Dimitri Rouchon-Borie, Au tribunal
Document
308 pages
a paru le 1 novembre 2018
ISBN 978-2-3588-7264-5
Dimitri Rouchon-Borie

Au tribunal

Chroniques judiciaires
Document
308 pages a paru le 1 novembre 2018 ISBN 978-2-3588-7264-5
Document
308 pages a paru le 1 novembre 2018 ISBN 978-2-3588-7264-5
Il y a le tribunal correctionnel où se succèdent ceux qui ont « fait une bêtise ». Conduites en état d’ivresse, policiers agressés parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi on a grillé ce stop, petites arnaques, voiture rayée par vengeance… Derrière ces « bêtises », autant de répliques inoubliables, de tranches de vie, de petits drames et de moments de folie ordinaire.
Et puis il y a les Assises, quand tout a basculé, que la violence est devenue monstruosité et que jour après jour se raconte le crime.
Dimitri Rouchon-Borie, ancien chroniqueur judiciaire, a passé des heures dans les salles des tribunaux français. À travers une trentaine de récits, cette chronique de la vie du tribunal nous invite à franchir la porte de la salle d’audience pour découvrir la réalité de la cour de justice où l’humour peut côtoyer le pire.
  • Dimitri Rouchon-Borie est né le 3 août 1977 à Nantes. Après des études de philosophie et de sciences cognitives, il devient journaliste pour la presse régionale et se spécialise dans la chronique judiciaire et le fait divers. Il travaille depuis plusieurs années pour le quotidien Le Télégramme.
  • La présidente appelle le dossier d’Helena. Mais Helena n’est pas là. Jamais elle n’aurait osé se présenter à la barre. Ce n’est pas parce qu’elle craint d’affronter les juges et de répondre de ses actes. Non, ce qu’elle ne peut assumer, ce sont ses sentiments. Ce n’est pas si étrange que l’amour puisse conduire au tribunal. Mais pour Helena, ce serait offrir un épilogue par trop tragique à ce qui reste encore d’un peu joli dans son histoire.
    Oui, elle a balafré l’aile d’une berline germanique, une nuit, dans la cour d’une demeure cossue du centre-ville. Oui, elle a nié d’abord, mais vous comprenez, comment aurait-elle pu expliquer la griffure sans évoquer aussi ces choses si profondes, si intimes, si secrètes ?
    La voiture était belle et bien propre. Elle s’en était approchée avec une détermination qui ne lui ressemblait guère. C’était la voiture de Jean-Louis, le fils… le fils de son ancien employeur. André. André qu’elle n’avait jamais vraiment appelé autrement que Monsieur. Même lorsque c’était devenu si étrange entre eux.
    Elle se souvient encore d’André, et sa petite moustache d’époque, lorsqu’elle est entrée dans son bureau, le 1er mars 1974. Il cherchait une secrétaire. Elle sortait d’école, avec en guise d’élan, la pression d’une famille au sein de laquelle il n’était pas question de pendre son temps pour gagner un salaire.
    C’était son premier entretien, et elle avait sans doute été niaise, un tantinet, attentive, beaucoup, et polie, par éducation. Elle avait fait l’affaire, et elle avait commencé dès le lendemain au secrétariat des entreprises Le Tallec Co, spécialistes du jouet en bois.
    Ce qui lui plaisait dans le travail, ce n’était pas tant les jouets. C’était Monsieur. Il était si élégant, et si touchant parfois, lorsqu’il faisait un peu d’humour. Il était dur, et distant dans l’emploi, avec cette manière de s’intéresser qui montrait tout de même l’homme derrière le patron.
    Elle était assise tous les jours de l’année, à ses côtés. Elle tapait ses courriers, s’occupait un peu de comptabilité. Elle organisait les rendez-vous. Et, c’est comme ça, elle savait tout de lui. Et lui, elle le voyait bien, il appréciait sa présence constante, discrète et joyeuse.
    Quand il la taquinait un peu sur une nouvelle toilette ou une coquetterie, elle lui offrait en retour ce rire en cascade dont il disait toujours : « ah, ce rire que le chant du merle pourrait envier ». Et elle rougissait sottement.
    Les affaires avaient fini par moins bien marcher, et le magasin de jouet avait été transformé en bazar. Puis en droguerie. Puis en Spiritueux. Et à chaque fois elle avait été là. Elle avait écouté. Elle avait rassuré. Elle avait dit : « vous allez y arriver, comme toujours Monsieur ».
    Elle ne s’était pas mariée. Elle avait bien eu quelques aventures, mais décidément, quand le cœur ne suit pas…
    Et un jour Helena avait eu la peur de sa vie. Monsieur lui expliqua qu’il allait prendre sa retraite. Elle sursauta, cligna des yeux. Et ce fut comme si elle voyait pour la première fois que le temps avait passé. Il avait toujours sa moustache d’époque. Mais ses cheveux avaient fondu et son visage avait pris autant de rides qu’il y a de lignes dans un registre comptable. Elle n’avait pas vu le temps passer.
    Helena fut terrorisée. Elle ne s’était jamais rendu compte à quel point sa vie était toute entière attachée au petit bureau donnant sur la porte d’entrée, par laquelle elle guettait chaque matin son arrivée à 7 h 45 pile.
    Et puis Monsieur Le Talc lui fit cette proposition. « Je me fais vieux Helena, j’aurais besoin de quelqu’un pour m’assister à la maison. Il vous reste de belles années devant vous. Mais si vous le souhaitez, je vous engage à mes côtés. Vous me connaissez et je vous connais, je crois que nous pouvons continuer à veiller l’un sur l’autre ». Il avait achevé sa phrase en riant.
    Et elle était entrée chez lui, à temps complet.
    Sa femme était morte un an plus tard. Helena avait alors emménagé dans la grande demeure familiale, pour faciliter les choses.
    Elle n’avait pas voulu l’appeler André.
    Ils n’avaient jamais eu besoin de s’embrasser.
    Ils n’avaient jamais eu besoin de se le dire.
    Ils avaient passé leur vie ensemble.
    Très vite, il s’était mis au travail, pour un livre de mémoires. À sa mort, elle avait trouvé, au début du manuscrit, quelques pages lui rendant hommage. Il avait écrit qu’il n’aurait jamais rien pu faire, sans elle.
    Elle était restée seule, dans la grande maison. Jusqu’à ce que les enfants débarquent. Elle ne les avait vus qu’une fois. Dix ans auparavant, pour un Noël qui avait été sinistre. Ils n’étaient jamais venus, pas même lorsque leur père s’accrochait à la vie dans un souffle ténu.
    Et voilà qu’ils lui demandaient de partir. Elle n’était pas chez elle après tout. À 80 ans, elle avait dû trouver un logement en urgence. Elle avait préféré s’éloigner pour de bon, de la maison aux souvenirs. Mais elle n’avait pas pu aller trop loin. Et le 26 de chaque mois, jour anniversaire de la mort de Monsieur Le Talc, elle se glissait discrètement dans la cour de la demeure, pour dire une prière. Elle y allait la nuit, pour ne pas être vue.
    Ce soir-là, tandis qu’elle observait les hortensias se réjouir de l’absence d’un jardinier soigneux, elle avait jeté un œil à la voiture. Une belle voiture qui n’était pas là d’habitude. Qui n’avait jamais été là. Alors elle avait sorti son petit porte-clés, et elle avait rayé la portière. Oui, elle l’avait fait.
    Le tribunal l’a déclarée coupable. Héléna a été dispensée de peine.