Gérard Bon
Ci-gît mon frère
Dans un pays fictif, Léo cherche le corps de son frère Federico, un des vingt mille « disparus» de l’ancienne dictature militaire enfouis dans des fosses communes. Les fascistes sont venus l’arrêter au motif qu’un poète homosexuel constituait une menace pour la sécurité publique. Depuis des années, des familles se battent pour obtenir l’exhumation des restes de ces suppliciés. Mais les tribunaux s’opposent aux demandes de fouilles au nom de la loi d’amnistie édictée par le nouveau régime. Dans les champs, les paysans tombent parfois sur des fragments d’os et n’en parlent qu’à voix basse, par crainte de remuer les plaies du passé. Léo pense que Federico a non seulement survécu au peloton d’exécution mais trouvé refuge dans un couvent où il se serait lentement remis de ses blessures, sans toutefois recouvrer la mémoire. Il y aurait passé huit ans sans chercher à prendre contact avec le monde extérieur, puis y serait mort bêtement, d’une embolie pulmonaire. De sorte que Federico Garcia serait mort deux fois. La première de façon officielle, et la seconde secrètement.
Mais la rébellion phalangiste menace toujours le nouveau régime marxiste, et c’est dans un pays en guerre que Léo cherche à reprendre contact avec le meilleur ami de son frère aîné, Gari Rothman, le numéro deux du ministère de la Culture. Menant l’enquête au milieu d’un pays en sang, Léo va devoir apprendre qui étaient vraiment son frère et ses amis, au risque de perdre illusions et croyances.
Gérard Bon nous fait partager la quête d’un homme qui cherche la dépouille de son frère, mais plus encore un sens à la mort de celui-ci, véritable interrogation sur le sens de l’engagement et la vérité des sacrifices.
- Né en 1951 à Nice, Gérard Bon séjourne régulièrement au Brésil. Il est l’auteur d’une trilogie de romans policiers mettant en scène un héros récurrent, Cavalier, ainsi que de Ci-gît mon frère (2012) et Retour à Marseille (2016) à La Manufacture de livres.
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Il était arrivé en début de matinée à bord du train qui continuait à nous relier vaille que vaille au monde extérieur.
À cette heure-là, la gare grouillait de miliciens, des brutes aux cous luisants de sueur, comme des bœufs de la pampa, et je suppose qu’il avait dû entendre leur chant de guerre : « Dieu nous hait tous et nos prières ne seront jamais exaucées. »
Peu après, un taxi l’avait déposé au Rubens, un bistrot du vieux quartier de la cathédrale où quelques tables languissaient sous un ciel de cendres. Il faisait une chaleur de chaudière de bateau, tout à fait inhabituelle pour la saison.
Mon attention fut vite attirée par ce jeune type aux allures de novillero, avec ses longs cheveux bruns, sa chemise blanche, très cintrée, et son pantalon noir.
Il portait des bottines en veau naturel, sûrement très coûteuses, mais la serveuse, Fatima, n’avait d’yeux que pour le diamant qu’il portait à l’oreille. « On dirait un acteur de Telenovela, on le mangerait tout cru », me dit-elle d’un air gourmand.
Attablé à l’autre bout de la terrasse, le voyageur ne cessait de consulter sa montre d’un air anxieux, comme s’il attendait quelqu’un.
Lorsqu’il se leva pour venir m’emprunter El Mundo, le quotidien local, je me dis que je connaissais ce visage.
Il me rappelait quelqu’un, quelqu’un que j’aurais connu autrefois dans ce quartier de Santa Lucia — qui nous a presque tous vus naître, avant que le pays ne se déglingue entre nos mains.
Je ne fus pas le seul à le penser car le patron du bar, Raul, me fit un peu plus tard la même remarque : « Tu ne trouves pas qu’il ressemble à Federico ? » « Oui, répondis-je, mais Federico aurait la cinquantaine aujourd’hui et ce type n’a même pas trente ans. » « C’est peut-être son jeune frère, tu sais, le petit Léo ».
Un peu plus tard, le jeune homme vint me rendre mon journal, me remerciant du bout des lèvres. Je vis alors passer dans son regard quelque chose de triste, d’un peu désespéré, aussi lourd que les nuages sombres qui filaient au-dessus de nos têtes.
Je m’apprêtais à lui demander son nom, quand les cris d’agonie des sirènes se firent entendre. Je levai la tête, mais avec tous ces nuages, impossible d’apercevoir quoique ce soit.
Nous savions cependant que l’alerte signalait l’approche d’avions ennemis. Des vieux coucous, mais d’une redoutable efficacité face à l’armée de va-nus pieds censée nous défendre. Raul crut d’ailleurs percevoir à l’ouest de la ville le grondement caractéristique de chasseurs bombardiers.
« Des chasseurs ! », s’exclama l’étranger, visiblement surpris. Avions-nous déjà subi des bombardements ? Je lui répondis que les pilotes se contentaient pour l’instant de faire des incursions ; « Je suppose qu’ils veulent éprouver notre défense antiaérienne », précisai-je. « Ah ! », fit-il sans chercher à prolonger la conversation.
L’étranger regagnant sa table, Raul s’étonna : « Tu ne lui as pas demandé comment il s’appelait ? » « Non, j’ai oublié. »
Je pris un autre café, regard fixé sur le fleuve que j’aimais comparer, enfant, à un long anaconda déroulant ses anneaux. L’anaconda n’était plus aujourd’hui qu’un gros cours d’eau encombré de détritus et de vieux pneus.
Pauvre Guarani, dont le relent d’eau stagnante s’ajoutait à celui des poubelles, que plus personne, depuis le début du conflit, ne semblait prendre la peine de ramasser. Et ce voile funèbre dans le ciel !
La serveuse, une fille un peu simplette, y vit un mauvais présage : « J’ai peur, Monsieur Emanuelli. On dit que les rebelles sont déjà dans la sierra. ».
Refusant de céder au pessimisme, je lui dis ma conviction que les blindés ennemis auraient toutes les peines du monde à franchir les cols sous le feu de l’armée régulière. « Si seulement vous pouviez avoir raison ! », soupira-t-elle.
À la table d’à côté, trois vieux aux visages sculptés dans des pierres très dures, avec des crins blanchis par la poussière, approuvèrent en hochant la tête. Mais en réalité, je n’étais sûr de rien. La presse ne publiait que des informations soigneusement élaguées par la censure.
Quand je me décidai enfin à quitter le Rubens, le voyageur semblait toujours attendre quelqu’un, mâchoire contractée, une longue cendre pendant au bout de sa cigarette entre ses doigts.
Ce fut Fatima qui m’apprit, le lendemain, qu’un homme avait fini par le rejoindre. Et pas n’importe qui : Gari Rothman, numéro deux du ministère de la Culture et dramaturge. « Il a embrassé Léo comme si c’était son fils. Mais, ensuite, ils se sont disputés », me dit-elle.
Raul avait vu juste. À l’époque où je fréquentais le même lycée qu’eux, Gari Rothman et Federico Garcia étaient en effet inséparables. De vrais siamois partageant à peu près tout, sauf les filles, car le poète, comme chacun sait, préférait les garçons.
Il était donc logique de penser que Léo chercherait à reprendre contact avec le meilleur ami de son frère aîné.
Des mois plus tard, alors que je tentais de reconstituer les morceaux épars du dossier d’instruction, Raul me confiera avoir pressenti qu’un drame allait se jouer dans son bar. « Ce type portait déjà la mort sur le visage ».
Mais pour ma part, je ne me doutais de rien. Tout juste supposais-je que le jeune homme comptait sur Gari pour l’appuyer dans ses démarches. Et qu’il risquait fort de se heurter à une fin de non-recevoir.
Le dramaturge n’avait plus rien, en effet, du jeune homme fringuant d’autrefois. Visage encadré par une curieuse coiffure de page, il avait pris une bonne vingtaine de kilos et arborait un estomac énorme.
Mais c’était surtout dans sa tête, qu’il avait changé. Depuis la mort de sa femme, cet esprit brillant, à l’indéniable pouvoir de séduction, s’acharnait à manipuler les uns et les autres en se faisant passer pour une victime. Sans parler de ses crises de colère, qui se terminaient régulièrement par des bagarres. Raul n’en pouvait plus de devoir ramasser des morceaux de verre brisé après chacun de ses esclandres.
Je tentai donc de tirer les vers du nez de Fatima. De quoi Gari et l’étranger avaient-ils donc parlé ? N’avait-elle pas surpris quelques bribes de leur conversation ?
Le peu dont elle se souvenait, c’était de l’insistance avec laquelle le novillero avait montré des photos au dramaturge et de l’animosité apparente de ce dernier. « Il ne cessait de répéter que cette histoire n’avait ni queue, ni tête », me dit-elle.
« Et c’est tout ? Tu n’as rien entendu d’autre ? » À voix basse, la serveuse évoqua alors une histoire d’amnésique retrouvé dans un couvent. « Ca semblait très mystérieux. Vous savez de qui ils parlaient ? »
Je me souvins alors d’un article tout à fait extraordinaire publié l’année précédente au sujet de l’assassinat de Federico Garcia.
Un homme, parmi les vingt-mille « disparus » de l’ancienne dictature militaire, enfouis dans des fosses communes ou jetés comme des chiens au bord des routes. Et encore, même les chiens ont droit à plus d’égards !
Depuis des années, des familles se battaient pour obtenir l’exhumation des restes des suppliciés. Mais à de rares exceptions près, les tribunaux s’opposaient aux demandes de fouilles. Au nom de quoi ? De la loi d’amnistie édictée par le nouveau régime.
C’était comme ça. Dans les champs, les paysans tombaient parfois sur des fragments d’os et n’en parlaient qu’à voix basse, par crainte de remuer les plaies du passé. Pour moi, cette chape de plomb était tout à fait incompréhensible. Pouvait-on vraiment bâtir une République digne de ce nom sur l’oubli et la négation des crimes de ses adversaires ?
À cet égard, le cas de Federico Garcia, dont la renommée dépasse largement nos frontières, faisait figure de symbole.
Des fascistes étaient en effet venus l’arrêter, un matin d’épouvante, au motif qu’un poète homosexuel constituait une menace pour la sécurité publique. Puis ils l’avaient passé par les armes sans autre forme de procès, non loin de leur caserne de Viznar, à une soixantaine de kilomètres de Santa Lucia.
Jusqu’à une période récente, la thèse officielle voulait que le corps de mon camarade reposât quelque part, près du village, sous cinq mètres de terre.
« Federico Garcia a été fusillé avec quatre autres prisonniers le 18 août de cette année sanglante et son corps enfoui sous une épaisse couche de chaux », disait sa biographie.
Or, malgré des fouilles sauvages, sous un soleil de justice, comme on le dit ici, la sépulture du poète ne fut jamais retrouvée.
Aussi, l’article d’El Mundonous avait-il, tous, abasourdis. « Les nonnes qui ont raconté ça ont dû perdre la tête », s’était exclamé Luis, un autre pilier de la petite bande de Federico, quand le journal était passé de main en main dans l’atmosphère enfumée du Rubens.
Selon cette thèse, Federico aurait non seulement survécu au peloton d’exécution mais trouvé refuge dans un couvent où il serait lentement remis de ses blessures, sans toutefois recouvrer la mémoire. « Une amnésie totale », précisait le journaliste.
Chose encore plus difficile à croire, notre ancien camarade aurait passé huit ans entre les murs du couvent sans chercher à prendre contact avec le monde extérieur. Puis il serait mort bêtement, si j’ose dire, d’une embolie pulmonaire.
De sorte que Federico Garcia serait mort deux fois. La première de façon officielle, vingt ans auparavant, et la seconde secrètement, il y a douze ans. Du moins était-ce la thèse d’El Mundo.
Quant à savoir pourquoi les sœurs avaient attendu tout ce temps pour révéler le décès du poète, l’article n’était pas très clair à ce sujet.
J’eus donc bien du mal à éclairer la lanterne de Fatima. « En résumé, lui dis-je, le petit novillero qui t’a tapé dans l’œil est sûrement venu récupérer la dépouille de son frère. Enfin, s’il s’agit bien de son frère. »
« Mais comment sait-il où il est ? » « Je suppose que les sœurs le lui diront. Elles ont dû le faire inhumer quelque part. »
Ce dont je ne pouvais pas me douter, c’est que Léo, que j’avais connu enfant, avant que sa famille ne quitte le pays, viendrait ce même jour frapper à la porte de mon cabinet d’avocat.
J’exerçais et j’exerce toujours à quelques centaines de mètres du Rubens, non loin de la cathédrale dont un clocher pend comme une aile d’oiseau brisée. Une séquelle de la précédente guerre civile.
À l’époque, la junte militaire menait un combat sans issue contre la guérilla marxiste et les phalangistes s’étaient livrés à des tueries aveugles, sans autre justification que la rage d’une défaite annoncée. Des milliers de prisonniers conduits comme du bétail, poignets liés, dans des lieux isolés. Des exécutions au fusil et, quand les munitions manquaient, au couteau.
Le pays libéré de l’emprise fasciste, la guérilla avait remis le pouvoir à une coalition de gauche hétéroclite, mêlant marxistes authentiques et socialistes. Le nouveau régime était encore loin d’être un modèle de démocratie. Mais peu à peu, selon moi, les choses s’arrangeaient.
Et voilà que par un curieux retournement de l’Histoire, une rébellion militaire menaçait de nous ramener vingt années en arrière.
Le danger était réel : il n’avait pas fallu plus de trois semaines aux rebelles pour s’emparer de la capitale, au nord du pays, et tailler en pièces les troupes restées fidèles au gouvernement. Nos dirigeants, pris de court, s’étaient repliés à Santa Lucia, deuxième ville du pays, avec l’intention d’y préparer une contre-offensive. Mais le risque existait de voir les phalangistes prendre l’armée gouvernementale de vitesse et pénétrer dans Santa Lucia.
On disait l’armée régulière peu combative. Mais en cas d’attaque, les miliciens, eux, se battraient, pensai-je. C’était des durs, formés dans le culte des guérilleros d’autrefois, et les rebelles devraient les déloger quartier par quartier et maison par maison. Un carnage assuré.
Aussi, tombai-je des nues quand Léo m’affirma qu’il ne s’attendait pas à débarquer dans un pays en guerre.
Il avait d’abord pris l’avion pour Porto Belo, puis le vieux train qui nous relie à l’Atlantique. Sept-cent kilomètres de terres arides et de rocailles jusqu’à la frontière sud du pays. Une étendue désertique qui constituerait notre seule possibilité de fuite en cas de percée phalangiste.
Lorsque le jeune homme avait sonné à ma porte, je venais juste de regagner mon cabinet.
Très surpris de le voir là, je lui fis signe de passer dans mon bureau. Il s’assit dans un fauteuil, visiblement éprouvé par la chaleur et le contrecoup d’un long voyage. « En quoi puis-je t’être utile, Léo ? Ca ne te dérange pas que je te tutoie ? Tu sais, je t’ai connu gamin, du temps où je fréquentais ton frère. »
Il me répondit qu’il ne se souvenait pas de moi mais que Gari lui avait conseillé de venir me voir. Il s’exprimait d’une voix rauque, virile, et il se tenait très droit, comme pour se donner une contenance.
Mais je sentais sa gêne. Cela venait peut-être de sa bouche, d’où émanait une certaine mollesse, ou bien de ses yeux, un peu fuyants. « Tout bien considéré, il n’est pas si beau », me dira plus tard Fatima, vexée, sans doute, qu’il ne lui eut pas jeté le moindre regard.
Toujours est-il que ce jeune homme venu faire l’apprentissage de la guerre dans son pays natal, n’avait ni l’aisance naturelle, ni l’aura de son frère. Nous nous regardâmes jusqu’à ce qu’il se mît à sourire.
« J’ai l’impression d’être tombé dans un guêpier », m’avoua-t-il. « On ne parle donc pas du conflit chez vous ? » « On parle d’une vague rébellion, pas d’une guerre. »
Quand il me demanda si Santa Lucia était menacée, je lui dis qu’à mon avis, tout se jouerait dans la sierra : « Si les phalangistes parviennent à franchir les cols, les gouvernementaux seront balayés et la ville tombera. »
Je fus incapable de lui dire si c’était une question de jours ou de semaines tout en caressant l’espoir de voir les nôtres reprendre le dessus.
Il fut vite question du but de son voyage et sans tourner autour du pot, Léo me confirma son intention de récupérer la dépouille de son frère. « C’est une promesse faite à ma mère », dit-il comme pour me dire : « Je suis là en mission. »
« J’en déduis donc que, pour vous, Federico était bien l’amnésique de Sagone ? » Il fit signe que oui. Léo n’était pas là par pure courtoisie, mais bien pour solliciter mes services. Une démarche qu’il justifia par l’absence tout à fait surprenante de son avocate.
« C’est très mystérieux, me dit-il. Nous avions convenu par téléphone de nous voir en ce début de semaine et avant de partir, je lui ai envoyé un télégramme de confirmation. Or, quand je suis passé à son cabinet, sa secrétaire m’a dit que Maître Franca avait disparu depuis six jours. On aurait retrouvé sa voiture abandonnée avec des traces de sang sur la banquette. Cela vous semble-t-il plausible ? »
Ça l’était, hélas.
Engagée depuis des années aux côtés des familles des disparus, Adela Franca était une cible toute désignée pour les phalangistes. Bien que la ville, dans son ensemble, fut fidèle à la République, des francs-tireurs y menaient une campagne de terreur. À ce jour, on dénombrait vingt-deux assassinats politiques.
Je pensais donc que le frère de Garcia comptait sur moi pour élucider la disparition d’Adela Franca. Mais ce qu’il attendait de moi allait bien au-delà.
« Avec cette guerre, le temps presse, m’expliqua-t-il. Il faut absolument que vous m’aidiez à obtenir les papiers nécessaires à l’exhumation de mon frère. »
« Sois plus clair Léo, où en es-tu de tes démarches ? »
La famille Garcia avait mené une âpre bataille judiciaire pour obtenir l’autorisation d’effectuer des fouilles. Et la justice lui avait finalement donné gain de cause l’année précédente, sous la pression d’une campagne de pétition lancée par des écrivains. Et aujourd’hui, qu’en était-il ?
Sans répondre, Léo me tendit le jugement du tribunal de grande instance, un bout de papier qu’il semblait conserver dans sa poche comme une relique. Je le lus de bout en bout. Aucun doute : ce document précisant le périmètre ainsi que la durée maximale – trois semaines - des fouilles, était authentique.
Seulement voilà, se désola le jeune homme, le fameux article d’El Mundoavait tout remis en question. En effet, si l’amnésique était bien son frère, sa dépouille se trouvait au petit cimetière de Savone. Or, le jugement mentionnait la seule commune de Viznar, distante d’une quarantaine de kilomètres.
« Il est plus facile de chercher dans un cimetière que dans une zone de plusieurs hectares, m’expliqua Léo. Mais sans autorisation, le maire de Savone et tout un tas de gens risquent de me mettre des bâtons dans les roues. »
« Je te le concède, dis-je. Il faut une autorisation. Guerre ou pas, les officiels sont très tatillons. Adela Franca avait-elle prévu quelque chose à ce sujet ? »
J’appris ainsi que ma consœur avait sollicité à nouveau le tribunal de grande instance, lequel s’était défaussé sur la préfecture, dont le secrétaire général, un certain Camargo, s’était engagé à régler le problème. « Je crois qu’il attendait ma venue pour donner un dernier coup de tampon », m’assura Léo.
Mal rasé et le visage luisant de sueur, il me demanda la permission d’allumer une cigarette. Puis il reformula sa question : « Pouvez-vous remplacer Maître Franca au pied-levé, tout de suite ? »
Je me levai pour aller ouvrir la fenêtre. Là-haut, les gros nuages noirs s’étaient retirés comme des hordes de barbares en déroute, découvrant de larges pans de bleu. Mais l’air restait étouffant.
Que répondre à ce jeune homme ? D’un côté, je comprenais sa hâte d’entamer ses recherches sans attendre la réapparition hypothétique de son avocate. De l’autre, la déontologie m’interdisait de remplacer cette dernière sans l’aval du conseil de l’ordre…
Mais nous étions en guerre… Au diable le Conseil de l’ordre… Et finalement, je devais bien ça à Federico !
Cela faisait des années que je me promettais de faire quelque chose pour cet ancien camarade de classe auquel je passais autrefois toutes les frasques et toutes les turpitudes pour ne retenir que ses poèmes, dont ce fragment, toujours ancré dans ma mémoire : « Yo quiero ver aqui los hombres de voz dura. Los que dominan caballos y dominan los rios. »
« Donne-moi vingt-quatre heures pour te répondre… Tu m’as parlé d’un certain Camargo, n’est-ce pas ? », dis-je. Puis, le regardant au fond des yeux, je demandai : « Tu es sûr que cet amnésique était bien ton frère ? » Il me répondit que les religieuses leur avaient fait parvenir une petite chaîne en or ainsi que des petits carnets rédigés par leur ancien pensionnaire. Je compris toutefois que ni la famille Garcia, ni les experts n’étaient sûrs à cent pour cent.
Avant de partir, Léo me laissa le numéro de téléphone de la pension où il était descendu, une bâtisse engoncée dans la vieille pierre, derrière la cathédrale. C’était un établissement propret et bien tenu. Mais pour s’y rendre, le jeune homme devrait traverser l’ancien quartier gitan, un îlot à la dérive où les rats et les sans-abri se disputaient les mêmes recoins, les mêmes monceaux d’ordures.
On s’y battait à coups de poings, de tessons de bouteille ou au couteau pour des motifs futiles et plus personne ne s’y aventurait la nuit. C’était aussi ce qui faisait le charme de Santa Lucia !
Ce soir-là, je dînai sans appétit avant de me rendre au Rubens, une habitude dont je ne parvenais plus à me défaire.
Passé vingt-deux heures, l’établissement se transformait en bar de nuit. Des amis du quartier y buvaient bruyamment sur la terrasse, leur verre dans une main, chassant les moustiques de l’autre, tandis que des chiens maigres comme des lévriers de Velasquez se disputaient des restes de tapas.
Dans la salle, tout aussi bondée, des putes juchées sur des tabourets comme de grands oiseaux fardés tenaient des conciliabules. Et d’inévitables ivrognes allaient de table en table, en quête d’un peu chaleur humaine. Chaleur bien inutile dans l’étuve de ce printemps caniculaire.
J’étais sûr de tomber sur Rosa, mon ancienne maîtresse qui, les soirs d’ivresse, cherchait à remettre ça. Bien qu’elle fut jadis une vraie bête d’amour, il m’arrivait de la repousser sans tendresse, furieux d’avoir passé tant de nuits avec une femme que je n’aimais pas.
Je la trouvai près du juke-box, aux inlassables rengaines romantiques, à peine couvertes par le brouhaha des conversations. « Tu as l’air au bout du rouleau, me dit-elle d’une voix brûlée par l’alcool et la cigarette. « Fais attention, Dino, tu vieillis ! » J’accusai le coup. Est-ce que je lui parlais, moi, de sa peau flasque et de sa silhouette difforme !
Nous commandâmes un vin du crû, un vin « puissant » aux dires de Raul, qui commençait à avoir des soucis d’approvisionnement à cause du conflit. Tout dépendait maintenant du bon vouloir des bateaux à vapeur remontant du Sud.
Rosa portait une robe d’un noir peu amène qui s’accordait avec le noir de sa chevelure, parsemée de fils gris électriques. Histoire d’éviter le terrain glissant de nos anciennes amours, je lui parlai de la visite de Léo.
« Je suis sûre que c’est sa mère qui l’envoie », me dit-elle, « Marisa n’a jamais fait le deuil de Federico. C’était son préféré, celui qui avait tous les talents et tous les dons. Ma sœur aînée, qui est restée en contact avec Marisa, m’a dit qu’elle ne s’était jamais remise de sa disparition. »
Tout en l’écoutant, je fumais et je buvais sans retenue. J’eus le malheur d’évoquer Fernando, le père des garçons et Rosa, qui adorait énoncer des obscénités, s’emporta : « Ne me parle pas de ce vieux beau. Dans le couple, c’est Marisa qui porte la culotte. Fernando s’est toujours pris pour un coq, mais ce n’est qu’un bande-mou. » Parlait-elle en connaissance de cause ?
Depuis des années, Rosa allait d’homme en homme, cherchant quelqu’un pour lui faire un enfant. Quant à moi, il y avait longtemps que je n’avais plus d’appétit pour rien ni personne, sauf, peut-être, pour Mercedes, la femme de Gari.
Ce serait mon chant du cygne, pensai-je avec cynisme, le dernier baroud avant qu’une tumeur de la prostate ne me contraigne à baisser les armes.
Plus tard, l’esprit brouillé par l’alcool, je sortis sur la terrasse d’où je pris la volée de marches menant aux berges du fleuve-poubelle. À part les lumières des entrepôts, sur l’autre rive, c’était la nuit noire.
Jeune, il m’arrivait de rester des heures face aux eaux glauques du Guarani en réfléchissant à mon avenir. Je me disais qu’il devenait urgent de quitter Santa Lucia. Mais comme un âne attaché à son piquet, je n’en étais jamais parti.
Gari, lui, n’avait pas hésité à aller s’installer dans la capitale où il avait dirigé le théâtre national avant de gravir un à un les échelons du ministère de la Culture. Il n’était revenu chez nous qu’après l’offensive rebelle, en compagnie de cette beauté. Elle m’avait tapé dans l’œil.
La première apparition de Mercedes au Rubens m’avait fait l’effet d’une décharge électrique. C’était une attirance violente et purement physique à laquelle ma jalousie envers Gari n’était sans doute pas étrangère…
Lorsque le dramaturge passa cette nuit-là en coup de vent, avant d’aller retrouver sa compagne, la conversation tourna vite autour de Léo.
« Je lui aurais bien proposé de l’héberger, me dit-il, mais il y a Mercedes à la maison…» « Tu as peur qu’il te la souffle ? » « Fais pas chier ! J’ai mes raisons », tempêta-t-il en abattant son énorme poing sur le comptoir.
Le lendemain matin, une pluie tiède et drue se mit à tomber sur la ville, comme si des vaches nous pissaient dessus.
Je courus m’abriter sous un auvent tandis que des torrents d’eau commençaient à dévaler les ruelles, emportant vélos, poussettes d’enfants, sacs poubelle et rats crevés. En bas de mon cabinet, des gosses hurlaient sous les hallebardes comme des chiots égarés.
À peu près à la même heure, Josefa Martinez, une journaliste d’El Mundo, passait prendre Léo à la pension.
C’était à cette jeune femme maigrichonne, aux cheveux châtains et au visage mangé par d’affreuses lunettes de vue, que nous devions l’histoire de la seconde mort de Federico Garcia.
Jusque-là, le frère du poète et la journaliste n’avaient correspondu que par téléphone. Et tous deux avaient prévu de se rendre à Viznar, ainsi qu’à Sagone, pour une sorte de repérage des lieux.
Journaliste accrocheuse et ambitieuse, Josefa était consciente de devoir à la famille Garcia un scoop mondial, son article sur la « deuxième de mort de Federico Garcia » ayant été repris par toutes les grandes agences de presse.
Elle fit néanmoins preuve d’une certaine maladresse en essayant d’obtenir de Léo une interview dès le début de leur première rencontre. « Naturellement, il m’a envoyée paître et a même refusé d’être pris en photo », me confiera-t-elle le lendemain.
Le jeune homme avait pris néanmoins place à bord du pick-up frappé du sigle du journal, lequel s’élança sur la route de la sierra sous une pluie battante.
À la sortie de la ville, ils avaient croisé un convoi d’engins blindés qui se traînaient sur la chaussée comme de gros hannetons. Josefa avait du se ranger sur le bas-côté pour les laisser passer.
« Ils reviennent du front ? » demanda Léo. « Ça m’en a tout l’air », répondit-elle en donnant un violent coup de volant pour éviter une jeep.
Pendant les premiers kilomètres, regard fixé sur le paysage encré de pluie, Léo ne se départit pas de son espèce de froideur, probablement la même qu’il avait affichée au Rubens, mélangeant retenue et appréhension.
Josefa lui brossa néanmoins un tableau plutôt sombre de la situation militaire, sans éluder la chienlit régnant au sein du camp gouvernemental.
Rassam, le fondateur de la milice, y contestait en effet l’autorité du général Ricardo, le commandant en chef des armées. Et tous deux se disputaient les dépouilles du pouvoir comme des chacals se disputent un cadavre. « Et pendant ce temps, l’ennemi avance », dit-elle les dents serrées.
Par la suite, Léo s’inquiéta de savoir s’ils suivaient bien la route des berges du fleuve et elle s’en étonna. Il lui confia alors qu’il ne reconnaissait plus rien. Pas plus cette route, qu’il avait dû emprunter dix-mille fois avec son père, que la ville elle-même.
« Par curiosité, je suis passé hier devant l’ancienne maison de mes parents. La maison était bien la même, mais le quartier était méconnaissable. À l’époque, il n’y avait ni entrepôts, ni magasins, ni rien. Pour moi, c’était là, au bout de cette route, que le monde commençait. Tout ce que l’on y trouve maintenant, c’est une sorte de bidonville. »
S’était-il senti heureux à Santa Lucia ? Il répondit qu’il ne se rappelait plus, qu’il était parti, il y a trop longtemps, à l’âge de sept ans. Sans doute n’aurait-il même pas imaginé y revenir un jour si sa mère n’avait exercé une telle pression sur lui.
« Je lui ai fait le serment de m’occuper de mon frère, et je m’en occuperai, ajouta-t-il d’un air tendu. Mais, il ne faut pas m’en demander plus. »
Comme si cette guerre oubliée du monde ne le concernait pas. Léo lui parut étrange, comme détaché de tout. « Comme tous les hommes, il cachait bien son jeu », m’avouera Josefa quand, des semaines plus tard, viendrait le temps des regrets.
En raison de la noria des convois militaires et des dégâts provoqués par l’orage, le trajet jusqu’à Viznar leur prit près de deux heures.
Le soleil en profita pour réapparaître, faisant scintiller les petits villages blancs des contreforts de la sierra. On avait du mal à imaginer que d’intenses combats se déroulaient là-haut, au-delà des cols. Et que des soldats partaient à l’abattoir aussi sûr que les coqs de combat de son père.
À l’entrée du village, Josefa bifurqua vers la voie de chemin de fer et roula jusqu’à la petite gare, semblable à toutes les petites gares du Sud. C’était là, dans le buffet campagnard jouxtant le bâtiment, qu’elle avait rencontré son informateur. Voulait-il y faire halte ?
Ils pénétrèrent dans le bistrot sous l’œil méfiant du patron, qui avait sûrement repéré le sigle du journal sur la portière de la voiture.
Au comptoir, deux hommes au profil anguleux jouaient aux dés sans se soucier des nuages de mouches qui tournaient autour d’eux. Plus loin, un vieux à la barbe de prophète parlait tout seul devant un verre à moitié vide, comme une moitié de vie. Et sur le mur du fond, tout un fatras d’affiches et de drapeaux faisant ressurgir les fantômes solennels ou dérisoires de la chute de la dictature.
Ils s’assirent à l’autre bout de la salle, loin des oreilles indiscrètes. Josefa, qui fumait peu, tira deux bouffées de la cigarette du jeune homme, puis elle la lui rendit. À partir de cet instant, ils se tutoyèrent.
Un curieux sourire errant sur ses lèvres, Léo se cala sur sa chaise et dit : « Raconte-moi donc cette rencontre avec le bedeau. Comment s’appelait-il, déjà ? » « Paco. Paco Montes. »
Il fallait imaginer Josefa de permanence dans la touffeur d’un samedi après-midi. Soudain, le téléphone s’était mis à sonner et un inconnu avait demandé à parler à un journaliste. « Vous en avez un au bout du fil, je vous écoute », avait-elle répondu sans trop savoir à quoi s’attendre. Des tas de gens bizarres avaient en effet la fâcheuse habitude d’appeler la rédaction pour s’épancher ou laisser libre cours à leurs fantasmes.
Aussi, quand l’homme avait évoqué Federico Garcia, la jeune femme n’avait-elle pas caché son scepticisme. « Vous m’appelez pour parler de poésie ? » « Non, non. C’est très sérieux. J’ai des informations au sujet de sa disparition. »
Dans le doute, Josefa l’avait laissé poursuivre. Mais la méfiance restait de mise. Comment croire que Federico Garcia, laissé pour mort par les phalangistes, eut non seulement survécu à ses blessures, mais passé des années, cloîtré dans un couvent ?
Poussé dans ses retranchements, l’inconnu avait alors invoqué les Dominicaines. « Ce sont-elles qui m’ont demandé de contacter la presse. Moi, je ne suis qu’un simple messager. » « Mais qui êtes-vous, Monsieur ? » « Moi ? Je suis le bedeau du couvent. »
Tous deux avaient fini par convenir d’un rendez-vous à la gare de Viznar, dans ce café où les jeunes gens étaient maintenant attablés.
Josefa lui décrivit un type plutôt frustre et court sur pattes. Il portait un chapeau qui lui cachait le haut du visage et il s’exprimait à voix basse, comme s’il craignait d’être entendu. Ce qui ne l’avait pas empêché de lui déballer toute l’histoire, comme s’il voulait se délivrer d’un lourd secret.
La journaliste lui raconta alors tout en détail. Ce fut un récit long, prolixe, plein d’omissions, mais vraisemblable. Elle commença par le moment où le fameux Paco Montes avait découvert le blessé, au bord d’un chemin, jusqu’à sa mort d’une embolie pulmonaire. Une mort pathétique et dérangeante, comme si la chance avait soudain tourné le dos au « miraculé ». D’après le bedeau, l’homme que les sœurs appelaient Manuel, avait succombé non pas l’été des grandes crues, mais l’été précédent. Cela faisait donc huit ans.
Léo fumait une cigarette après l’autre, très concentré.
À un moment, Josefa ôta ses lunettes et Josefa sans lunettes, ça changeait tout, se dit-il en la dévisageant avec insistance. Elle surprit son regard et esquissa un sourire, sans doute ravie de l’avoir troublé. Puis elle reprit le fil de la conversation.
Elle lui raconta comment elle avait obtenu de pouvoir rencontrer la Supérieure et comment elle avait convaincu cette dernière de lui remettre des indices tangibles. Non seulement la chaîne en or et les calepins envoyés par la suite à la famille Garcia, mais aussi trois photos de l’amnésique. Ces photos que Léo avait cent fois comparées à celles de son frère pour être sûr qu’il ne s’agissait pas d’une mystification.
Seul Gari avait jusqu’à présent jugé ces clichés douteux.
« C’est une histoire fantastique, s’était-il moqué. Je pourrais en faire une pièce ou même un film. Mais ça ne tient pas debout. Ce type ressemble à ton frère ? Et alors ? Des grands bruns baraqués, ça court les rues. »
Le dramaturge n’avait pas accordé non plus le moindre crédit à la petite chaîne en or authentifiée par Marisa Garcia ni à l’avis des deux graphologues consultés. « Je pense que ta mère s’est laissée aveugler par son désir de pouvoir faire le deuil de ton frère », avait-il asséné.
Bien que cela lui en coûtât, Léo avoua à la jeune femme à quel point la réaction de Gari l’avait meurtri. Au-delà de son scepticisme, il lui reprochait surtout sa froideur, comme si le dramaturge avait voulu lui signifier qu’il ne se sentait pas tenu par les liens unissant autrefois les familles Garcia et Rothman. « C’était un peu comme s’il m’avait dit ‘nous n’avons pas élevé les cochons ensemble’ », dit-il.
Josefa connaissait suffisamment Gari pour savoir que c’était vrai. Une attitude d’autant plus regrettable, pensa-t-elle, que ce dernier, grâce à ses entrées au gouvernement, aurait pu aider Léo dans ses démarches. « Il a ses mauvais jours, dit-elle. Peut-être changera-t-il d’avis. »
Lorsqu’ils sortirent du bar, Josefa lui proposa d’aller au mémorial, ce parc de Viznar où six oliviers évoquaient le souvenir des fusillés du 18 août.
Une petite foule venue de tous les coins de la région s’y rendait encore le dimanche pour s’y recueillir. Mais toutes les suppliques et toutes les brassées de fleurs étaient restées vaines. Lors d’une journée de fouilles sauvages, l’archéologue appelé à la rescousse n’avait laissé aucun espoir aux familles : « Il n’y a pas de squelette ici. Soit les témoins se sont trompés, soit, ils ont menti. »