, 91700 Fleury-Mérogis
Roman
204 pages
a paru le 18 octobre 2012
ISBN 978-2-3588-7028-3

91700 Fleury-Mérogis

Roman
204 pages a paru le 18 octobre 2012 ISBN 978-2-3588-7028-3
Roman
204 pages a paru le 18 octobre 2012 ISBN 978-2-3588-7028-3

Novembre 2005, Boubacar Diop, dit « Bouba » n’a que dix-huit ans et n’en est pas à son premier séjour en prison. Mais pour lui, le quartier des mineurs, c’est fini : après un casse qui a mal tourné, il est incarcéré à Fleury-Mérogis comme un adulte. Jean Ambrogioni est un « beau mec » ; sauvé par l’abrogation de la peine de mort en 1981, il vit depuis au trou. Les centres pénitentiaires, il connaît. C’est à Fleury qu’il vient d’apprendre qu’il a un cancer du pancréas. Ahmad est un ancien élève du lycée français de Kaboul. Il a trahi le commandant Massoud pour rejoindre les talibans. Alors qu’il essayait de gagner Londres pour vendre des œuvres d’art volées au musée de Kaboul, il a été arrêté par la police des airs et des frontières de Roissy.

Les trois hommes se croisent dans cette prison devenue le plus grand centre pénitentiaire d’Europe. Le passé d’Ahmad en Afghanistan et son rôle dans la fuite des chefs talibans, la mise en place d’une organisation religieuse qui fédère les jeunes désœuvrés de Fleury alors qu’à l’extérieur les émeutes gagnent les banlieues, l’autorité naturelle d’Ambro, le vieux truand, tout ceci va s’entremêler pour faire basculer les vies et parachever les destins.

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    Naissance d’une étoile

    Centre de détention de Fleury-Mérogis, quartier d’observation des arrivants, rez-de-chaussée

    Jean Ambrogioni est né le 23 mars 1949 à Toulon. Et une seconde fois le 29 octobre 1981 dans le quartier des condamnés à mort de la centrale de Clairvaux à l’annonce de l’abrogation de la peine capitale en France.

    Lors de sa première incarcération en 1970, les Beatles venaient de se séparer, et Charles de Gaulle, un grand homme par la taille et la fonction, de quitter la Présidence de la République. Lors de sa seconde incarcération en 1974, Valéry Giscard d’Estaing, un amateur de femmes et d’accordéon, accéda à la fonction suprême. Après sa seconde évasion et une série de braquages pendant sa cavale, Jean Ambrogioni inaugura en 1977 le QHS de Fleury-Mérogis.

    Quelques années plus tard, en 1981, le nouveau Président de la République, François Mitterrand, un amateur de femmes et de secrets, abolit la peine de mort et les QHS.

    À trente-deux ans, Jean Ambrogioni, dit « Ambro », entama une troisième vie dans la centrale de Clairvaux. Vingt-quatre ans plus tard, sous la Présidence d’un autre amateur de femmes, Jacques Chirac, l’un des plus vieux prisonniers de France, ancien lieutenant de Jacques Mesrine, fut transféré au cœur de Fleury-Mérogis.

    Pendant une semaine, Jean Ambrogioni, numéro d’écrou 342 344, resta en observation. Trois docteurs s’amusèrent à décortiquer et à analyser le moindre de ses gestes. Ambro rencontra le peuple caché de Fleury : les psychiatres, les agents de probation et autres travailleurs sociaux. Quelques semaines plus tard, il fut autorisé par le juge d’application des peines de tribunal d’Évry à commencer un stage au sein du bâtiment D1 de la détention en vue d’une demande de libération conditionnelle.

    À cinquante-quatre ans, l’ex-porte-flingue de l’ennemi public numéro 1 débuta une formation dans les métiers du nettoyage industriel.

    Depuis deux jours, il est en cellule avec Dragomir, un Yougoslave d’une cinquantaine d’années. Il ne cherche ni à comprendre le pourquoi de ce transfert soudain, ni ce Dragomir et son accent des Carpates. Dans l’affaire, il y a un point positif : Dragomir a « cantiné » son abonnement télé pour trente-quatre euros par mois. Ce soir, il y a foot. Brave Dragomir. Les deux hommes se jaugent, se scrutent et le journal télévisé fait office de juge de paix.

    Des cris des primaires et des sons étouffés se font entendre dans les couloirs de la détention. D’une voix monocorde, Dragomir lance :

    — Ce sont les putains de barbus qui remercient la mort.

    Ambro, perplexe, ne comprend pas.

    — Qu’est-ce que tu dis ?

    — Ce sont des putains d’extrémistes bougnoules, ils sont dans les cellules du dessus.

    Ils regardent la télé. Ils poussent des cris de joie à l’annonce de la mort d’un soldat américain en Irak ou en Afghanistan.

    La nuit est ponctuée des visites des surveillants. Leur dernier passage a lieu à vingt-trois heures. Par l’œilleton, ils observent. Les hommes doivent bouger, se retourner ou faire un geste pour signifier leur présence.

    Ambro tente de trouver le sommeil. Des douleurs de plus en plus aiguës dans le dos l’empêchent de dormir. La nuit et les rêves obsédants meurent au petit matin, quand, à six heures, l’équipe de nuit passe la main à l’équipe de jour.

    Au son des éclats de rires dans les couloirs, Fleury s’éveille. Les deux hommes partagent le petit-déjeuner en silence. Ambro pense à son rendez-vous avec son jeune agent d’insertion et de probation. Dragomir pense à sa « cantine » de légumes, qui doit arriver dans la journée. Autour d’eux, les premières télévisions s’allument, les radios crachent leurs programmes du matin. Les coursives résonnent des bruits étouffés de l’activité matinale. Des cellules environnantes provient du gangsta rap nord-américain : Tupac Shakur, 50 Cent, Master P.

    — De la putain de musique de nègre…, persifle Dragomir. Après la promenade de huit heures, j’ai un rendez-vous avec mon putain de travailleur social. Normalement, avec les RPS, je serai bientôt libéré.

    Ambro, en vieil habitué, sourit, mais ne répond pas.

    Le déjeuner est entrecoupé par les jurons de son comparse qui explose et lance au-delà de la porte :

    — Ho ! surveillant, tu nous as oubliés pour la putain de promenade !

    Claire Chazal a parlé de toi !

    Évry, place de la gare RER, 15 h 30

    — Alors, José, t’es prêt ?

    — Ouais, j’en ai marre d’attendre.

    — Téma les calibres…

    — Putain, on dirait trop des vrais.

    — Putain, fais gaffe ! Tu veux te faire repérer ? Le mec derrière son comptoir, il DOIT croire que ce sont des vrais ! Prends le flingue et concentre-toi.

    Bouba entre le premier dans le bureau de tabac. Il met en joue le buraliste et lui demande la caisse. Le buraliste s’exécute avec fébrilité. José est en retrait, il ne dit rien et semble contrôler la situation. Mais ses mains sont moites et son âme n’est pas en paix. Il sent son doigt caresser la queue de détente de son arme.

    Bouba se met à crier.

    — File deux cartouches de Marlboro ! Donne les Loves ! Magne, donne.

    Le jeune Black d’un mètre quatre-vingt-dix-neuf n’a pas le temps de finir sa phrase. Le bruit de la détonation déchire la bulle de peur et de tension dans laquelle il s’était réfugié. La violence du coup de feu fait voler l’arme de la main de José dans un geste ridicule. Le bruit de poudre et de métal crispe le corps de Bouba. Mécaniquement, sa main accompagne la descente du corps.

    Le cadavre du buraliste est au sol, la face maculée de sang. Bouba est tétanisé. Désorienté, il tient encore en joue le cœur de l’homme qui vient de mourir. Il crie à l’adresse de José, sans comprendre ses mots :

    — Allez, putain, magne ! Putain, on s’arrache !

    — Mon calibre, j’trouve plus mon calibre…

    José est hagard, et ses jambes trop lasses ne veulent plus le porter. Il se met à quatre pattes. Il tente de retrouver son arme. Il faut toute la force de Bouba pour tirer son pote par le bras et l’entraîner dans une fuite désordonnée.

    Les deux garçons ne savent plus qu’une chose : rien ne sera plus comme avant. Le temps de la merde des grands va commencer.

    Cinquante mètres après la sortie de la boutique cercueil, Bouba déballe ses grands compas et court à en perdre haleine. La peur colle à sa peau. Il ne sait plus où se trouve José. Il arrive à proximité du centre commercial et jette son arme en plastique dans une poubelle. Quelques secondes d’attente : il tente de reprendre son souffle. Il veut s’engouffrer dans la foule, redevenir l’enfant qu’il ne sera plus. Il essaie de retrouver une démarche nonchalante. Une voiture de la BAC fonce dans sa direction. Trois policiers sortent du véhicule et s’avancent vers lui, la main sur leur arme.

    — Ho, vous avez l’air pressé, vous !

    — Non, je suis tranquille, vous vous trompez !

    — Non, vous avez l’air pressé, je vous dis ! On cherche un grand Black de deux mètres, et à part vous, j’en vois pas. Allez, bougez pas, restez contre le mur, levez les bras !

    — Vous vous trompez, moi, je fais un mètre quatre-vingt-dix-neuf.

    Le policier porte sa main sur la poitrine de Bouba.

    — Et ça cogne fort, là-dedans !

    Le flic se retourne vers ses collègues.

    — Allez, on lui passe les bracelets et on l’embarque.

    Les gosses l’ont joué fine, celle-là : premier casse à dix-huit ans et quelques jours, recette 347 euros, quelques billets dégueulés d’une caisse poisseuse. Ce n’était pas un clip de gangsta rap, pas de fille bikini montée sur talons aiguilles dans une Mercos hip hop aux suspensions latinos…

    Les deux armes étaient bien en plastique. L’une, une réplique made in China, l’autre, made in Switzerland, mais pas en chocolat : un SIG P 210 avec une coque en polymère. Seules les balles du joujou étaient chiées par une matrice de fer. José tenait ce petit bijou d’un dealer-camé qui rêvait ce qu’il était.

    La garde à vue a été implacable : la pression des policiers, les photos du corps ensanglanté du buraliste et les paroles de José. On le chargeait. Il avait préparé le casse, il avait choisi le bureau de tabac et tiré sur la victime. Après une nuit de garde à vue et des aveux complets, deux policiers emmenèrent Bouba devant le juge d’instruction. La jeune magistrate expédia son affaire et l’envoya pour la première fois dans les bâtiments de Fleury-Mérogis réservés aux majeurs. Bouba avait déjà fait deux séjours dans le pavillon réservé aux mineurs ; deux incarcérations dans le centre des jeunes détenus qui n’avaient pas entamé son énergie à s’autodétruire.

    Pendant le trajet séparant le tribunal de la prison de Fleury-Mérogis, l’un des policiers, hâbleur, lui lance :

    — Alors, mon gars, tu l’as eue, ta minute de gloire !

    Sonné par le manque de sommeil et le stress, il ne cherche pas à comprendre.

    — On a parlé de vous à la télé, aux vingt heures de Claire Chazal ! T’es une vedette, maintenant, grand con.

    La 406 banalisée avance doucement dans l’avenue des Peupliers, le chauffeur coupe la sirène, et seul le gyrophare bleuté éclaire le bitume par saccades. Dernière accélération, Bouba aperçoit le drapeau tricolore au-dessus du bâtiment qui abrite la prison des mineurs. Ce soir, il entre par la grande porte dans la prison des adultes.