Yann Tassin
Coke à bord
Le transporteur des narcos
Yann Tassin a vingt ans et part à l’aventure en Amérique du Sud. Mais quand il pose son sac à dos sur une plage de Colombie, il est bien loin d’imaginer le tour que va prendre son destin. Car au gré de ses rencontres, ce jeune Français va finir par mettre ses talents de navigateur au service des plus grands trafiquants de drogue d’Amérique latine et ouvrir les voies maritimes de ce commerce illégal. Voiliers, hors-bords puis sous-marins, du cannabis à la cocaïne, Yann Tassin va côtoyer Pablo Escobar, les dirigeants des FARC, les membres du cartel de Medellín…
Coke à bord retrace le parcours de cet aventurier hors-la-loi qui devint l’un des hommes les plus recherchés de la CIA avant de se rendre et de collaborer avec le gouvernement américain.
- Yann Tassin, routard dans l’Amérique du Sud au début des années 70, va commencer par passer un peu de marijuana aux USA, en bateau. Puis ce sera la cocaïne, les voiliers, les avions pour finir avec des drones sous-marins.
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Prologue
Bogotá, janvier 2008
Malgré un soleil radieux, l’air est frais : la capitale colombienne est à deux mille six cents mètres d’altitude. Je mets pourtant la climatisation de la Mazda au minimum car le blindage de la voiture m’empêche d’ouvrir la vitre. Comme toujours, surtout à cette heure-là, sept heures et demie, les embouteillages nous obligent à rouler au pas. Emilio, le chauffeur de Joël, met la radio sur Caracol pour écouter les premières nouvelles de la journée.— Alors Yann, ça va ? Es-tu prêt pour la réunion ?
— Ouais, ouais, ça va.
— J’espère que nous ne serons pas en retard, sinon le boss va m’engueuler.
— Ne t’en fais pas. Nous avons plus d’une demi-heure d’avance. Comme toujours, Emilio est nerveux. Avec ses neuf portables qui font pratiquement le tour de sa ceinture, et Joël qui ne lui laisse aucun répit, il vit dans l’angoisse. D’ailleurs, l’un d’eux se met à vibrer.
— Bonjour patron. Nous sommes en route et nous devrions arriver à l’hôtel de Bob dans dix minutes.
— …
— Oui, il est tranquille, dit-il en me regardant, on se retrouve d’ici une heure. Bob nous attend sur le porche. Il est grand et corpulent, je lui cède ma place à l’avant et je m’installe sur le siège arrière. Bob est mon avocat américain. Il est arrivé la veille de Miami. C’est lui qui a arrangé le rendez-vous avec Alex, agent de la DEA 1 en poste à Bogotá, et ses collègues. Après plusieurs mois de négociations, nous avons fixé cette réunion à l’hôtel Plaza pour un premier débriefing avec les autorités américaines. Nous arrivons à l’hôtel, Alex nous attend en faisant les cent pas devant le desk. – Bonjour les gars, on n’attendait plus que vous. Suivez-moi s’il vous plaît. Nous pénétrons dans une grande salle de conférences où se trouve une dizaine de personnes. Alex commence les présentations.
— Je vous présente Nestor, mon chef, et Mike, son assistant, Robert et Patrick, agents spéciaux du FBI, John et Keith, officiers des Coast Guards 2, Sam et Bruno, de la Navy, Michael, ingénieur en électronique et enfin, Peter. Alex ne me précise pas qui est ce mystérieux Peter, mais j’apprendrai par la suite qu’il s’agit d’un agent de la CIA. Je suis impressionné. Ils ont tous fait le voyage depuis les États-Unis pour cette réunion avec moi. Au fond de la salle deux grosses valises noires en plastique que j’ai données à Alex quelques mois auparavant. Ce sont des « Pelikan case », étanches, elles sont bourrées d’électronique. Alex remarque ma nervosité.
1. La Drug Enforcement Administration (DEA) est le service de police fédéral américain dépendant du Département de la Justice des États-Unis chargé de la mise en application de la loi sur les stupéfiants et de la lutte contre leur trafic.2. Gardes-côtes américains.
— Sois tranquille, ce sont tous des gens sympas et ils te remercient pour ta collaboration. Dans le coin, il y a un buffet avec du café, du thé et des sandwichs. Sers-toi, mets-toi à l’aise, puis installe le matériel avant de commencer la réunion. Aujourd’hui nous allons aborder la partie technique uniquement. C’est ce qui les intéresse. Te sens-tu capable de leur parler en anglais ? La plupart d’entre eux ne comprennent pas l’espagnol. Si tu veux, je peux te servir d’interprète.— Je te remercie Alex, il va y avoir beaucoup de mots techniques et de termes de navigation qui me seront difficiles à traduire. Tout le monde s’installe. Je reste debout au fond de la salle à côté de l’écran du vidéo projecteur connecté à mon ordinateur. Sur la grande table, j’ai déballé un amoncellement de matériel électronique de navigation branché à une batterie de voiture et le système GPS qui guide les sous-marins que j’ai inventés. Dehors, sur la terrasse qui longe la salle de conférences, j’ai laissé l’antenne de mon téléphone portable Nera dirigée face à son satellite. Avant de commencer, Bob, à mes côtés, expose plusieurs feuilles de papier à la vue des caméras.
— Je m’appelle Robert… avocat du Bureau de la Floride. Mon client, Yann Tassin, parle sous la protection d’un accord avec le Procureur de Miami. Tout ce qu’il va dire est strictement confidentiel et ne pourra en aucun cas être utilisé contre lui.
— Vas-y, Yann, me dit-il en m’encourageant d’une tape sur l’épaule. Mon exposé va durer toute la journée.
Après avoir rangé le matériel électronique, je retrouve tout le monde au bar de l’hôtel animé par une chanteuse et quelques musiciens. L’ambiance est chaleureuse, il y a beaucoup de monde et nous nous frayons un chemin jusqu’au comptoir.
— J’ai appelé les agents de la PJ attachés à l’ambassade de France pour que tu les connaisses. Ce sont eux qui vont t’accompagner pour ton retour en France, me dit Alex, une bière à la main. Ils devraient arriver dans quelques minutes. En effet, j’aperçois deux hommes franchissant la porte d’entrée ; la quarantaine, coupe de cheveux militaire et ce côté « français » qui ne me laisse aucun doute. Reconnaissant Alex, ils s’approchent de notre groupe. Ce dernier s’occupe des présentations.— Je te présente Bernard et Jacques de la police française. Après une poignée de main, je sens leur regard curieux m’examiner de la tête aux pieds.
— Salut, Yann, me dit Bernard, nous arrivons finalement à te rencontrer après tant d’années. Tu nous as donné un sacré boulot.
— Oui, et je vous en aurai donné encore plus si je n’avais pas pris cette décision. Que voulez-vous boire ? Bernard commande une bière et Jacques un Ricard. Après quelques banalités, nous continuons notre conversation.
— Tu sais, cela fait deux ans et demi que je suis en poste en Colombie, me dit Bernard. Jacques, mon collègue est là depuis huit mois. Nous avons passé beaucoup de temps à Barranquilla où vit ta famille et avant nous, d’autres équipes. Tu es un sacré malin car nous n’avons jamais rien pu savoir de toi. Pas même une conversation sur un portable avec ta
famille.— C’est normal : j’étais au courant de tous vos mouvements. Je sais exactement quand vous avez loué une maison en face de la mienne, et quand vous mettiez une voiture au coin de la rue équipée de scanners pour intercepter les communications de ma famille. Je sais même que vous avez eu des problèmes avec la police de Barranquilla, car vous leur avez donné un ultimatum pour mon arrestation en frappant du poing sur la table et le directeur vous a engueulés en vous réclamant plus de respect. Ils me regardent tous les deux, sidérés.
— Comment sais-tu tout cela, me demande Bernard ?
— Ici, les murs ont des oreilles…
— Incroyable, me dit Jacques, ici c’est vraiment un autre monde.
— Ça, tu peux le dire et j’en connais un rayon !
— Es-tu prêt pour le voyage d’après-demain ? M’interroge Bernard.
— Oui j’ai acheté mon billet la semaine dernière, le vol Air France Bogotá Paris du soir.
— Voilà, c’est ça, nous aussi nous sommes prêts. On se retrouve à l’aéroport deux heures avant le départ. Alex s’approche de nous accompagné de Robert et de Keith. La conversation reprend en anglais.
— Alors, ça y est, vous avez pu faire connaissance ?
— Oui, après dix ans de recherche.
— Vous savez, Yann a été un excellent collaborateur pour nous. Je pourrais même dire que c’est l’un des meilleurs que nous avons eu ces dernières années, essayez d’en profiter aussi. Il peut vous aider à comprendre beaucoup de choses.
— C’est vrai, intervient Robert du FBI, il a été très utile au gouvernement des États-Unis et nous lui en sommes reconnaissants. J’espère que vous pourrez l’aider à résoudre ses problèmes. Bob et Joël s’approchent de moi.
— Il est tard Yann, demain nous avons une longue journée qui nous attend, me dit Joël. Allez, viens, on y va. Alex nous prend à part, Joël et moi.
— La réunion de demain aura lieu à l’ambassade des États- Unis, je vous attends devant la porte numéro trois à huit heures et demie. OK ?
— Parfait, lui répondons-nous. À demain. À peine sorti de l’hôtel, je jette un regard inquiet aux alentours car depuis quelques mois ma tête est mise à prix par un groupe de narcos de Medellín. Heureusement, Emilio nous attend avec sa voiture blindée juste devant l’hôtel. Le lendemain à sept heures, comme prévu, nous passons chercher Bob, puis nous partons en direction de l’ambassade américaine. Elle est immense, un véritable bunker, et en faisant le tour pour chercher l’entrée numéro trois, nous nous faisons arrêter deux fois par la police colombienne qui patrouille en permanence dans les alentours. Ils nous renseignent sur l’entrée que nous cherchons. À huit heures vingt, Joël arrive accompagné de Raul et appelle immédiatement Alex.
— Nous sommes devant l’entrée numéro trois, lui dit-il. Quelques minutes plus tard, Alex arrive accompagné de
Mike.— Venez, Messieurs, suivez-moi s’il vous plaît. Après plusieurs check points équipés de détecteurs électroniques, nous sommes dûment enregistrés, puis nous longeons un immense parking plein de 4 × 4 et de vans blindés avec des plaques diplomatiques et nous pénétrons dans une dépendance appartenant à la DEA. Dans une petite salle de conférences, nous retrouvons Robert, Patrick et le mystérieux Peter. Notre conversation se poursuit en anglais. Avant de commencer, Bob sort de nouveau ses papiers et rappelle aux présents l’accord avec le procureur de Miami.
— Bon Yann, tu peux y aller, si nous avons des questions nous t’interromprons.
Mon débriefing va durer deux jours. Tout a été soigneusement planifié depuis plusieurs semaines. Il s’en suit une longue liste d’aventures au milieu des montagnes et de la jungle colombienne ainsi que dans de nombreux pays d’Amérique et des Caraïbes. Grâce à Dieu et à mes amitiés qui, comme Joël, sont à la tête des mouvements clandestins du pays, j’y ai survécu. Peter m’interrompt à plusieurs reprises pour me demander si des personnes d’origine arabe ont été impliquées dans mes activités. Le deuxième jour, j’emmène mes bagages que je laisse dans la voiture d’Emilio car je dois quitter l’ambassade directement pour l’aéroport El Dorado où m’attendront Bernard et Jacques. À quinze heures trente, nous concluons mon débriefing et Alex, Robert et Bob insistent pour m’emmener à l’aéroport. À ma sortie de l’ambassade, je transfère mes bagages dans leur voiture, un énorme Chevrolet Gran Blazer blindé. Pendant le court trajet qui sépare l’ambassade de l’aéroport, je dis en plaisantant à Alex :— Tiens, j’ai un cadeau pour toi. Je lui donne tous mes faux papiers colombiens : carte d’identité, permis voiture, permis moto, carnet d’antécédents judiciaires, indispensable en Colombie, carte militaire, etc. Tout le monde rit, et Alex me répond :
— Ça nous fera au moins un souvenir de toi. Nous retrouvons Bernard et Jacques devant le desk d’Air France. Alex, Robert et Bob répètent leurs recommandations.
— Essayez de l’aider, c’est un mec bien et il nous a été très utile. Parlez-en à vos chefs. Connaissant le système français, j’ai peu d’illusions là-dessus et je leur en fais part. Bernard me montre mon laissez-passer de l’ambassade, Jacques m’aide à porter l’une de mes valises et nous pénétrons directement dans les bureaux d’Air France sans avoir à faire la longue queue qui se presse devant les guichets.
Avec une condamnation à douze ans de prison qui m’attend, c’est la fin de trente et un ans d’aventures dans ce merveilleux pays qu’est la Colombie.
1
Juillet 1977, la mejor marijuana del mundo
Après un voyage de plus de vingt-quatre heures depuis Bogotá, l’autocar arrive enfin à Santa Marta. Je viens de traverser le Venezuela, la Colombie et l’Équateur. J’ai cheminé au milieu de déserts, de forêts luxuriantes, de cordillères et de hauts plateaux, parfois dans le froid et le brouillard. Je reviens dans cette ville qui m’avait paru, lors de mon fugace passage antérieur, paradisiaque. Le climat tropical, la mer des Caraïbes, la Sierra Nevada couronnée de neiges éternelles m’avaient laissé un excellent souvenir. Dans une chaleur étouffante, les passagers se pressent devant les coffres du bus pour récupérer leurs affaires. Je prends mon mal en patience. Je suis le dernier de la queue. Mes compagnons de voyage s’en vont un à un avec leurs valises. M’approchant de l’employé qui a vidé la soute à bagages, je m’aperçois que celle-ci est vide. Un frisson me parcourt l’échine.— Hé ! Mon sac à dos ? Je lui demande en français en tapant mes mains sur les épaules pour me faire comprendre. Il me regarde d’un air ahuri, puis me désigne la soute vide.
— Nada, no hay nada. Tiquete, tiquete, me demande-t-il en me montrant les reçus d’équipage des autres passagers. On ne m’a donné aucun reçu lors de mon départ à Bogotá.
— No tiquete, no donner tiquete à moi. Sac à dos, sac à dos, lui dis-je en répétant mes mimiques et en haussant la voix. Il me fait un geste d’impuissance. M’énervant de plus en
plus, je le prends par le bras en le secouant. D’un geste brusque, il se dégage et me regarde méchamment.— Policia, me dit-il en me montrant du doigt le fond de la station d’autocars. J’y pars en courant jusqu’à voir une partie du mur peinte en vert avec une grosse étoile blanche. Regardant par la porte ouverte, je vois plusieurs hommes en uniforme vert olive surpris par mon arrivée.
— Buenas tardes, leur dis-je avec mon peu d’espagnol.
— Buenas tardes señor, me répond celui qui est assis à la table, a sus ordenes. Je répète mes mimiques avec mes mains sur les épaules comme si je chargeais quelque chose.
— Sac à dos. No sac à dos. Bogotá Santa Marta, no sac à dos.
— Tiquete del equipage, me répond le policier. Je leur explique à nouveau que l’on ne m’a pas donné de reçu à mon départ de Bogotá, puis j’écoute leur conversation. Le seul mot que je comprends est gringo répété plusieurs fois.
— Si no hay tiquete no hay nada, dit-il en coupant l’air devant lui avec ses mains ouvertes. Je commence à comprendre que c’est peine perdue. Je me suis fait piquer mon sac et je ne le reverrai plus.
— Pasaporte, me demande un autre policier. Ouvrant la ceinture de mon jean, je cherche dans une poche spéciale que j’ai cousue à l’intérieur pour garder mes papiers, mon argent et mon billet de retour. Je lui remets mon passeport qu’ils se passent de main en main en comparant la photo avec mon visage. Après me l’avoir rendu, l’un d’eux me fait signe de le suivre.
Nous repartons vers l’autocar qui m’a amené de Bogotá. Il n’y a plus personne. Nous allons jusqu’au guichet de l’agence. Même scénario où l’on me demande le reçu et même réponse de l’employé.— No tiquete, no hay nada. Résigné, je sors de la station pour chercher un taxi. Plusieurs vieilles bagnoles américaines déglinguées sont garées au bord du trottoir. Tous les chauffeurs, voyant l’aubaine d’un touriste étranger, se précipitent vers moi. Je choisis l’un d’eux et je m’assieds à l’avant avec lui.
— Playa, lui dis-je. Playa Santa Marta.
— Turista ? Me demande-t-il avec un grand sourire.
— Si, turista, Francia. Il commence une discussion avec de grands gestes : il me propose une visite touristique de la ville.
— No, playa, solo playa. Je remarque sa déception, il obtempère à contrecœur. Dix minutes plus tard, il me dépose sur le bord de mer en face de la place Bolivar. Je déambule sur la promenade qui longe la plage. C’est d’une beauté époustouflante. Au fond, la Sierra Nevada de Santa Marta, les plus hautes montagnes littorales du monde, d’un intense vert émeraude couronnées de nuages. En face la plage de sable blanc et la merveilleuse mer des Caraïbes, cristalline, bleue comme le ciel. Je retire mes chaussures et je commence à marcher sur le sable. Après seulement quelques pas, je dois courir jusqu’au sable mouillé car je me brûle les pieds. L’eau est froide et transparente. Après ce voyage de vingt-quatre heures, couvert de sueur et de poussière, je ne peux attendre, l’attraction est irrésistible. Je quitte ma chemise et mon pantalon et, les roulants avec soin, je les dépose sur la plage avec mes tennis au-dessus. La fraîcheur de l’eau avec le contraste de la température ambiante est saisissante. Après seulement deux ou trois pas, je commence à perdre pied.
C’est un délice. Je plonge et j’essaye de suivre le dénivelé qui s’enfonce abruptement vers le bleu intense des profondeurs. À ma remontée, je vois une bouée à une centaine de mètres de la plage. Dans un crawl impeccable, j’y arrive en quelques minutes. Je m’y accroche et je jette un coup d’œil sur la plage. Trois gamins marchent d’un pas nonchalant, l’air de rien, et, lorsqu’ils arrivent à la hauteur de mes affaires, l’un d’eux, brusquement, s’empare de mes vêtements et les trois s’enfuient en courant. C’est la panique. Je crie à pleins poumons :— Au voleur, au voleur ! Personne ne m’entend. Je n’ai jamais nagé aussi vite de ma vie. J’arrive sur la plage à bout de souffle et pourtant, je repars en courant tout en criant à nouveau :
— Au voleur, au voleur ! Les personnes présentes sur la plage voient ce gringo à moitié nu, courant comme un forcené tout en criant des choses incompréhensibles et me regardent passer d’un air ahuri. Je ne vois même plus les trois petits voleurs. Je me retrouve dans la rue, en slip, sautillant pour éviter la brûlure de mes pieds. Je reviens sur le bord de mer où je retrouve l’une, puis l’autre de mes chaussures. Le désespoir m’envahit. Sans vêtements, sans papiers, sans argent et sans billet de retour à plus de huit mille kilomètres de chez moi. Des curieux commencent à s’approcher. Au moyen de mimiques, j’essaie de leur expliquer qu’on m’a volé mes affaires. Un type jeune, les cheveux longs, me demande si je parle anglais. Je lui explique mes déboires depuis ma récente arrivée à Santa Marta.
— Ne t’en fais pas, mon pote et moi allons t’aider, me dit-il en me désignant un autre jeune qui l’accompagne. Moi c’est Franco, lui, c’est Antonio. Et toi ?
— Je m’appelle Yann, je suis français.
Nous nous serrons la main. Franco dépose son vieux sac à dos en toile sur le sable. Fouillant dans celui-ci, il en sort un pantalon et une chemise.— Tiens, prends ça, j’espère qu’ils vont t’aller. Content de ne plus être en slip, j’enfile le vieux blue-jean délavé et le T-shirt qu’il m’a donné.
— Merci beaucoup Franco, je ne sais quoi te dire, c’est vraiment très sympa de ta part. Maintenant je voudrais aller à la police pour dénoncer le vol de mes affaires.
— Laisse tomber : les flics n’en ont rien à foutre, ils peuvent même t’emmerder si tu n’as pas de papiers. Viens avec nous, il est déjà quatre heures et nous devons nous organiser pour cette nuit. Résigné, je les suis tout en continuant notre conversation. – Moi je suis de Bogotá et mon copain Antonio de Medellín. Nous sommes arrivés à Santa Marta il y a quinze jours. On n’a pas beaucoup d’argent, mais tu vas voir, on va se débrouiller. Son anglais est excellent, bien meilleur que le mien et je lui en demande la raison.
— J’ai vécu deux ans aux États-Unis, m’explique-t-il, et je me suis fait expulser car je n’avais pas de papiers. Tu veux un pétard ?
— Bien sûr mon vieux, ça me manquait.
— Attends, nous allons trouver un endroit tranquille, il faut faire attention aux flics, sinon ils vont nous piquer le peu d’argent que nous avons. Nous marchons environ une demi-heure sur la plage en direction du sud, sortant de la ville. Nous nous arrêtons sous un cocotier, et Antonio fouille dans sa poche. Il en sort un petit sac en plastique qu’il me tend.
— Santa Marta gold, me dit-il, la mejor marijuana del mundo. Curieux, je sors quelques mottes afin de l’examiner.
Sa couleur est jaune orangée, je n’ai jamais rien vu de pareil. Antonio en prend un peu et la broie dans la paume de sa main.— Huela, me dit-il en me faisant signe de la sentir. C’est une odeur délicieuse, comme un mélange de mangue et d’épices.
— Sierra Nevada, me dit-il en désignant les montagnes derrière nous. La mejor marijuana del mundo. Après nous être partagé le pétard, je me détends pour la première fois depuis le début de mes mésaventures. Le soleil commence à baisser à l’horizon, les petites vagues s’écrasent sur le sable blanc, le vent tiède me caresse le visage à l’ombre du cocotier, et grâce à l’effet à la fois doux et tonique de cette herbe merveilleuse, je me sens bien mieux.
— Allez viens, me dit Franco, nous sommes bientôt arrivés. Mes chaussures à la main, je continue à les suivre en cherchant le sable mouillé, plus dur, qui facilite la marche. Une dizaine de minutes plus tard, je vois un petit groupe affairé autour d’un feu de camp.
— Ce sont mes copains, me dit Franco. Nous les rejoignons. Ils sont cinq, trois filles et deux garçons. Franco s’occupe des présentations.
— Yann, voilà mes amis : Alicia, Helena, Martha, Juan y Jorge. Franco leur raconte mes péripéties. Dans un mélange d’anglais et d’espagnol, tout le monde veut me donner des conseils.
— Ne laisse jamais tes affaires toutes seules, me dit l’une.
— Ne montre pas ton argent, me dit l’autre.
— Il faut toujours être malin et s’attendre au pire, me dit
la troisième. Une grande casserole d’aluminium toute cabossée et noire de fumée se trouve sur le feu. Alicia se remet à éplucher des bananes vertes, Juan et Jorge continuent à écailler des poissons sur un gros tronc d’arbre sec ramené par la mer et Antonio sort de son sac des mangues et d’autres fruits qui me sont inconnus. Il m’en tend un.— Prueba esto, me dit-il. Zapote. C’est un délice, une chair d’un orange profond avec un gros noyau noir et luisant au milieu. Je me régale. Le coucher du soleil est spectaculaire. Le feu crépite, l’eau commence à bouillir et Helena, une grosse cuillère de bois à la main commence à y jeter les ingrédients.
— Moi aussi cuisiner, moi bien pour cuisiner.
— Cuisiner, no, me dit-elle, cocinar, co-ci-nar, tu buen co-ci-ne-ro.
— Yo buen cocinero.
— Tu, mañana, cocinar. J’ai compris. Demain, j’essaierai de faire quelque chose. Je me lève et je commence à chercher aux alentours du bois pour le feu. Après en avoir rapporté plusieurs brassées, je m’installe avec eux. Ils me servent la soupe de poisson dans une espèce de grand bol en bois. Après ce délicieux repas, un autre pétard circule autour du feu. Alicia me regarde à la lueur des flammes. Moi aussi. Elle est très belle. Avec un sourire, elle vient s’asseoir à côté de moi.
— Te voy a enseñar a hablar español, me dit-elle gentiment.
En seulement quelques jours, elle y parviendra : je serai capable de comprendre et de baragouiner l’espagnol. Franco me fait signe.
— Viens Yann, nous allons faire ton lit. À l’aide d’un morceau de planche, il commence à creuser un trou dans le sable d’environ deux mètres de long sur un mètre de large.
— Tu veux m’enterrer ? Je ne suis pas encore mort, lui dis-je en plaisantant.
— Tiens, regarde, tu t’allonges au fond, tu prends deux ou trois palmes de coco et tu les mets au-dessus pour te faire un toit et éviter la fraîcheur du matin. C’est simple et efficace. Le sable est tiède et je regarde le ciel. Le spectacle est merveilleux, des millions d’étoiles scintillent.
Avec l’insouciance de mes vingt ans, je m’endors rapidement.
Je vais rester plus d’une semaine avec ces routards. Durant la journée, les filles vont à la ville vendre des colliers et des bracelets artisanaux faits de coquillages, de petites pierres et de morceaux de corail. Pendant leur absence, nous pêchons, nous allons à la recherche de fruits de toutes sortes, de noix de coco et d’eau douce. Alicia devient ma petite amie et nous passons d’intenses moments de complicité sur cette plage immense et déserte, avec la lune pour seul témoin. Alicia m’invite à partir avec eux pour le Venezuela, puis le Brésil dont elle est originaire. J’ai beaucoup de mal à renoncer à son invitation, mais finalement, je décide de rester dans ce paradis naturel où le destin m’a mené. Je ne reverrai plus jamais ces amis tellement fraternels, libres comme le vent.