafales éclatent en direction du bataillon. Puis un feu soutenu se stabilise quelques minutes. Grimpé haut sur un char, j’aperçois les copains, là-bas : ça n’a pas l’air d’aller mal.
Des heures. Sur la route, les convois défilent de plus en plus serrés. Je visite le domaine, fais connaissance. On joue aux brèmes et, pour une fois, je ne triche pas pour conjurer le mauvais sort.
Brutalement, le bombardement se déclenche : 75 sans recul, dira quelqu’un plus tard. Nib de rigolade ! Je me précipite en rase-mottes dans l’abri à proximité du dépôt. Trois négros y sont déjà - rapides les lascars ! - assis au fond, loin de l’entrée, comme s’ils craignaient les têtes chercheuses. Ici pourtant, en principe, on ne risque rien. Merde, qu’est-ce que j’ai dit ! L’essence ! Juste à côté, avec les munitions ! Si un éclat arrive dessus… Je reste à l’entrée de l’abri, tétanisé, ne sachant que faire : courir sous les obus ou laisser pisser le mérinos ? À chaque explosion je supplie tous les dieux de l’Olympe de faire que ce soit la dernière. On m’a appris que l’obus siffle quand il est déjà passé, et ce n’est pas l’obus anonyme que je crains, mais seulement celui que je viens d’entendre siffler. Le dernier, je ne l’entends pas, je n’en ai donc pas peur. Mais il traverse le toit de l’abri et explose. Ma peur me sauve la vie : les éclats m’épargnent parce que je suis à l’entrée du boyau. Seul, le souffle m’éjecte dehors, cul par-dessus tête. Les nègres n’ont pas dû savoir ce qui leur arrivait. Je ne pourrai jamais connaître leur ultime pensée, sinon en les interrogeant avec une table tournante. Et encore, il faudrait y mettre une montagne de colle !
Maintenant, ça va mieux. Je me sens de nouveau calme, détendu, heureux de vivre, content d’avoir la frousse géniale, riche et plein d’amour pour les misérables petites fourmis, mes copains, en bas dans l’herbe, qui ne sont pas venus me voir une seule fois de toute la journée. M’auraient-ils oublié ? Ça m’étonnerait, c’est moi qui ai les rations K !
Quelques types font mine d’être tristes pour les macchabées. Tu parles ! C’est sur eux, sur ce qu’ils seront bientôt, qu’ils pleurent.
Une ambulancière est venue ramasser les débris. Comme si on avait besoin d’une ambulancière pour ça - même moche comme celle-ci. Un gars explique que sa copine a eu les nichons coupés dans un barrage viet, sur cette même putain de route, il y a deux ou trois jours, à cause d’une arme trouvée sur un blessé.
Bon Dieu, qu’est-ce qu’ils foutent les copains ? Devraient me faire signe. Sont tous morts ? Pas possible autrement.
- Pardon, mon lieutenant, nous devons vraiment partir les derniers?
- Mais oui, Bert. Les derniers. Après nous le déluge. C’est gai ! Faudrait peut-être que je commence à penser à ma descendance. C’est que je n’ai pas encore d’enfants, moi.
Je gamberge. Je gamberge. Ou plutôt je fais semblant de gamberger, parce que je sais déjà ce que je vais faire : si les copains ne sont pas de retour au moment du départ, je plie bagages et j’emporte les vivres, ça sert de boussole en cas de famine.
Effectivement, les potes ont dû déménager : il ne semble plus y avoir personne à l’emplacement qu’ils occupaient cet après-midi. La nuit tombe et un gars m’apprend qu’il les a vus se replier à pied lors du passage des derniers camions. Nom de Dieu, ils m’ont laissé tout seul !
- Alors, le para, qu’est-ce que tu décides ?
- Les voyages, mon lieutenant.RITON - Ça s’est fait en deux coups de cuillère à pot. Au petit matin, réveil en fanfare :
- Debout les cloches, on se barre en O.P. !
On ne s’y attendait vraiment pas. Pas tout de suite, quoi. Le temps de respirer. Ensuite, on n’a pas cru que ce serait sérieux. Tout compte fait, ça ne l’a pas été, puisqu’on est là au complet.
Les camions nous larguent à l’entrée du défilé, entre deux postes, pour protéger la route d’Hoa Binh. Devant nous, la haute région, les montagnes, le royaume viet. La France s’en va d’ici. Travail de branques. En une journée l’Armée doit évacuer quinze ou vingt mille soldats éparpillés le long de cette route coloniale n° 6. Depuis quelque temps, les positions sont devenues intenables, le mot d’ordre du gouvernement étant : « pacification », ce qui se traduit en bon français par « abandon » avec tout ce que cela comporte de retard, d’indécision, de lâcheté, de mort. Théoriquement, en période de « pacification », on n’a pas le droit d’interroger consciencieusement les prisonniers, de raser un village ou d’effectuer une opération rapide sans en référer à l’autorité supérieure qui, elle, palabrera longtemps avant de savoir si, oui ou non, c’est conforme à l’esprit de « pacification ». Théoriquement, je le répète, car si cela passait totalement dans les mœurs du corps expéditionnaire, il serait urgent d’apprendre à nager loin. Heureusement, les généraux français ont le génie de la retraite, comme les parlementaires celui de la trahison. Et les Viets, aujourd’hui, s’en paient à cœur joie, parce qu’ils savaient d’avance que nous allions partir et que la saison est pour eux.
Un officier prétend - il a l’air de connaître la question- qu’il aurait fallu partir un mois plus tôt. Les commerçants s’y sont opposés. Cette R.C.6 est bordée de magnifiques forêts de bambous et le commerce est lucratif. Qu’est-ce que la vie de quelques révolutionnaires ou de quelques bidasses, en regard des bénéfices réalisés ?
Le poste qui nous fait face et qui est tenu par des nègres, est brusquement attaqué au lance-flammes. Les types reçoivent l’ordre de tenir ; mais, comme il fait vraiment trop chaud et qu’en plus ils n’ont pas la foi qui permet de traverser les flammes, ni le génie de nos généraux, ils se trissent en jetant leurs armes. Bonne aubaine pour les Viets qui s’engouffrent dans le sillage. Que faire ? Pour empêcher les Viets d’arriver jusqu’à nous, une seule solution : coucher les nègres. Et vas-y mon kiki !
- Feu à volonté !
On versera une larme sur eux quand on en aura le temps.
Ça se calme au bout d’un quart d’heure et on se la verse, la larme, derrière la cravate, pour arroser notre baptême du feu. La compagnie vietnamienne, qui n’en est pas à son premier accrochage, part pour le nettoyage. Paraît qu’ils ne font jamais de jaloux, ceux-là. À les voir, qui croirait que ce sont des « battants d’enfer » ? Certains d’entre eux ont déjà des années de gros coups derrière eux ; pourtant on dirait des gosses, et même un peu des jolies tantes : tenue retaillée très moulante, tricot de peau rose ou bleu comme les nanas, la poitrine en moins - peut-être plus gironds encore que les nanas. Le reste de la journée passe tranquillement. Trop, même, pour une journée pareille. Le soir, on décroche de cinq ou six cents mètres, après le passage du dernier convoi, jusqu’aux arrières du poste de Mô Ton. On l’occupe, pendant que le génie finit d’installer, à deux kilomètres en retrait, les premières/lignes fortifiées. En arrivant, nous pensions retrouver Bert qui s’est fait cravater ce matin par ce connard de juteux-chef, Chevreux, de la section de commandement de la compagnie. Ça va être gai si on nous casse sans arrêt l’équipe ! Bert n’est plus dans le poste. Normal, si de toute la journée personne ne l’a affranchi. Ce qui n’est pas normal, c’est qu’il ait emporté les rations K.
Enfin, il nous rejoint le lendemain matin, avec une gueule de bois dans sa musette. Chevreux, fou de rage à cause des rations, lui a filé une pêche dans sa grande gueule et trente jours de gnouf. Comme, en opération, on ne fait pas de prison, tous les jours Bert creuse des trous et, une nuit sur deux, il monte la garde à cent mètres devant les barbelés, avec seulement une grenade comme copain. On appelle cette garde : « petite sonnette » ou « tombeau » selon les dangers du coin. Ici, ce serait plutôt « tombeau ».ROMAIN - La guerre est affreuse, inhumaine, illogique. On est parfois forcé de tuer les siens pour éviter de l’être soi-même. Ces pauvres Africains s’étaient engagés pour servir la France et c’est nous, des Français, qui les avons exterminés, pour une faute dont la panique a été la seule cause, de leur côté. Ils n’ont rien fait de mal, même pas trahi ; pourtant, nous les avons abattus comme des chiens. Alors que nous aurions pu être leurs sauveurs, nous avons été leurs bourreaux.
Riton dit qu’ils ne sont qu’une mauvaise bande de bons à rien, lâches, fainéants, cruels sans nécessité, incapables de se battre en soldats, juste bons à taper sur un tam-tam en cadence. Mais que peut comprendre Riton à la vie, et surtout à l’âme, d’un être humain ? Qui sait ? Peut-être plus que je ne le crois. Et si son attitude provenait d’un désir intense de vivre, d’une spiritualité profonde qu’un Riton ne peut exprimer que par la violence ? Bert joue les cyniques, mais je suis certain que son désir de vie est plus grand, plus pur encore que le mien, et que sa haine apparente pourrait facilement se transformer en amour.
J’ai vu mon premier mort de cette guerre : un chtimi. Nous avions sauté ensemble à la 42e promotion. Toujours plein de joie et de gouaille. Il s’était engagé pour changer définitivement de pays et ne plus redescendre dans la mine. Il est mort bêtement, touché par un éclat d’obus qui ne savait où tomber et qui eût tout aussi bien pu être pour moi, puisque je n’avais pas creusé mon trou. Il n’aura pas longtemps connu la peur, celle que j’ai, moi, surtout la nuit. La nuit, c’est affreux, avec toutes ces lucioles qui veulent se faire passer pour des lampes électriques, ces ennemis qui ne sont que des arbustes, ces bruits trop silencieux. J’ai peur, et ce n’est pourtant pas de la mort. De quoi, alors ? Et Bert qui passe une nuit sur deux, seul, à cent mètres devant les barbelés, dans son trou ! Quel salaud, cet adjudant-chef !
A-t-il peur, Bert ? Je ne crois pas, bien qu’il déguise peut-être son visage. Lorsqu’il va prendre sa garde, il plaisante à haute voix :
- Dormez bien, les potes ! Aussi bien que moi ! Et il siffle les premières notes de la 5e symphonie. Sinistre !BERT - Encore plus de six cents jours à tirer. Et pendant ces six cents jours, les mêmes conneries vont pleuvoir. Actuellement, je totalise soixante jours de prison, soit deux mois de solde et trente « tombeaux », avec une grenade dégoupillée dans la main, une fusée et un poignard, seul dans la nature. Et cette maudite bruine, jour et nuit, jours ouvrables et fériés. Toujours trempé. Jamais un vêtement sec. S’ils comptent que je veille, ils se gourent. Ils ne peuvent pas sortir des barbelés. Donc, impossible de me surprendre. Je dors la nuit, dans mon trou, à poings fermés. Ils peuvent se lever tôt, les Viets, pour me trouver ! Je commence à savoir les creuser, les trous. Une amphore. Difficile d’y entrer ; mais une fois dedans, comme un pape aux yeux bleus j’y suis. Si je les entends passer, je ne bouge pas. Le bataillon tout entier peut bien se les faire couper, que ça m’en touche une sans me faire bouger l’autre !
Merde, qu’est-ce que c’est que ce bruit ? M’a semblé… Faudrait sortir la tête, pour la tranquillité. Non, ça devait être le vent. Je vais regarder. La peste soit des curieux ! Rien. Que pourrait-il bien y avoir par un temps pareil ? Que… eh, eh… mais si, y a… Des Viets ou quoi ? Ouais, ils sont cons, les gars. Vont se faire assaisonner. Planquons les meubles, fait bon chez moi… Tout de même, si je balançais la fusée, je serais peut-être amnistié ? Sûrement. Et je toucherais mes deux mois de paie… Oui, mais risqué ? Oh non, pourquoi ?
N’entends plus rien. Doivent être près des barbelés maintenant. Un peu de courage, mon kiki, et tu replonges au fond de ton trou. Y aura peut-être une médaille à la clé. Allez, vas-y Bébert !STENGLER
J’ai toujours pensé et dit que Bert est un dégueulasse. Me faire ça à moi ! Balancer une fusée, juste quand je suis de garde. Et en plus quand y a des Viets ! J’étais tranquille, avec une cibiche sous l’anorak. Elle m’a tout brûlé, la cigarette.
Eh quoi ! Ils avaient rien fait de mal, ces quatre cons. Juste des drapeaux qu’ils voulaient poser. Mais j’ai été obligé de tirer, c’est la consigne. Ça leur fera les pieds ! Et le capitaine, il est bien content. Cela dit, je m’en fous, des médailles, moi. C’est pas ça qui donne du pognon. J’aurais préféré qu’il m’amnistie, comme ce fumier de Bert, qu’il a pas eu de médaille, mais qu’il a gagné près de trois mille piastres. Y a de la chance que pour les crapules qu’ont de la prison à faire. C’est pas juste !RITON
On ne reste jamais bien longtemps quelque part. Jamais assez pour connaître le terrain à fond, en exploiter les ressources ou s’endormir dans la tranquillité. C’est ça, notre boulot à nous : être partout où c’est utile. C’est le rôle de la brigade dans les forces nord-vietnamiennes. Mais c’est aussi le rôle de deux sections dans chaque bataillon. La nôtre, la 2e section, de la 2e compagnie, on l’a affublée du titre de « Commando Léger d’Intervention ». L’intervention, ça sera pour plus tard - pour quand on fera du travail de parachutistes. Pour le moment, l’état-major nous a affectés à un piton : Raspoutine, qu’il s’appelle. Placés sur la ligne avancée, nous y ferons notre période d’acclimatation. Pratiquement, nous démarrons le séjour dans des conditions dites favorables. Bert a fait une connerie, mais il s’est rattrapé largement en prenant de gros risques. Il aurait suffi que d’autres/Viets protègent les arrières des premiers - ce qui aurait dû être - et il était fait aux pattes sans pouvoir se tirer. Dans cette histoire, Stengler a eu sa première citation.
D’un seul chargeur, il a liquidé les quatre gars, vite fait, sans bavure, sans mollesse, sans émotion. Quant à Brode, il ne s’est même pas réveillé. Il souffre de la faim, en ce moment : la faute aux rations K. Pas content. Et, quand il n’est pas content, il dort. De la même façon qu’il mange : avec frénésie. Il faudrait un palan pour le sortir de là. Romain a failli en faire les frais, un soir. À la relève de la garde, il le secoue doucement. Fiffe ! Il insiste plus fort. Subitement, sans se réveiller tout à fait, mon Brode se croit attaqué, attrape sa M.A.T. et tire. Le chargeur était replié - n’empêche que ça fait une sale impression.
Le lendemain, pour le réveiller, Bert lui a d’abord enlevé la mitraillette. Puis, pour rigoler un peu, il lui a dit qu’il avait entendu des bruits par là devant - là où il y avait justement un arbuste. Ça n’a pas traîné : un quart d’heure après, Brode commençait à tirer, et plus il tirait, plus il voyait de gens. Il reculait, assailli par des ombres et ponctuant chaque rafale d’une gueulante : « Les gars, ils nous tournent ! » Toute la compagnie s’est mise à canarder sec un long moment. Bert a fait une crise et le fou rire le reprend encore aujourd’hui.
En fait, Brode excepté, personne ne dort beaucoup. Ça doit être la chose la plus pénible à la guerre, de ne pas pouvoir dormir son compte. Même ici, sur Raspoutine, installés qu’on est comme des rois. Chaque jour, on patrouille dans les environs. Montagne, plaine, brousse. On revient complètement vannés. Malgré ça, pas moyen de ronfler. Outre les tours de garde, il y a cette anxiété constante du danger, là, juste derrière les barbelés. Faut dire aussi qu’il y a une idée rengaine pour nous saper le moral ; vingt-deux mois, ça ne se fait pas sur une jambe ! Surtout avec une situation qui se désagrège chaque jour un peu plus. Et pour entretenir cette idée, à cinq ou six cents mètres on a droit à des drapeaux ou à des pancartes avec des conneries de ce monde ou d’un autre. On a beau piéger partout, rien à foutre. Ils sont probablement des dizaines de milliers, là, dans la montagne, et ce sont des oiseaux de nuit.
Le jour où ils se décideront à attaquer, ça fera du vilain. Nous sommes installés sur un véritable pain de sucre. Pour y accéder, juste un escalier creusé entre ciel et roc. En cas de pépin, les gars de garde, en bas, grimpent et l’escalier saute. On ne pourrait nous avoir qu’à l’usure.
Le môme Romain prend des photos à longueur de journée. Le temps s’est éclairci. Il fait chaud et un ruisseau passe à cinquante mètres de nous.ROMAIN
J’ai abattu mon premier Viet, cette nuit, à une heure. Nous montions la garde à deux par poste. Toutes les deux heures, l’un des deux allait réveiller son remplaçant. Je venais juste de partir pour réveiller Chaptal, de la deuxième équipe, lorsque Brode a lancé une fusée et commencé à tirer. J’ai cru qu’il répétait la comédie de l’autre soir, mais je suis tout de même retourné à mon poste en courant. Il avait peut-être ouvert le feu d’instinct, qui peut savoir ? Mais c’est tombé pile sur des Viets qui posaient des drapeaux jaunes à étoile rouge. Une deuxième fusée est partie d’un autre poste. J’ai vu mon Viet, déjà blessé, qui essayait, à cloche-pied, d’atteindre l’abri d’un rocher. J’ai lâché, très vite, deux rafales de trois cartouches pour guider mon tir, puis une plus longue. En plein dans le mille. Il s’est cassé en deux, comme atteint par une balle invisible. À la troisième fusée, il était immobile, tassé dans une posture ridicule, comme si le milieu de son corps avait été posé sur la tête. Les armes se sont amusées un moment sur lui et sur les autres, bien que plus rien ne bougeât. Les copains, ne voulant pas s’être levés inutilement, se sont mis à vider leurs chargeurs au hasard.
Au lever du jour, nous avons retrouvé sept cadavres. Celui de mon Viet ne donnait plus du tout l’impression d’avoir été un être humain. On aurait plutôt dit un tas de viande retiré d’un réfrigérateur et jeté pour cause de putréfaction. J’ai vomi mon café.
Les coolies ont creusé un grand trou, pendant que quelques gars ramassaient les morts pour les entasser près de ce qui serait tout à l’heure leur tombe collective. L’adjudant-chef Chevreux m’a attrapé au vol:
- Donnez un coup de main à vos camarades, Romain. Bert est arrivé au même moment et s’est proposé pour me remplacer :
- Je ne vous ai rien demandé, Bert. Exécution, Romain.
- Mais enfin, vous voyez bien qu’il est malade, a protesté Bert.
La discussion s’est envenimée. Pour y mettre un terme, j’allais m’atteler à cette sale besogne : aider à rassembler les cadavres éparpillés, lorsque le sergent-chef François s’est approché :
- Mon adjudant, Romain est sous ma responsabilité, pas sous la vôtre. Romain, allez vous reposer. Vous aussi, Bert.
Chevreux a pris un air de chien battu. Il ressemblait à mon père, le jour où je l’ai frappé. Il m’a fait pitié.BERT
L’ennemi, ce n’est pas le Viet, c’est la bête Chevreux qui rôde parmi nous. M’aura, m’aura pas ? À sa façon de ne pas me regarder, je sais que c’est moi qu’il a à l’œil et que la petite baffe morale de l’autre jour, il l’a versée à mon compte débit.
Je me suis quand même mollement bidonné. Et François m’a fait cadeau d’une paie de trente jours en ramenant sa gueule. On se distrait comme on peut ! Quoique ce ne soient pas les distractions qui manquent, ici : les siestes, la rivière, les photos de Romain. Sa libido doit le travailler ferme, en ce moment. Il nous photographie à poil chaque fois qu’il le peut et il invente même des poses qui feraient le bonheur des journaux tendancieux. Il est vrai qu’on est obligés de vivre à poil ou en slip. Lui, il prétend qu’on doit toujours se conformer aux coutumes locales, et il se trimbale en pagne. Ça doit lui rappeler la joie qu’il aurait eue à être une gentille petite souris.
C’est vrai que, les souris, ça manque. Les canards à publicités ont un succès fou. Je parie que, si cette solitude dure encore longtemps, le môme va se trouver un amant. Eh, il est girond ! Et du moment qu’il n’y a pas trop de cadavres dans le secteur, il est supportable. Heureusement qu’il n’a pas vu le résultat du piégeage, il y a deux jours !
En patrouille, à plusieurs reprises, on avait remarqué des traces de campement, dans une maison en dur relativement intacte, au milieu des ruines d’un village en zone viet. Mine de rien, comme s’il s’était agi d’une patrouille normale, à cause d’éventuels guetteurs ennemis, chaque type de la section a vidé une musette de T.N.T. dans la baraque. On a installé le tout dans le grenier, et piégé avec du cordon détonant dans le foyer de la cuisine. Ce n’était pas très orthodoxe, mais ça n’a pas raté. À 4 heures du matin, boum !
On a battu le tocsin et expédié une patrouille. Heureusement, le môme était de corvée de graille, ce soir-là, donc consigné au cantonnement. Une boucherie, mes frères ! De la cervelle, des tripes, du raisiné, de l’épaule roulée et du lard en tranches au kilo. Une fortune au marché noir. Notre première belle affaire.
On fait souvent des espiègleries dans ce goût : une grenade, une mine, un obus piégé en accord avec l’artillerie ; mais ça ne donne jamais d’aussi bons résultats. C’est plus souvent un cochon qu’un Viet qui saute. Et même si c’est un Viet, on ne peut jamais le savoir. Pour nous empêcher de toucher du doigt le boulot bien fait, ces enfifrés emportent leurs morts avant qu’on arrive. Stengler, pas content du tout, dit que c’est pour nous faire honte. Rien que pour ça, il commence à les avoir dans le nez, les Viets.RITON
On rentre à Hanoï. Bien content de ce retour au calme, mais pas heureux des derniers jours sur Raspoutine. On a eu notre premier mort à la section, et la 1re compagnie son deuxième du séjour. Morts par connerie tous les deux. François s’y connaît. Il dit que ce sera pas les derniers et que 50 % des morts d’un bataillon le sont par la connerie de quelqu’un. Celui de la lre compagnie a sauté sur une de nos mines, non signalée. Le nôtre, Legris, avait décintré comme tout le monde la sûreté d’une goupille de grenade. Alors qu’il sortait de son abri à quatre pattes, l’anneau de la goupille s’est accroché à une branche et la grenade, libérée, s’est enfoncée sous l’anorak. Trop serré à la taille, Legris n’a pu se défaire. Il s’est couché sur la patate pour limiter les dégâts. Chapeau !
On meurt aussi parce qu’on n’a pas les pieds sur terre et qu’on dort au lieu de faire son boulot. Une section viet est passée à trois ou quatre cents mètres de Raspoutine, en plein après-midi. Romain était en observation, mais il ne les a pas vus. C’est un poste de la 1re compagnie, à un kilomètre de là, qui les a signalés. Trop tard ! Romain a prétendu, pour son excuse, avoir du mal à distinguer à la jumelle. Un con, oui ! Il rêvait tout éveillé. Il rêvait au côté sentiment de ce qui va nous arriver s’il continue à rêver. Il faudra lui apprendre à se décontracter pour chasser la peur. La respiration, tout est là. Respirez un bon coup, et tout va mieux. Il vient de s’apercevoir qu’il a oublié sa mitraillette à Raspoutine, contre un rocher, au départ des camions. Arrivé au cantonnement, il louera un taxi et montera la récupérer. Encore heureux qu’il y ait route ouverte et seulement une cinquantaine de kilomètres. Et heureux aussi que ce soit le 1er Bataillon Étranger de Parachutistes qui se soit installé là, et pas une mauvaise bande de bougnouls.
Si elle n’y est plus, la mitraillette, il peut compter sur le falot.
Hanoï est une jolie ville, au retour d’opération. Il faudra peut-être n’y pas prendre trop d’aises, ni s’y battre ou y faire trop de conneries, sinon, pour certains, ce sera dur de repartir.BERT
Esclavagistes ! Revenir d’O.P. et se coltiner des gardes, des corvées ! Mieux encore : des exercices de guerre, de la gymnastique ! Heureusement, grâce au Dieu des malins, il y a un service médical. Obligé quand même de se lever à 8 heures du matin pour se faire porter raide. C’est con que ça n’en peut plus, un toubib ; mais c’est vachement utile aux tiroculs. Le meilleur des symptômes, c’est la gueule de bois. Suffit qu’on l’ait, et en colonne par un, marche pour les analyses de selles, d’urines, les radios, etc. D’autant que le toubib, en bon ivrogne, aime bien les ivrognes. À moi et à ma gueule de bois il donne des fortifiants et huit jours de repos. Quel œuf!
Le repos est le bienvenu, car je me suis fait une jument de soixante-dix kilos. Elle n’est pas jolie-jolie, mais elle baise bien, et beaucoup. Plus que moi. Ça me tue. Elle est blanche, chose chère en ce pays jaune, et, surtout-surtout, elle a une auberge - la meilleure d’Hanoï - Les copains en abusent un peu. Surtout Brode, qui va finir par me faire divorcer.ROMAIN
J’ai soif ! Soif ! À trois mètres de moi, devant la porte du cantonnement, une indigène vend de la limonade, mais je n’ai pas un sou, plus un seul, depuis le premier soir de notre arrivée à Hanoï. Bert a trouvé une femme, Nadia, laide et grosse, mais qui nous invite à manger et à boire.
J’ai soif ! J’ai chaud ! C’est vraiment pénible, de monter la garde en revenant d’opération. Trop pénible.
Dire qu’il y a des imbéciles qui racontent, en France, que les gars ne s’engagent pour l’Indochine que par fainéantise et cupidité. Ridicule ! Même un sergent ne gagne pas plus de sept mille piastres. Et encore, il les dépense avec nous le soir même du jour où il les touche.
Moi, je me moque de l’argent, mais je voudrais boire une limonade bien glacée. Dix piastres seulement. Hélas!
Daniel, un pote, m’a dit qu’en fumant une pipe d’opium, mes malheurs s’arrêteraient et que je n’aurais plus ni soif ni fatigue.
Tiens, un motard de l’État-Major ! Que nous veut-il ?
Ce soir, nous allons tous dîner chez Nadia. Qu’elle est agréable, la chaude ambiance de son bar ! Il y fait bon. J’ai de la fièvre. îl fait doux et calme chez Nadia, quand on a de la fièvre, et j’aime en avoir lorsqu’il fait bien frais, assis dans un immense fauteuil sous le brasseur d’air, à la main un verre de limonade. Un rêve !
- Madame, pourriez-vous me faire crédit pour un verre de limonade ?
- Y’a pas crédit, sep. Qui z’y, crédit ? Moi y en a pas connaître.
- On dit pas « crédit », eh, du con ! On dit « keitbout », et on ne boit pas pendant la garde.
- Ah oui, ti veux keitbout ? Ti t’appelles Ducon, toi aussi, comme camarade 1re compagnie ?
Sur le cahier d’écolier où elle porte les comptes de chacun, je vois, inscrits, des tas de noms fantaisistes : Laquique, Portafaux, Bésensky… Si je lui donne mon véritable nom, maintenant, jamais elle ne voudra me croire. Je bois deux limonades, sans reprendre haleine et en emporte une troisième dans ma guérite. Si tout le monde a aussi soif que moi, où ira-t-elle, la pauvre ?
J’ai encore plus d’une heure de garde à monter, et déjà je vois mon cyclo-pousse qui m’attend, qui me fait signe. Lui aussi me fait crédit. C’est lui que j’ai pris le premier soir de notre arrivée à Hanoï, il y aura bientôt deux mois ; je l’avais généreusement rémunéré. Il m’a reconnu au retour de Raspoutine et, depuis, il vient m’attendre chaque soir.
Les cyclos sont peut-être les plus misérables habitants de ce pays, mais d’une misère inconnue en Occident, une misère dorée par le soleil, les chansons et la bonne santé. Ils passent de longues heures de farniente à se raconter d’interminables poèmes. Et, lorsqu’ils ont fait une course, vite ils jouent leur gain.
Ce soir, je vais lui dire de m’emmener fumer une pipe d’opium, pour voir s’il est vrai que ça fait passer la dysenterie, la peur, la fatigue et la soif.
Quoi ? Zut ! Crotte ! Pas de pipe, ce soir, ni de Nadia. Le bataillon est consigné, en alerte aérienne. Si on repart, on n’aura passé que huit jours à Hanoï. Et peut-être n’y reviendrai-je plus jamais ?BERT
Pourvu qu’on ne saute pas ! Pourvu qu’il pleuve, qu’il y ait des nuages, un plafond trop bas, un vent de tempête ! Ou que les Viets occupent la D.Z. et qu’on doive s’y rendre en camion !
Sont fous : c’est déjà de la connerie de sauter en temps de paix ; en temps de guerre, c’est de la démence. Quelle idée de m’engager dans cette arme de folingues ? Ah la la, parlez-moi de l’artillerie ! Un de ces jours, je, vais faire exprès de me casser une patte avec une pioche. Oui, c’est ça, avec une pioche. Au moins, là, je pourrai me payer un séjour tranquille.
Quelle combine je vais bien pouvoir trouver pour ne pas aller sauter, maintenant ?
Fasse le ciel qu’on parte en camion, oui ! Heureusement qu’on part, en tout cas. Je n’aurais jamais osé leur dire que Nadia ne veut plus les voir. Elle trouve qu’ils lui coûtent vraiment trop cher. Surtout que, les troufions, ça fait mauvais effet pour son standing.
Toutes des putains. C’est bien ce que je disais à Legris quand on s’est tapés sur la gueule. Que le Diable lui bouffe les ongles, à ce toquard. Romain, la clef des cœurs, voudrait qu’en souvenir de lui je ne prononce plus cette phrase. Comme si la mort d’un con pouvait empêcher toutes les femmes d’être des putains, et contentes de l’être puisque c’est signe de liberté et titre de noblesse.
Il était con, Legris, et il est mort en con. Toutes les trompettes de Jéricho et toutes les grandes phrases creuses n’y changeront rien. C’est irrémédiable.
Mais, moi aussi, je vais peut-être mourir aujourd’hui comme lui. Aussi connement. Mourir quand on ne se suicide pas, quand on n’y est pas décidé, c’est bête, stupide, inutile.
Becker a l’air malade. Le pourri ! Querec, son pote, lui file une gifle. Il remet ça. Encore. Le sergent-chef François ne dit rien. Becker se dégonfle, l’enculé !
- Be-cker-en-cu-lé. Be-cker-en-cu-lé…
Ah, la salope, faire ça au commando !ROMAIN
Pauvre Becker ! Son ami le gifle et tous le chassent sur l’air des lampions. Il a là tête basse et doit être très malheureux d’avoir dû montrer sa faiblesse.
L’autre fois, il m’avait traité de dégonflé parce que, lui aussi, il tentait de combattre sa peur. Maintenant, le pauvre est vaincu. Peut-être le demeurera-t-il toujours ?
Sur un commandement de « demi-tour ! » nous lui montrons le dos. Je voudrais pouvoir lui dire que je ne lui en veux pas, ni pour l’autre jour ni pour aujourd’hui.
Oh, mon Dieu, faites que jamais je ne me dégonfle ! Faites que je meure en bas, s’il le faut, mais que, toujours, je saute !RITON
R.A.S. Tout va bien à la section, mais il n’en est pas de même pour le reste du bataillon. Il y avait du vent et c’est la compagnie vietnamienne qui a enregistré le plus de casse. Fatal. Les bougnouls sont plus petits, plus légers, mais ils sautent avec les mêmes pépins réglementaires que nous. Alors, ils mettent plus longtemps à descendre et sont plus sensibles au vent. Quelques-uns ont atteint les bambous. L’un d’eux y est resté empalé. Les autres ont eu des blessures diverses, toutes graves, car le bambou est une infection. Un officier a cogné de la tête contre un mur de pierre, une espèce de caveau surmonté d’une croix. Pas clamecé, mais tout comme. Il n’avait pas de casque. Brode a failli morfler : il est tombé dans une rafale de vent et il a suivi le sol, comme s’il courait après un vol de perdreaux, sur une vingtaine de mètres. Au bout de la course, il s’est affalé dans un trou d’eau. Bert, comme toujours, a eu la bonne place : un toit de chaume qu’il a percuté à plat. Le temps d’écraser une cigarette, il a bâillé et nous a rejoints.
Ce n’est pas un saut d’O.P. - seulement un saut de liaison, car une autre unité occupait déjà le terrain. On est venu en Junker pour pouvoir, en utilisant ses facultés de planer lentement, sauter bas et groupés. À cause de la petitesse de la D.Z., le largage s’est effectué à cent vingt mètres. Pas le temps de compter les points. On s’est installés dans un village, à quatre kilomètres du point de chute.
Demain commencera pour nous l’opération Mercure. C’est la première fois qu’on nous lâche dans le delta. Quelle différence avec la demi-jungle de Raspoutine\ Ici, partout c’est la rizière, inondée en cette saison. Les villages se suivent - maisons souvent en dur, entourées de jardins. Verdure extraordinaire des arbres : flamboyants, aréquiers, manguiers.
Beaucoup d’églises, dont certaines sont de véritables cathédrales. Nous sommes sur le domaine de l’évêque de Phat-Diem, personnalité mi-politique mi-religieuse.
L’opération Mercure a pour but d’acculer à la mer les unités viet-minhs qui ont cru pouvoir renouveler dans le delta l’exploit de Hoa Binh. Elles n’ont aucune chance ; ici, seul le terrorisme peut mener le combat ; une formation groupée est immanquablement repérable, tandis que zoudids et snipers se cachent le jour, sortent la nuit, lancent quelques attaques surprises, puis disparaissent en posant pièges et mines. Leurs pièges favoris : flèches de bambou ou d’acier au fond d’un trou recouvert de branchages. Une vraie saloperie. Et ce sont les femmes, les enfants et les vieillards qui se chargent du travail.
Bon, mais ici, aujourd’hui, on n’a pas affaire à des isolés, on a en face de nous des groupes de combat, avec des chances d’accrocher sec. Démarrage à 4 heures.BERT
Je n’aime pas cette nuit. La nuit, c’est fait pour dormir, pas pour veiller. Tant qu’à veiller, que ce soit au moins en compagnie, pas tout seul à ne rien faire, tout seul avec toi-même. Oui « toi-même » que tu n’aimes pas, parce qu’en profondeur c’est trop ressemblant aux autres. Trop ressemblant à cette lope de Romain, à ce gros cul content de Riton, à ce ventre de Brode, que t’as pas su quitter une bonne fois pour toutes alors que tu en avais l’occasion. T’aurais pu être officier, sûr. Mais à quoi bon ?
Allez, vieux, cesse de râler et mets-toi à table. La nuit indochinoise, c’est fait pour ça. Tu leur ressembles. T’es pareil à eux et mille excuses n’y changeront rien. Affamés, mythomanes, idéalistes, cons - tu n’es que leur complément. Tous ensemble, vous êtes l’Équipe.
Pour quoi faire ? À quoi ça sert ? Tu n’en sais rien et tu t’en fous. C’est l’Équipe. Que quelqu’un meure, c’est sans importance. Même s’il est mal mort, il continue à faire partie de l’Équipe. Il en constitue la trame, la légende, l’essence.
Et pourtant, je suis un individualiste, MOI, un fidèle, un forcené, un convaincu. Ma foi, mon Dieu, ma patrie, mon équipe, ma passion, c’est MOI. Oui ! Mais même si je vaux mieux que tous les autres, que tous les autres ensemble, je ne suis qu’un tout petit rouage, je ne suis que Bert, de l’Équipe. Et la meilleure de mes ambitions ne sera jamais qu’une gageure, une inutilité. C’est très bien comme ça. L’humilité chrétienne. Le paradis aux pauvres d’esprit.
Et je serai bientôt assez con pour m’en convaincre. Par la faute de cette coquine de Dieu de nuit d’Indochine. Trop lourde, trop silencieuse, trop chaude. Pas une nuit de civilisés. Un nuage d’opium - de celui que vous fait l’esprit clair.
Je n’ai pas envie de voir clair en moi-même. Je préfère garder mes illusions et me croire natif d’une autre planète.ROMAIN
Nous avons démarré à 4 heures, avec l’espoir secret que cette opération apporterait la réponse à toutes les questions, parce qu’elle nous entraîne ailleurs. Il faut toujours aller chercher ailleurs la réponse qu’on ne peut trouver sur place. Même Bert, qui se prend pour un génie et qui réfléchit sans cesse, doit être d’accord avec moi.
Ils nous ont promis que ce serait dur. Tant mieux.
En file, nous avons d’abord suivi une diguette ; puis, à l’approche des villages, nous avons pris la formation d’assaut.
C’est toujours très impressionnant, un assaut, même lorsque ce n’est qu’une simple précaution. À midi, nous avons tué notre premier cochon et fait bombance. Je me demande qui est le plus cochon : celui que nous avons mangé, ou Brode ? Il faut l’avoir vu mordre à pleines dents dans un jambon pour se persuader que la « gueule », quand elle a fini de devenir « bouche », peut tenir lieu d’idéal, d’amour et de personnalité. J’en ai pris des photos.
Nous avons stoppé la progression, de 13 à 15 heures, et j’ai pu enfin visiter de fond en comble un village tonkinois, avec sa pagode, ses jardins, ses mille cultures et richesses. Malgré la chaleur, l’eau des puits y est toujours fraîche. Le toit des maisons - parfois en tuiles superposées sur de grandes épaisseurs, le plus souvent en chaume - conserve la fraîcheur le jour, la chaleur la nuit. L’encens qui brûle en permanence chasse les insectes et les mauvaises bêtes. Mais la pagode reste le Paradis au milieu de ces petits édens. Le silence y est comparable à celui de nos cathédrales. J’aimerais en posséder une, dans mon jardin en France.
Dans les villages catholiques, on rencontre de grandes églises dont la plupart de nos villages de la métropole s’enorgueilliraient ; mais les pagodes restent petites, plus à la portée de l’individu. Tout comme le bouddhisme qui y est célébré, et qui ne demande pas l’immense provision de foi nécessaire aux catholiques - seulement l’acceptation de ce qui est.
Je commence à comprendre l’idiotie des légendes qui veulent le Jaune mystérieux, fanatique, mystique. Rien n’est plus faux. Exemple : le riz. Il contient de la vitamine D, très semblable à l’hormone femelle. Ajoutons-y la chaleur, le fait que le Jaune ne boit, en temps normal, que du thé chaud, et aussi le travail dans la rizière, qui affine les formes sans les nouer, et reste à voir si, au bout de quelques milliers d’années, nous serions très différents des Jaunes.
De différence, si, il y en a tout de même une : c’est que la vie est plus douce, ici, plus facile. On s’attache peut-être moins, dans de telles conditions, à des idées ou à des formes trop fonctionnelles.
Deux sujets d’étonnement général, dans la fouille des villages : d’abord les stocks de tabac, blond ou brun, infumable pour nous (trop fort pour être utilisé hormis dans une pipe à eau) ; ensuite, la « piastre Hô Chi Minh ». Elle a beau être presque sans valeur, si nous avions pu l’échanger, nous l’aurions fait. Vains regrets. Nous avons brûlé tout le stock : des milliards. Il eût peut-être été plus politique de les distribuer aux indigènes.BRODE
Ils vont réussir à me faire croire que je ne suis pas normal. Eh bien oui, je mange ! Et alors ? Je ne mange pas les rations des autres, mais seulement ce qu’il y a à manger. Ça fait du poids, d’accord. N’empêche, je ne comprends pas qu’on me prenne en photo comme une curiosité touristique, ni même que des regards me suivent à la dérobée. Je n’y peux rien si, eux, ils sont des dégénérés. Il n’y a qu’à voir ce que mange un oiseau ou un chien par rapport à sa taille. Est-ce que je les regarde, moi, quand ils vont baiser deux ou même trois fois dans la journée ? Et je ne prends pas de photos !
Il faudra que j’écrive à ma grand-mère, un de ces jours, pour lui raconter le gaspillage que c’est, ici. Elle, quand elle tue le cochon, elle laisse rien perdre. Ici, on tue un cochon rien que pour avoir un peu de graisse, de quoi faire cuire un pigeon. Quand je vois ça, je suis si dégoûté que je tirerais des rafales. Ah, c’est beau la guerre !
Je me force tant que je peux. Tellement que je vais en perdre l’appétit. Mais je ne mange pas le centième de ce qu’on jette. Quand je pense qu’il y a quinze jours à peine je dormais pour pouvoir rêver d’une andouillette et d’un plat de tripes. Au réveil, je mélangeais le rêve et la réalité et je cherchais partout, croyant qu’on me les avait volés.
Hier soir, on a pris un cochon. On lui a bourré le ventre de toutes les herbes et légumes qu’on a pu trouver. On l’a bien enrobé de terre glaise et fourré dans un trou rempli de braises. Au bout de deux heures, les braises étaient froides. On a cassé la terre. Le cochon était cuit et on l’a servi. Quel régal ! J’ai gardé les restes dans ma musette pour aujourd’hui. C’est égal, je suis un peu écœuré. C’est peut-être le foie. Un peu de marche me fera du bien.RITON - Marche ou crève ! En fait de marche, ce sera un jour fameux. Un jour de bagarres aussi, de gloire et de colère. On le mettra sous le signe du buffle. Le buffle est un animal paisible, une bonne vache. Mais un coup de sifflet, et la bonne vache devient taureau furieux. Bert compare le buffle à certaines « peuplades européennes » (sic).
Sifflements doux, on travaille. Sifflements stridents, on monte à l’assaut.
Ça me fait chier !
Ce matin, on a démarré vers la cinquième heure notre quatrième jour d’opération Mercure. Romain est en pointe et, au sortir d’un fourré, surpris, il lâche une rafale sur un buffle embusqué. Chose plutôt rare, celui-là tombe raide. Le bataillon, mal réveillé et ne sachant ce qui se passe, se met à rafaler pendant dix minutes dans tous les azimuts. On reprend alors la progression et, à 10 heures, on n’a toujours rien accroché. Par-ci par-là, on trouve de vieux jetons, même pas bons pour la ferraille, et des malades qui font semblant d’être à l’agonie. Déjà le pays se fait moins riche et la rizière est pelée par endroits. Signe qu’on approche de la mer.
On traverse un vaste terre-plein, semblable à une esplanade. En bordure, quelques maisons. Plus loin, un mur bas, comme une clôture de jardin. Nous marchons sans inquiétude, en file indienne. Quatre jours de promenade nous ont endormis. Quelques buffles - cinq ou six - paissent tranquillement. Bert se met à siffler. Très spirituel. Porte la scoumoune, ce mec : c’est juste à ce moment que ça se met à siffler pour de bon. Et pas du vent. Avant nous ils réagissent, les buffles ! Faut les voir se déplacer, les monstres, pour comprendre qu’on puisse ne s’occuper que de son propre cul et oublier le reste. Le reste : les rafales là-bas devant - on n’a pas tout de suite saisi le rapport avec les sifflements. Faut dire que, des rafales, il y a toujours un con pour en lâcher à tout propos. Même dans les moments où le vol d’un moustique prend des proportions de sirène d’alerte. Par exemple, Romain, ce matin.
C’est le sergent-chef François qui nous a ramenés sur terre en gueulant :
- Au mur, en avant !
On est parti, à cavaler comme des dingues tout en essayant de repérer quelque chose, en face. François aussi ; mais, à un moment, il a ralenti sa course et tourné la tête pour les traînards ou les couchés. Fallait pas ! Il est quand même arrivé au mur, mais en semant la moitié de sa cervelle en route. La bastos l’a pris sous l’oreille. Pas le seul, deux autres pour lui tenir compagnie. D’abord Chaptal : balle dans le ventre. Deux heures il a mis pour clamecer. À la fin, même la morphine n’agissait plus. Puis j’ai entendu Stengler qui appelait :
- Eh, Brode, eh ! Ça va pas ?
Tu parles si ça n’allait pas ! Il était parti bouffer les pissenlits par la racine, le vieux frère. Quand j’ai vu ça - le trou de rien du tout dans le cigare - le temps de la colère m’est monté. Bert m’a pris en déséquilibre à l’instant où je passais le mur en hurlant, et il m’a foutu la gueule par terre. Mais j’avais pris un coup de dingue. Je voyais plus que du rouge. S’il voulait m’empêcher de passer, c’est lui qui allait y passer. Il ne faisait pas le poids devant ma rage.
C’est le môme Romain qui m’a sonné. De tout son poids, au menton, et une grenade dans la main. Comme un pro, le môme - avec son visage tout plâtré de poussière et de larmes.
Je me souviens pas de grand-chose. Peut-être qu’il y a rien eu, de tout le temps où j’étais, paraît-il, assis par terre, laissant mes larmes couler, sans autre réaction, complètement sonné. Pas K.O., non : sonné.
Les infirmiers sont venus évacuer mon pote, longtemps après les blessés.
Dans le sac de ce vieux Brode, on a trouvé une cuisse du cochon qu’on avait fait cuire hier.
Je voudrais bien te donner mes rations K, mon frangin, que des fois, sait-on jamais, là où tu vas…BERT
On a salement dérouillé, à la compagnie : sept morts, quinze blessés. Heureusement que le plaisir d’être vivant compense ces petits désagréments, sinon y aurait de quoi finir dingue. Suffit de regarder les types et de vivre le reste de la journée avec eux pour comprendre.
L’artillerie est trop loin pour être efficace. Elle a tout de même pilonné le terrain devant nous et, le temps de placer les nouveaux panneaux de signalisation du juteux-chef, la chasse s’est mise à nous parachuter ce bon vieux napalm. Jolis champignons ! Bonne aubaine !
- Romain, va te laver la gueule, c’est le feu d’artifice.
- Bert ! Réplique-t-il, sur le ton « léger reproche profonde tristesse ».
C’est vrai qu’il cultive le souvenir, lui. Qu’à cela ne tienne. Je laisse tomber :
- C’est en leur honneur, le feu d’artifice.
- À l’assaut !
Ça, c’est un ordre du commandant de compagnie. Faut l’avoir entendu gueuler au moins une fois dans la vie : le fanatisme le plus pur, le hurlement total, la haine puissance infini multipliée par la rage.
La suite, c’est folie, démence noire. Les gars s’élancent à tombeau ouvert, en hordes, déchaînés, inhumains, magnifiques. C’est à qui bousculera l’autre pour arriver plus vite. Comme si l’on servait aü bout l’élixir de longue vie. Et la mort se trimbale partout avec des allures de chien qui cherche ses maîtres.
Ça a été un carnage. On n’a rien laissé vivant ou debout sur cinq ou six kilomètres : vieillards, malades, femmes, enfants, poules, cochons, bicoques, pagodes… Tout. Au coupe-coupe et à l’allumette. Plus on avançait et, comme un fait exprès, plus les populations montraient le bout de leur nez. Normal : à notre approche, ils avaient tous fui. Maintenant, le dos à la mer, ils perdaient le courage de continuer. Trop de fatigue. Place aux jeunes. Les vieux et les malades, au cocotier ! Ah, veulent jouer les cons ? Leur apprendra !
Les gens, c’est facile à tuer au coupe-coupe. Coupe-coupe français. Réglementaire. Très lourd. Bien en main. Pas comme le modèle américain : modèle d’esthète, tout juste bon pour couper un cou de poulet - et encore ! En se faisant mal au bras. Les poulets, on a eu du mal à les attraper, tandis que les gens, ça tend le cou et ça donne du cul. Affirmatif ! J’ai vu ça. Un vieux couple croupissait dans la plus dégueulasse baraque d’un village dégueulasse. Quelqu’un va liquider ces deux charognes. Le mari d’abord, hop ! La vieille a alors, d’une main, un geste de refus vers le canon de la mitraillette et, de l’autre, elle promet quelque chose à venir. Quoi ? Des sous ? Non, elle se déculotte et s’allonge, les jambes en grand-angle.
Trop pressés, pas le temps de rigoler.
Une chance, fous comme on était, qu’il n’y ait pas eu de Viets. Mais disparus, les Viets, volatilisés.
Je fais râler ce malade de Mougel en lui disant que ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il bouffera son foie de bonhomme, cuit dans la graisse de porc et bien farci d’échalotes et de piments rouges - son obsession depuis que nous avons débarqué en Indo. Il me répond : « Patience ! Patience ! » Et il glousse, l’anthropophage. Y en a qui doutent de rien.
Même le Romain qui se dessale !ROMAIN
Quand je pense que je me faisais de la bile pour mon Viet de la R.C. 6. Maintenant, je me demande jusqu’où j’irais dans la sauvagerie. La vie humaine a-t-elle si peu de valeur qu’une simple colère nous autorise à la supprimer ? Et avons-nous le droit, au nom de la Justice (?), de massacrer des enfants, des vieillards et même des infirmes ? D’anéantir l’œuvre de plusieurs générations ? Est-il impossible d’accomplir notre travail, notre devoir, de nous livrer à notre recherche de nous-même ou à notre amusement, sans tuer ? Impossible de calmer notre haine ou notre passion ? De refréner notre colère au lieu de la déverser sur des âmes vives ? Après tout, un soldat, un volontaire n’existe que pour se faire tuer un jour. A-t-il obligation d’entraîner le monde dans la mort à sa suite ?
Je suis de nouveau malade, ce soir. Dysenterie. Malade de toute cette honte, de la sauvagerie de ceux qui sont pourtant parmi ce que l’humanité compte de plus beau. Malade de ce que la vie ne soit une chose importante et précieuse qu’aux seuls yeux de ceux qui aiment.
Et encore ! Pendant combien de temps ? Longtemps ? Pour toujours ? Mais qu’est-ce qu’une vie, dans l’éternité ?
Si l’âme continue quelque temps à se promener parmi les vivants, alors la leur à tous, celle de chacune de nos victimes, est peut-être là à nous regarder dans la nuit, de ses petits yeux étonnés pleins de peur.
Demain matin, nous partirons très tôt et, pour ne pas alerter l’ennemi éventuel, nous ne brûlerons pas ce village, son village. Il ne nous aura servi qu’à dormir, mais, pour elle il était tout son court passé et tout son avenir, son unique horizon. Il pourrait bien brûler maintenant, puisqu’il ne sert plus à rien.
Tout à l’heure, à la fin de cette journée maudite, nous avons, ici, donné le dernier assaut. J’ai pénétré le premier dans la cagna de paille où des vieillards attendaient anxieusement que passe la bourrasque. Des vieillards, mais aussi des enfants, dont elle. Huit ans à peu près. Belle. Grand pantalon noir. Chemisier blanc. Bandeau dans les cheveux.
J’ai bousculé les vieux pour mieux fouiller la maison, terroriser et ne pas risquer d’être surpris. Naturellement, je hurlais - c’est la consigne, la logique : on doit hurler. C’est à ce moment-là qu’elle est partie en courant. Elle est passée sous le nez de Bert. Décontracté, il n’a même pas semblé la voir. Il lui aurait pourtant été facile de lui faire un croc-en-jambe pour lui éviter le pire, puisqu’il avait été décidé d’épargner le village et de conserver les habitants pour nous servir, la nuit. Non, il l’a laissée filer, se précipiter vers la rizière, vers les villages de demain. De la porte, j’ai lâché une courte rafale pour l’obliger à se coucher, mais mon chargeur s’est bloqué ; le temps de le dégager, et elle avait atteint l’orée du village et la diguette. Elle courait à petits pas pressés. Les gars se sont alors mis en position sur la lisière, doucement, en prenant bien leur temps, comme à la foire. Gosse, sergent d’école, qui a remplacé François, mort, la tête emportée, ce matin, a commencé le tir à la carabine. Moi, pour rattraper mon erreur, je l’ai suivi. J’ai vu une traceuse ricocher sur le petit corps et grimper en chandelle vers le ciel, comme une âme assoiffée de Dieu.
Elle s’est arrêtée, comme essoufflée. Puis elle a encore fait deux ou trois pas, les bras ballants, avant de s’affaisser sur elle-même, dans ses vêtements, comme un suaire abandonné par son fantôme. Elle avait été jolie, fine, menue, comme seuls peuvent l’être ces merveilleux enfants du Vietnam. Elle n’était plus qu’un minuscule tas de vêtements. Il n’y avait plus d’intelligence, plus de beauté, plus de rire dans le monde. Elle avait tout emporté avec elle - tout l’amour, toute la joie de vivre - nous laissant seuls, sans idéal, sans victoire.
Prie pour moi, petite fille.