Richard Schittly
Commissaire Michel Neyret
Chute d’une star de l’antigang
- Correspondant du Monde à Lyon, ancien reporter au service Justice faits-divers du quotidien Le Progrès de Lyon, Richard Schittly est un familier des bureaux des policiers et hommes de lois lyonnais. Il a côtoyé professionnellement Michel Neyret durant quinze ans.
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Prologue
29 septembre 2011,
département de l’Isère, à l’aube.
Un convoi de véhicules sombres quitte Vienne par l’est. Dans le brouillard du petit matin, la route de campagne se déroule en virages. Les voitures progressent lentement, entre champs de maïs et zones industrielles. Kilomètres monotones. Bientôt, les habitations se font plus rares, la route se rétrécit. Longée par de profonds fossés, on la dirait tracée sur un monticule, en équilibre instable.
En bordure de champs, des panneaux publicitaires vantent les mérites des établissements de la région. Malgré la brume et l’heure précoce, les lettres gothiques blanches annonçant La Gabetière, hôtel trois étoiles, se détachent sur le fond sombre de l’enseigne perchée sur un piquet.
Avant le village d’Estrablin, entre deux courbes de la route, la propriété apparaît, rectangle de verdure déposé à l’écart de la chaussée. Des sapins, des platanes et des cèdres surplombent le mur de pierre qui longe la départementale. Le convoi ralentit, coupe à gauche, passe un petit portail coulissant et entre dans le parc. La bâtisse de trois étages se distingue sur la droite, au fond du terrain ombragé. Dans la cour, la petite tour de style médiéval et l’ancien pigeonnier en pierres confèrent à l’ensemble les allures d’un manoir qu’on dirait maquillé de crépi rosâtre.
Tout dort encore. Les volets blancs sont fermés. Seul le crissement des graviers sous les roues trouble la tranquillité des lieux. Doucement, les voitures se déploient en éventail, le cortège encercle la grande résidence. Les portières s’ouvrent sans se refermer. Une dizaine d’hommes et de femmes, silencieux, concentrés, descendent des véhicules et s’approchent du bâtiment endormi. Certains sont armés, d’autres portent un brassard de police.
Au premier coup de sonnette, la porte s’ouvre. Sur le seuil, un homme apparaît, comme sorti des limbes, cheveux bruns en bataille, visage marqué par une nuit trop courte. Bien loin de l’image que les médias renvoient de lui, mèche souple, barbe de trois jours, sourire en coin et regard brillant. Avec ses chemises blanches, cols ouverts, ses costumes de bonne coupe, il a une élégance décontractée, soignée sans être guindée. Jouant de ses airs faussement canailles, il n’a pas besoin de pousser beaucoup son charisme naturel pour gagner auprès du grand public l’image d’un justicier à gueule de cinéma.
Dans la froideur matinale, l’homme est debout, impassible. Un masque semble avoir figé ses traits fatigués. Celui qui dirige les opérations décline son nom et sa fonction : Daniel Jacqueme, commissaire de police à l’Inspection générale des services. Il annonce sa mission, détachant bien les mots, comme s’il tentait de se convaincre qu’il vient bien, lui, ici et maintenant, déboulonner une icône. Cet homme en face de lui, le commissaire est venu l’interpeller et le placer en garde à vue, en vertu d’une commission rogatoire d’un juge d’instruction de Paris. Cet homme connaît l’Inspection des services et sait qu’elle ne vient pas chez lui sans avoir ses raisons. Mais l’enquête qui le vise, il n’en imagine pas encore l’ampleur.
Cet homme, c’est le commissaire Michel Neyret, directeur adjoint de la Direction interrégionale de police judiciaire de Lyon. Toute sa carrière, il a arrêté des malfaiteurs. Aujourd’hui, les rôles sont inversés. Le commissaire, ex-cador
de l’antigang, tombe entre les mains de la police des polices. Le monde se retourne comme un gant.
Jours de gloire
Antigang, 8 mai 2003.
Les portes claquent dans la cour de l’hôtel de police central. Pistolet dans le holster, glissé à la ceinture ou sous l’aisselle, gilet pare-balles enfilé en courant dans l’escalier, gyrophares plaqués sur les toits, barrière levée : la brigade antigang de Lyon surgit tel un essaim de guêpes. Le convoi file par la rue Marius-Berliet, pneus crissant, moteurs vrombissant, à travers l’agglomération. Direction plein sud, destination la Drôme.
Il ne s’agit ni d’un braquage, ni d’un convoi de drogue. La brigade de recherche et d’intervention (BRI *), dirigée par le commissaire Neyret, se lance aux trousses de fugitifs recherchés par toutes les polices de France. Elle ne sait pas encore que les longues heures de traque qui commencent vont entrer dans les annales policières.
Trois semaines auparavant, un pilote d’hélicoptère a été pris en otage alors qu’il s’apprêtait à décoller d’un terrain situé à La Fare-les-Oliviers.
Quelques minutes plus tard, l’engin survolait le paysage provençal, au sud-est d’Aix-en-Provence, où les contreforts de la montagne Sainte-Victoire
alternent avec des nappes suburbaines, zones industrielles et commerciales. L’appareil a stationné au-dessus de la prison de Luynes, située dans le sillage de l’autoroute A51.
Un homme s’est laissé glisser le long d’un filin, deus ex machina en cagoule découpant à la disqueuse le filet métallique de la cour du quartier d’isolement. En quelques secondes, trois détenus étaient hissés à l’intérieur de l’hélico, qui disparaissait à l’horizon. En réalité, l’appareil ne s’était éloigné que de quelques kilomètres pour se poser en douceur sur le stade de Jas-de-Bouffan, un village tout proche. La bande avait aussitôt pris la fuite à bord d’une Golf GTI grise, envolée. Un scénario précis, gonflé, plein de sang-froid. Un défi à l’autorité de l’État.
Ce 8 mai, la police suisse signale la présence sur son territoire d’une équipe suspectée de préparer un braquage. Le groupe pourrait correspondre au signalement des trois évadés de Luynes. Les suspects ont pris la route à bord d’une Volkswagen Passat break gris clair, en direction de la « France voisine », comme on dit à Genève. La BRI de Lyon est chargée de prendre le relais à partir de la Haute-Savoie.
Le schéma est assez classique dans cette région frontalière. Les Suisses ont l’habitude des incursions de la délinquance lyonnaise : braquages, vols de voitures, les voyous lyonnais remontent très loin en territoire helvète. En réplique, les autorités des deux pays ont créé un centre de coopération policière et douanière pour faciliter les procédures et échanger les renseignements.
L’affaire tombe mal pour un gouvernement qui fait de la sécurité son cheval de bataille. Très mal même. L’échappée de Luynes est la troisième évasion en moins de six semaines dans les prisons françaises. Il y a eu Borgo en Corse. Puis Fresnes, d’où s’est extirpé le fameux Antonio Ferrara,
à coups d’explosifs. À présent, Luynes. Et les malfrats en cavale ne sont pas des demi-sel : Franck Perletto, 41 ans, truand notoire du Var, devait comparaître avec son frère et dix autres accusés devant une cour d’assises spéciale pour trafic de stupéfiants. Éric Alboreo, 39 ans, et Michel Valero, 46 ans, sont tous les deux impliqués dans une attaque de fourgon blindé à Salon-de-Provence, soldée par la mort d’un convoyeur. Le trio de choc est dans la nature. Il n’en faut pas plus au ministre de l’Intérieur pour enfourcher ses thèmes de prédilection. Nicolas Sarkozy déclare : « Les équipes sont mobilisées pour les retrouver et les remettre là où ils doivent être, c’est-à-dire en prison. »
18 heures. La Passat file à vive allure en direction de Valence, sur l’autoroute A7. Les groupes de la brigade antigang se rassemblent. Bipés chez eux, des policiers rejoignent directement le dispositif. La filature s’enclenche, selon une mécanique bien huilée.
19 h 30. La voiture grise, avec deux hommes à bord, fait par un commando équipé d’armes de guerre et d’explosifs. Il sera repris en juillet et condamné en 2010 pour évasion à douze ans de prison. Une pause à la station Shell, sur l’aire de Portes-lès-Valence, dans la vallée du Rhône. L’antigang arrive dans la station en catimini, avec vue sur ses objectifs. La tension monte d’un cran. Les pontes de la PJ suivent en direct le déroulement des événements. Ils suggèrent avec insistance le renfort du Groupe intervention de la police nationale (GIPN), pour passer à l’action le plus rapidement possible. Selon eux, les évadés sont à portée de main, il faut en profiter. C’est la politique du résultat immédiat, l’irrésistible envie d’en découdre, pour annoncer une bonne nouvelle à la hiérarchie.
Les coups de téléphone de la direction centrale, les impatiences des cabinets ministériels, Neyret connaît. Il a une autre idée en tête. Les suspects ne sont que deux dans la voiture. Il existe donc une probabilité pour qu’ils rejoignent des comparses quelque part. La filature pourrait mener au troisième évadé, voire aux complices qui ont fomenté l’évasion. C’est une pure intuition policière. En attendant, les deux suspects sont entrés dans la cafétéria de l’aire d’autoroute. L’ordre devient pressant : interpeller, en finir enfin. Pas impressionné, Neyret maintient son option. À ses chefs de groupe, par la radio cryptée réservée à l’antigang, il ordonne : « On attend, on reste comme ça »
La BRI suit, confiante dans les choix d’un patron qui ne s’est jamais fourvoyé. Les fugitifs repartent. Une heure après, ils quittent l’A7, plus au sud.
À Bollène, entre Montélimar et Orange, la voiture stoppe près d’un snack. Puis, quittant la ville, elle s’enfonce dans la campagne. Cette fois, la brigade est lancée dans une opération à quitte ou double : l’exercice se complique sur les petites routes de la Drôme, avec de longs passages à découvert. La nuit approche. Il faut avancer feux éteints. Le commissaire Neyret déploie la brigade selon la technique du jalonnement : les policiers se placent à tous les carrefours du secteur, ils contrôlent le passage de la voiture pour suivre discrètement son itinéraire, sans être derrière elle en permanence.
La traque dure des heures, épuisante. Les yeux rougissent, les mains se crispent sur les volants. En début de soirée, la Passat disparaît, fondue dans la Drôme. Elle est forcément dans un périmètre restreint. Mais où ? La région regorge de petites routes, de propriétés invisibles au bout d’improbables chemins. La nuit, la végétation prend des airs hostiles, les collines des dimensions démesurées. Les champs de lavande s’étirent en griffures mauves de chaque côté de l’étroite chaussée. Les voitures de police s’immobilisent au sud de Grignan, capots brûlants. Ne pas s’énerver, ne pas perdre le contrôle, précisément à cet instant critique. Chercher calmement, méthodiquement. Neyret revoit ses batteries. Le dispositif s’éclate dans toutes les voies de circulation du secteur pour une battue à grande échelle.
21 h 15. Un bref message crépite sur les ondes radio : un chef de groupe a aperçu le capot d’une Subaru Impreza dépassant d’un petit parking, entre deux chalets d’un gîte rural. Le détail jure imperceptiblement dans le paysage. L’information fait l’effet d’une petite lueur d’espoir dans la nuit provençale. La présence de cette puissante voiture s’accorde mal avec cette paisible maison d’hôtes, constituée de mazets aux noms bucoliques – estragon, marjolaine, origan, serpolet. Le commissaire demande au chef de groupe de relever l’immatriculation du bolide japonais. L’enquêteur rampe dans la garrigue et revient avec le renseignement.
Passé au fichier des immatriculations, le numéro de plaque de la Subaru correspond à celle d’une Renault 5. Le commissaire demande une seconde vérification. Confirmé. Les occupants n’ont pas pris la peine de faire une doublette avec un numéro qui correspond à une voiture de même modèle. Fatale erreur : sans ce détail, la BRI aurait passé son chemin. Coup de chance ? À condition de savoir la saisir.
Renseignements pris, quatre hommes ont réservé depuis le 21 avril les chalets de cette maison d’hôtes, située sur la commune de Richerenches, juste après la Drôme, tout au nord du Vaucluse. Ils se sont présentés comme des sportifs en préparation. La piscine a été découverte spécialement pour eux, avant la saison estivale. Selon le propriétaire, ils ont pour habitude de partir au petit matin en VTT. La BRI décide de resserrer son filet autour de ces prétendus athlètes à l’entraînement. Le site est progressivement cerné, sans un bruit. Sollicitées en renfort, les BRI de Nice et Marseille arrivent, gyrophares en action, à deux doigts de compromettre le dispositif. Du matériel lourd est acheminé dans la nuit : casques, boucliers, béliers, armes longues.
6 heures. Neyret donne le « top interpellation ». Les brigades antigang investissent simultanément les quatre chalets. L’effet de surprise est total. Un suspect, qui cherche à s’enfuir par la fenêtre arrière d’un mazet, se retrouve avec un canon braqué sous le nez. Quatre hommes sont arrêtés, sans accroc. Parmi eux, Perletto, Alboreo, Valero, le groupe de fugitifs de Luynes au complet, avec sa panoplie de pistolets automatiques et de mitrailleurs. Un quatrième complice tombe avec eux, et non des moindres : Pascal Payet, 40 ans, roi de la cavale. L’homme est considéré comme le cerveau de l’évasion. Et pour cause : il s’était déjà évadé de Luynes en octobre 2001, selon un scénario en tous points similaire.
L’arrestation est un franc succès. La bonne nouvelle remonte dans les hautes sphères policières. Dès 9 heures, le ministère de l’Intérieur appelle le secrétariat de la PJ : Nicolas Sarkozy tient à féliciter personnellement l’artisan de cette réussite. Neyret croit à une blague de collègue : « Dites-lui
d’arrêter ses conneries. » La gaffe passée, le commissaire a droit à un chaleureux remerciement. Dès le lendemain, une lettre signée de la main du ministre de l’Intérieur, transmise par la voie hiérarchique, salue « une rapide et brillante enquête ». Superficiel ? Dans le monde policier, la lettre de félicitations n’est pas complètement anodine, même pour ceux qui accordent peu d’importance aux convenances officielles. Elle marque un fait important, et est versée dans le dossier administratif du fonctionnaire.
Celui du commissaire Neyret compte trente-quatre lettres de félicitations en vingt-sept ans de carrière. Des missives de ministres, de directeurs, de préfets, de magistrats, de députés, pour lui et pour son groupe.
Après la lettre, le ministre Sarkozy propose la Légion d’honneur. Michel Gaudin émet un avis très favorable. Dans sa note, le directeur général de la police nationale évoque le rôle du commissaire dans plusieurs enquêtes importantes : attentats de 1995, activistes basques, saisies de drogue. La résolution de l’évasion de Luynes constitue un sommet dans la carrière du commissaire Michel Neyret, un aboutissement.
La cérémonie de remise de la Légion d’honneur a lieu le 14 octobre 2004, en cercle fermé. Une soixantaine de personnes sont rassemblées dans la cantine de la Rotonde, bâtiment circulaire situé dans la cour de l’hôtel de police central de Lyon. Pour l’occasion, le commissaire arbore un costume noir assorti d’une cravate bleue. La BRI est au complet, toutes les huiles de la PJ sont là. Les successifs patrons du Service régional de la police judiciaire (SRPJ) de Lyon sont venus : Michel Richardot, Bernard Trenque, Christian Lothion. Ce dernier, qui vient d’être nommé à Marseille, parle d’une « référence en France ». La directrice centrale adjointe Martine Monteil ne tarit pas d’éloges à propos du « meilleur chef de BRI de l’histoire de la DCPJ ». Le directeur central Gérard Girel épingle la rosette au revers de la veste du commissaire lyonnais, tandis que des magistrats applaudissent, dont le procureur général de Lyon, Jean-Olivier Viout, venu saluer « un grand serviteur de la République ».
Le commissaire prend la parole à son tour. Il remercie ses anciens patrons par cette formule : « La confiance a été le moteur de ma réussite 4. » Cette consécration professionnelle a une saveur toute particulière pour l’ancien fils de mineur, qui tient à rendre hommage à ses proches. Il poursuit : « J’ai une pensée pour mes parents, mon frère, qui ne sont pas là… »
Sa voix se brise à cette évocation. Le sanglot est vite réprimé. Caractère de Lorrain plutôt fermé, Neyret n’est pas du genre à étaler ses états d’âme. Dans son entourage professionnel, personne ne l’a jamais vu craquer, encore moins afficher une faiblesse. Ce flottement dévoile furtivement une faille personnelle, cachée sous sa cuirasse de policier émérite. Ces dernières années, il a perdu ses deux parents, successivement décédés de maladie, ainsi que son frère aîné, victime d’un accident de voiture. Parmi les policiers, personne n’en a vraiment entendu parler. Un fidèle collaborateur confie : « On a su que son frère médecin était mort dans un accident, mais il n’a jamais rien montré de ses sentiments personnels. »
Le commissaire n’a plus de famille originelle autour de lui pour partager cette émotion. Dans la salle de réception, son épouse et sa fille unique constituent toute sa proche famille. Des amis ? Un vieux compagnon de route de la PJ témoigne : « Il a beaucoup de copains, des relations, mais des vrais amis à qui confier ses sentiments, pas sûr. C’est un solitaire, un taiseux, difficile à percer. J’ai voulu lui parler de sa famille, il a toujours évité le sujet. » Des relations dans le travail, des copains dans des soirées, mais combien d’amis véritables, sur qui on peut compter ? Un ancien pilier de la BRI relate : « Michel a toujours été seul. À ses débuts, il ne sortait pas du tout, plus tard il a eu une vie sociale plus développée mais je ne suis pas sûr qu’il avait de vrais amis. Son caractère est pudique, assez fermé. »
En ce jour de gloire dans la Rotonde, l’heure est aux louanges unanimes. On consacre une réussite professionnelle exemplaire. Michel Neyret, décrit en meneur d’hommes autant qu’en procédurier avisé, incarne la quintessence d’une maison centenaire. Tout semble devoir sourire au digne descendant des brigades du Tigre, les brigades mobiles créées par Clemenceau.