Nicolas Jaillet
Fatal baby
Un premier bébé, la plus merveilleuse des aventures… Mais l’expérience devient un challenge quand le nouveau-né est doué de superpouvoirs impossibles à contrôler. Et elle se transforme en cauchemar quand un laboratoire pharmaceutique pour le moins douteux décide de mettre la main sur cet enfant, coûte que coûte. Julie, jeune femme au tempérament bien trempé, doit fuir aux quatre coins du monde avec sa fille dans les bras. Mais il ne sera pas dit qu’une mère est à court de ressources quand il s’agit de protéger son enfant… Ses poursuivants ont intérêt à s’accrocher.
Après Mauvaise graine, Nicolas Jaillet nous offre un nouveau thriller trépidant. Dans cette cavale entre rire et adrénaline, culture pop et littérature noire s’entremêlent pour nous offrir quelques heures de pur bonheur de lecture.
- Nicolas Jaillet est né en 1971 en région parisienne. Il a été comédien, musicien et a publié cinq romans, notamment aux éditions Bragelonne, ainsi que deux livres jeunesse. Il explore les frontières des genres avec intelligence et maîtrise.
- Revue de presseFatal baby est la preuve ultime que des idées les plus loufoques peuvent naître les meilleurs thillers.Un polar drôle et une bonne histoire !Action et humour font bon ménage pour notre bonheur !On ne boude pas son plaisir de voir une héroïne prendre aussi fermement sa (sur)vie en main.Derrière l’aspect « coup de poing » du récit se niche une incroyable délicatesse dans la perception des rapport mère-fille et des sentiments complexes d’une jeune maman.
Elle roule. Ses yeux brûlent. De plus en plus souvent, elle éprouve le besoin de secouer la tête pour éviter de s’endormir. Elle suit des lignes droites qui se perdent dans de molles collines. Quelques forêts. Des immensités. Des déserts. Au pluriel. Elle est venue pour ça. Elle est servie.
Elle essaye de retrouver le nom de la dernière ville qu’elle a traversée. Elle s’était promis de les garder en mémoire. Les noms au moins, pour donner un sens à sa fuite absurde. Son déplacement perpétuel. Pour la dernière, elle avait trouvé un truc. Il y avait quelque chose d’incongru, dans le nom de ce bourg perdu, avec son bureau de poste, son bar-supérette et ses trois concessionnaires de machines agricoles monstrueuses. Un moyen mnémotechnique implacable. Elle a complètement oublié.
Une pellicule d’humidité se forme sur le pare-brise. Ici, on attend la neige depuis une dizaine de jours. Les gens s’étonnent de cette douceur d’automne, qui s’étend jusqu’à la mi-novembre. Ils parlent du « grand hiver» qui vient, avec une joie d’enfant, comme d’une catastrophe habituelle, et pourtant qu’on espère.
Le crachin s’agglutine en gouttes, qui glissent et forment des dessins aléatoires, balayées de loin en loin par les essuie-glaces. La jeune femme épuisée, dans son état de demi-conscience, croit y voir apparaître le buste d’un homme en frac. Cheveux noirs, le teint pâle, de petites moustaches. Avant de sombrer, elle prend conscience que cette vision est déjà un rêve. Elle s’en extrait dans un sursaut, le cœur battant. Elle était en train de s’endormir au volant. Pour de bon. Elle allait les envoyer toutes les deux dans le décor. Il faut qu’elle s’arrête. Même si cette idée-là l’effraie autant que l’accident.
L’homme en frac, au teint pâle, aux cheveux noirs. Ça y est. Elle a trouvé le nom. Marcel Proust. Pourquoi Proust? À cause de la dernière ville traversée. Odette? Albertine?
Swann. C’est ça. Swan Lake. Ou Swan River. Seule au volant, la jeune femme acquiesce. Le chapelet de noms lui revient en mémoire.
Russell, Inglis, Dropmore, Benito, Durban, Kentville… Swan River. Elle sent qu’elle pique du nez. Elle se redresse. Cligne des yeux. Secoue la tête. Sans résultat. Cette litanie l’endort. Tout l’endort. Elle peut bouger autant qu’elle veut, la torpeur est trop forte. Il faut qu’elle s’arrête. Elle ne tient plus le coup. Un instant, elle se sent parfaitement en forme, et l’instant d’après, elle sombre sans s’en apercevoir. Elle va les flanquer dans le fossé, toutes les deux. Perdues au milieu de nulle part, sans témoins, sans possibilité de fuite, elles offriront des cibles faciles.
Au chuintement doux, presque mélodieux, des essuie-glaces, succède un son plus rugueux. Le pare-brise est sec. La bruine a cessé. Le brouillard se dissipe. Une nouvelle vallée se dessine, la visibilité s’étend. Une tache apparaît au loin, sur la plaine. Un long rectangle gris accroché à la route, flanqué de deux camions à l’arrêt. Une station-service, qui fait aussi restaurant – de ceux qu’on appelle snack en français, et ici diner. Boire un café, en voilà une bonne idée. Un café, une tarte aux pommes et une courte sieste. Ce serait sage, en plus d’être agréable.
La jeune femme hoche la tête, pour approuver sa propre décision. Elle a faim. Elle a mal aux seins. Elle se sent fiévreuse. Il faut qu’elle change son pansement. Autant de bonnes raisons pour faire une halte ici. Et pourtant, elle ne ralentit pas. Elle hésite. Elle avait prévu de s’arrêter dans une ville de taille moyenne. Une ville avec des passants dans les rues. Des témoins. Mais pas de caméras.
Elle jette un regard dans le miroir accroché au rétroviseur. La petite dort encore. Il serait peut-être judicieux d’en profiter pour bouffer de la route. Même si ça n’a pas de sens, parce qu’ils sont partout. Rouler pour rouler. C’est toujours mieux que de penser. Petit détail : est-ce qu’elle a les moyens de se poser la question? Est-ce qu’elle a assez d’essence? La jeune femme contrôle la jauge. Le voyant est allumé. Elle est sur la réserve. Depuis combien de temps? Elle l’ignore. D’ailleurs, peu importe. Elle ne sait pas non plus à quelle distance se trouve la prochaine pompe. Inutile de forcer le destin.
Elle donne un coup de frein, rétrograde et fait les contrôles d’usage. La route est déserte, à perte de vue, derrière, comme devant. Mais par acquit de conscience, elle allume son clignotant avant de quitter la route pour entrer sur le parking.
Elle ne se gare pas tout de suite. Elle longe d’abord les deux camions à l’arrêt. Elle va s’offrir un petit tour d’observation. Le restaurant est posé au milieu d’un terrain dégagé. Elle longe la façade, lentement. Elle repère trois silhouettes à travers la baie vitrée. Deux clients assis à des tables séparées, la serveuse derrière son bar. Ça colle avec les deux camions. Elle regarde l’horloge. Quinze heures et des poussières. Ça colle avec l’heure. Le calme, après le coup de feu. Les deux retardataires qui sirotent leur café avant de reprendre la route. Ils ont peut-être attendu la fin de l’averse avant de ressortir. Ils ne vont pas tarder.
Elle a l’habitude de faire ça. Prendre note de plusieurs éléments différents. Le décor, les personnes en présence, leurs vêtements, dans le détail. Le temps qu’il fait, l’heure qu’il est. Les connecter. Chercher les incohérences. Le détail qui cloche.
Elle poursuit sa visite. Elle sait que la serveuse l’a repérée. Si c’est une vraie serveuse, elle va se demander pourquoi cette cliente a fait le tour du bâtiment avant de venir commander son petit café et sa tarte aux pommes. Elle n’osera pas le lui demander, sans doute. Mais il y aura une inquiétude dans son regard. Une question. Si ce n’est pas une vraie serveuse, elle n’aura pas l’air de s’étonner. Ça va se jouer en un quart de seconde. Il faudra être très vigilante, au moment d’entrer dans le bar. Choper ce premier regard. Il sera lourd d’informations.
À l’arrière du restaurant, deux voitures et une moto sont garées. Celles du personnel. En ce début d’après-midi, il doit rester la serveuse, plus un cuistot qui avale rapidement un repas décalé, et un garçon de cuisine qui finit la plonge dans l’arrière-salle en priant pour que les derniers clients ne demandent pas un énième rab de café et qu’ils se cassent enfin. Ça colle.
Elle boucle son tour d’observation. En plus de l’entrée principale, le restaurant offre deux issues possibles à l’arrière: une porte en bois donnant sur deux poubelles (les cuisines) et une fenêtre carrée, en hauteur (les toilettes). Au cas où elle devait utiliser l’une de ces issues, il lui resterait une cinquantaine de mètres à parcourir avant d’atteindre les bois. Autant d’occasions pour eux de lui en placer une entre les omoplates. Mais bon. L’avantage, c’est qu’elle aura tout le temps de les voir venir, elle aussi.
Elle s’arrête devant la pompe, hésite avant de couper le contact. La petite a gémi, troublée dans son sommeil par l’arrêt de la voiture. Sans se retourner, la jeune femme murmure en direction du rétroviseur :
– Shht. Dors encore. Je vais faire le plein, et après… hmmm… c’est le goûter!